Rédigéle 1 septembre 2008. 17 minutes de lecture. Ressources Scolaire Histoire Cours d'Histoire tous niveaux Brutus : Assassin de Jules César. " Doctrinaire puritain " Marcel LEGLAY, dans " ROME " tome I, " grandeur et déclin de la République ". Il appartenait à la famille des Junii Bruti qui prétendait descendre.
AccueilCultureMusique En partenariat avec Qobuz, plateforme musicale haute qualité Publié le 14/08/2022 à 0600, Mis à jour le 14/08/2022 à 0941 Accusés d'appropriation culturelle, les musiciens du groupe bernois Lauwarm ne couperont pas leurs dreadlocks. Capture d'écran Instagram lauwarm_music Contraint d'interrompre son concert dans une brasserie de Berne, le groupe Lauwarn est au cœur d'une polémique qui voudrait voir les dreadlocks des musiciens coupées. Alors qu'il se produisait dans la banchée Brasserie Lorraine à Berne le 18 juillet, le groupe local Lauwarm a été contraint d'interrompre son concert. En cause? Le malaise de certaines personnes dans l'assemblée, accusant les artistes d'appropriation culturelle. Le quotidien suisse Le Temps rapporte que certains d'entre eux semblaient dérangés par le fait que les artistes, blancs, chantent du reggae et portent des dreadlocks. Ils en auraient fait part aux gérants de l'établissement qui, après en avoir discuté avec les musiciens, ont décidé de stopper net la représentation. Depuis, l'incident suscite un vif débat dans le pays sur la question de l'appropriation le site de leur établissement, les gérants ont réagi parmi les premiers. Notre petit bistrot de quartier, situé au cœur de la Lorraine [ndlr, quartier au nord du centre-ville de Berne], a fait l'objet d'une attention inattendue ces dernières heures. Nos réseaux sociaux sont actuellement inondés de commentaires, dont certains sont massivement racistes et ne contribuent pas à une discussion constructive, écrivent-ils. Il est évident que le thème de l'appropriation culturelle est d'une grande pertinence sociale et d'une grande actualité. Nous sommes conscients de la charge et de l'émotion qu'il suscite et il nous semble d'autant plus important d'en parler».Pas question de couper les dreadlocksDe son côté, le groupe s'est exprimé auprès du média suisse Blick à travers la voix de son chanteur Dominik Plumettaz Je trouve qu'il est important de débattre de l'appropriation culturelle. Même si c'est bien sûr dommage que cette discussion ait lieu à cause d'un tel incident». Préférant parler d'inspiration», le musicien ajoute Beaucoup de gens ne savent pas ce qu'est l'appropriation culturelle». Dans les colonnes du Temps, il développe Nous faisons du reggae en Bärndutsch allemand bernois, NDLR, avec nos textes, et non pas avec des textes empruntés à la culture jamaïcaine ou à Jah Rastafari».Quant aux dreadlocks qu'arborent certains membres du groupe, pas question de les couper, même s'ils comprennent que cela puisse déranger». Nous avons également reçu des réactions positives directement de la Jamaïque, selon lesquelles les Jamaïcains sont tout à fait d'accord avec le fait que les membres de notre groupe arborent cette coiffure rasta», argumente Dominik Huffington Post rapporte par ailleurs que l'incident prend désormais une tournure politique alors que les jeunes militants de l'UDC Suisse Union démocratique du centre, un parti politique suisse conservateur et nationaliste, ont annoncé vouloir saisir la justice pour »racisme antiblanc» de la part du Bistrot Lorraine. Interrogé sur la question par Blick , le chanteur du groupe a répondu que les jeunes UDC profitent de l'occasion pour gagner des électeurs; c'est totalement à côté de la plaque». Il ne s'agit pas de nous, ou de la Brasserie Lorraine, mais des personnes de couleur et du thème du racisme», a-t-il VOIR AUSSI - Un crooneur bangladais sommé par la police d'arrêter de massacrer le répertoire national Enmoins d’une journée, l’issue de la bataille est scellée : devant le génie tactique de leur chef qui les mène à la victoire, les Arvernes triomphent et sont ralliés par les Eduens qui abandonnent les Romains. César capitule sans avouer qu’il vient de subir sa première défaite militaire. Il reconnaît dans le Livre VII de son Guerre 14-18 Le cas Alfred WINDRESTEIN, par Yannick ROME LE FRANC Ferdinand, marin mort pour la France Soldats de Séné, décédés, inhumés, honorés. LE FRANC Célestin, mutilé, prisonnier. Les "Oubliés" du Monument aux Morts Soldats de Séné particularités Liens familiaux veuves et orphelins Quelques données démographiques Blessés, évacués et décédés LE GREGAM, GARJEAN "accident de service" Ils ont combattu, ils sont morts de tuberculose 1/3 Ils ont combattu, ils sont morts de tuberculose 2/3 Ils ont combattu, ils sont morts de tuberculose 3/3 TIFFON et MARTIN faits prisonniers en Argonne
Cemême Pline l'Ancien qui précisait aussi qu'il était fort peu probable que Jules César soit né selon ce procédé car sa mère, Aurelia Cotta, a
Voltaire Contes en vers et en prose I Le Crocheteur borgne Nos deux yeux ne rendent pas notre condition meilleure; l'un nous sert à voir les biens, et l'autre les maux de la vie; bien des gens ont la mauvaise habitude de fermer le premier, et bien peu ferment le second; voilà pourquoi il y a tant de gens qui aimeraient mieux être aveugles que de voir tout ce qu'ils voient. Heureux les borgnes qui ne sont privés que de ce mauvais oeil qui gâte tout ce qu'on regarde! Mesrour en est un exemple. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que Mesrour était borgne. Il l'était de naissance, mais c'était un borgne si content de son état qu'il ne s'était jamais avisé de désirer un autre oeil. Ce n'étaient point les dons de la fortune qui le consolaient des torts de la nature, car il était simple crocheteur, et n'avait d'autre trésor que ses épaules; mais il était heureux, et il montrait qu'un oeil de plus et de la peine de moins contribuent bien peu au bonheur l'argent et l'appétit lui venaient toujours en proportion de l'exercice qu'il faisait; il travaillait le matin, mangeait et buvait le soir, dormait la nuit, et regardait tous ses jours comme autant de vies séparées, en sorte que le soin de l'avenir ne le troublait jamais dans la jouissance du présent. Il était comme vous le voyez tout à la fois borgne, crocheteur et philosophe. Il vit par hasard passer dans un char brillant une grande princesse qui avait un oeil de plus que lui, ce qui ne l'empêcha pas de la trouver fort belle; et, comme les borgnes ne diffèrent des autres hommes qu'en ce qu'ils ont un oeil de moins, il en devint éperdument amoureux. On dira peut-être que, quand on est crocheteur et borgne, il ne faut point être amoureux, surtout d'une grande princesse, et, qui plus est, d'une princesse qui a deux yeux. Je conviens qu'on a bien à craindre de ne pas plaire; cependant, comme il n'y a point d'amour sans espérance, et que notre crocheteur aimait, il espéra. Comme il avait plus de jambes que d'yeux, et qu'elles étaient bonnes, il suivit l'espace de quatre lieues le char de sa déesse, que six grands chevaux blancs traÃnaient avec une grande rapidité. La mode dans ce temps-là , parmi les dames, était de voyager sans laquais et sans cocher, et de se mener elles-mêmes; les maris voulaient qu'elles fussent toujours toutes seules afin d'être plus sûrs de leur vertu, ce qui est directement opposé au sentiment des moralistes, qui disent qu'il n'y a point de vertu dans la solitude. Mesrour courait toujours à côté des roues du char, tournant son bon oeil du côté de la dame, qui était étonnée de voir un borgne de cette agilité. Pendant qu'il prouvait ainsi qu'on est infatigable pour ce qu'on aime, une bête fauve, poursuivie par des chasseurs, traversa le grand chemin et effraya les chevaux, qui, ayant pris le mors aux dents, entraÃnaient la belle dans un précipice. Son nouvel amant, plus effrayé encore qu'elle, quoiqu'elle le fût beaucoup, coupa les traits avec une adresse merveilleuse. Les six chevaux blancs firent seuls le saut périlleux, et la dame, qui n'était pas moins blanche qu'eux, en fut quitte pour la peur. "Qui que vous soyez, lui dit-elle, je n'oublierai jamais que je vous dois la vie; demandez-moi tout ce que vous voudrez; tout ce que j'ai est à vous. - Ah! je puis avec bien plus de raison, répondit Mesrour, vous en offrir autant; mais, en vous l'offrant, je vous en offrirai toujours moins car je n'ai qu'un oeil, et vous en avez deux; mais un oeil qui vous regarde vaut mieux que deux yeux qui ne voient point les vôtres." La dame sourit, car les galanteries d'un borgne sont toujours des galanteries; et les galanteries font toujours sourire. "Je voudrais bien pouvoir vous donner un autre oeil, lui dit-elle, mais votre mère pouvait seule vous faire ce présent-là ; suivez-moi toujours." A ces mots elle descend de son char et continue sa route à pied; son petit chien descendit aussi, et marchait à pied à côté d'elle, aboyant après l'étrangère figure de son écuyer. J'ai tort de lui donner le titre d'écuyer, car il eut beau offrir son bras, la dame ne voulut jamais l'accepter, sous prétexte qu'il était trop sale; et vous allez voir qu'elle fut la dupe de sa propreté. Elle avait de fort petits pieds, et des souliers encore plus petits que ses pieds, en sorte qu'elle n'était ni faite ni chaussée de manière à soutenir une longue marche. De jolis pieds consolent d'avoir de mauvaises jambes, lorsqu'on passe sa vie sur une chaise longue au milieu d'une foule de petits-maÃtres; mais à quoi servent des souliers brodés en paillettes dans un chemin pierreux, où ils ne peuvent être vus que par un crocheteur, et encore par un crocheteur qui n'a qu'un oeil? Mélinade c'est le nom de la dame, que j'ai eu mes raisons pour ne pas dire jusqu'ici, parce qu'il n'était pas encore fait avançait comme elle pouvait, maudissant son cordonnier, déchirant ses souliers, écorchant ses pieds et se donnant des entorses à chaque pas. Il y avait environ une heure et demie qu'elle marchait du train des grandes dames, c'est-à -dire qu'elle avait déjà fait près d'un quart de lieue, lorsqu'elle tomba de fatigue sur la place. Le Mesrour, dont elle avait refusé les secours pendant qu'elle était debout, balançait à les lui offrir, dans la crainte de la salir en la touchant car il savait bien qu'il n'était pas propre, la dame le lui avait assez clairement fait entendre, et la comparaison qu'il avait faite en chemin entre lui et sa maÃtresse le lui avait fait voir encore plus clairement. Elle avait une robe d'une légère étoffe d'argent, semée de guirlandes de fleurs, qui laissait briller la beauté de sa taille; et lui avait un sarrau brun, taché en mille endroits, troué et rapiécé en sorte que les pièces étaient à côté des trous, et point dessus, où elles auraient pourtant été plus à leur place; il avait comparé ses mains nerveuses et converties en durillons avec deux petites mains plus blanches et plus délicates que les lis; enfin il avait vu les beaux cheveux blonds de Mélinade, qui paraissaient à travers un léger voile de gaze, relevés les uns en tresse et les autres en boucles, et il n'avait à mettre à côté de cela que des crins noirs, hérissés, crépus, et n'ayant pour tout ornement qu'un turban déchiré. Cependant Mélinade essaie de se relever, mais elle retombe bientôt, et si malheureusement que ce qu'elle laissa voir à Mesrour lui ôta le peu de raison que la vue du visage de la princesse avait pu lui laisser. Il oublia qu'il était crocheteur, qu'il était borgne, et il ne songea plus à la distance que la fortune avait mise entre Mélinade et lui; à peine se souvint-il qu'il était amant, car il manqua à la délicatesse qu'on dit inséparable d'un véritable amour, et qui en fait quelquefois le charme et plus souvent l'ennui; il se servit des droits que son état de crocheteur lui donnait à la brutalité, il fut brutal et heureux. La princesse alors était sans doute évanouie, ou bien elle gémissait sur son sort; mais, comme elle était juste, elle bénissait sûrement le destin de ce que toute infortune porte avec elle sa consolation. La nuit avait étendu ses voiles sur l'horizon, et elle cachait de son ombre le véritable bonheur de Mesrour, et les prétendus malheurs de Mélinade; Mesrour goûtait les plaisirs des parfaits amants, et il les goûtait en crocheteur c'est-à -dire à la honte de l'humanité de la manière la plus parfaite; les faiblesses de Mélinade lui reprenaient à chaque instant, et à chaque instant son amant reprenait des forces. "Puissant Mahomet, dit-il une fois en homme transporté, mais en mauvais catholique, il ne manque à ma félicité que d'être sentie par celle qui la cause; pendant que je suis dans ton paradis, divin prophète, accorde-moi encore une faveur, c'est d'être aux yeux de Mélinade ce qu'elle serait à mon oeil s'il faisait jour." Il finit de prier, et continua de jouir. L'aurore, toujours trop diligente pour les amants, surprit Mesrour et Mélinade dans l'attitude où elle aurait pu être surprise elle-même un moment auparavant avec Tithon. Mais quel fut l'étonnement de Mélinade quand, ouvrant les yeux aux premiers rayons du jour, elle se vit dans un lieu enchanté, avec un jeune homme d'une taille noble, dont le visage ressemblait à l'astre dont la terre attendait le retour! Il avait des joues de rose, des lèvres de corail; ses grands yeux tendres et vifs tout à la fois exprimaient et inspiraient la volupté; son carquois d'or, orné de pierreries, était suspendu à ses épaules, et le plaisir faisait seul sonner ses flèches; sa longue chevelure, retenue par une attache de diamants, flottait librement sur ses reins, et une étoffe transparente, brodée de perles, lui servait d'habillement, et ne cachait rien de la beauté de son corps. "Où suis-je, et qui êtes-vous? s'écria Mélinade dans l'excès de sa surprise. - Vous êtes, répondit-il, avec le misérable qui a eu le bonheur de vous sauver la vie et qui s'est si bien payé de ses peines." Mélinade, aussi aise qu'étonnée, regretta que la métamorphose de Mesrour n'eût pas commencé plus tôt. Elle s'approche d'un palais brillant qui frappait sa vue, et lit cette inscription sur la porte "Eloignez-vous, profanes; ces portes ne s'ouvriront que pour le maÃtre de l'anneau." Mesrour s'approche à son tour pour lire la même inscription; mais il vit d'autres caractères, et lut ces mots "Frappe sans crainte." Il frappa, et aussitôt les portes s'ouvrirent d'elles-mêmes avec un grand bruit. Les deux amants entrèrent, au son de mille voix et de mille instruments, dans un vestibule de marbre de Paros; de là ils passèrent dans une salle superbe, où un festin délicieux les attendait depuis douze cent cinquante ans, sans qu'aucun des plats fût encore refroidi ils se mirent à table et furent servis chacun par mille esclaves de la plus grande beauté; le repas fut entremêlé de concerts et de danses; et, quand il fut fini, tous les génies vinrent dans le plus grand ordre, partagés en différentes troupes, avec des habits aussi magnifiques que singuliers, prêter serment de fidélité au maÃtre de l'anneau, et baiser le doigt sacré auquel il le portait. Cependant, il y avait à Bagdad un musulman fort dévot qui, ne pouvant aller se laver dans la mosquée, faisait venir l'eau de la mosquée chez lui, moyennant une légère rétribution qu'il payait au prêtre. Il venait de faire la cinquième ablution, pour se disposer à la cinquième prière, et sa servante, jeune étourdie très peu dévote, se débarrassa de l'eau sacrée en la jetant par la fenêtre. Elle tomba sur un malheureux endormi profondément au coin d'une borne qui lui servait de chevet. Il fut inondé, et s'éveilla. C'était le pauvre Mesrour, qui, revenant de son séjour enchanté, avait perdu dans son voyage l'anneau de Salomon. Il avait quitté ses superbes vêtements, et repris son sarrau; son beau carquois d'or était changé en crochets de bois, et il avait, pour comble de malheur, laissé un de ses yeux en chemin. Il se ressouvint alors qu'il avait bu la veille une grande quantité d'eau-de-vie qui avait assoupi ses sens et échauffé son imagination. Il avait jusque-là aimé cette liqueur par goût, il commença à l'aimer par reconnaissance, et il retourna avec gaieté à son travail, bien résolu d'en employer le salaire à acheter les moyens de retrouver sa chère Mélinade. Un autre se serait désolé d'être un vilain borgne, après avoir eu deux beaux yeux; d'éprouver les refus des balayeuses du palais, après avoir joui des faveurs d'une princesse plus belle que les maÃtresses du calife, et d'être au service de tous les bourgeois de Bagdad, après avoir régné sur tous les génies; mais Mesrour n'avait point l'oeil qui voit le mauvais côté des choses. Le Cocuage Jadis Jupin, de sa femme jaloux, Par cas plaisant fait père de famille, De son cerveau fit sortir une fille, Et dit "Du moins celle-ci vient de nous". Le bon Vulcain, que la cour éthérée Fit pour ses maux époux de Cythérée, Voulait avoir aussi quelque poupon Dont il fût sûr, et dont seul il fût père Car de penser que le beau Cupidon, Que les Amours, ornements de Cythère, Qui, quoique enfants, enseignent l'art de plaire, Fussent les fils d'un simple forgeron, Pas ne croyait avoir fait telle affaire. De son vacarme il remplit la maison; Soins et soucis son esprit tenaillèrent; Soupçons jaloux son cerveau martelèrent. A sa moitié vingt fois il reprocha Son trop d'appas, dangereux avantage. Le pauvre dieu fit tant qu'il accoucha Par le cerveau de quoi? de Cocuage. C'est là ce dieux révéré dans Paris, Dieu malfaisant, le fléau des maris. Dès qu'il fut né, sur le chef de son père Il essaya sa naissante colère Sa main novice imprima sur son front Les premiers traits d'un éternel affront. A peine encore eut-il plume nouvelle Qu'au bon Hymen il fit guerre immortelle Vous l'eussiez vu, l'obsédant en tous lieux, Et de son bien s'emparant à ses yeux, Se promener de ménage en ménage, Tantôt porter la flamme et le ravage, Et des brandons allumés dans ses mains Aux yeux de tous éclairer ses larcins; Tantôt, rampant dans l'ombre et le silence, Le front couvert d'un voile d'innocence, Chez un époux le matois introduit Faisait son coup sans scandale et sans bruit. La Jalousie, au teint pâle et livide, Et la Malice, à l'oeil faux et perfide, Guident ses pas où l'Amour le conduit; Nonchalamment la Volupté le suit. Pour mettre à bout les maris et les belles, De traits divers ses carquois sont remplis Flèches y sont pour le coeur des cruelles; Cornes y sont pour le front des maris. Or, ce dieu-là , malfaisant ou propice, Mérite bien qu'on chante son office; Et, par besoin ou par précaution, On doit avoir à lui dévotion, Et lui donner encens et luminaire. Soit qu'on épouse ou qu'on n'épouse pas, Soit que l'on fasse ou qu'on craigne le cas, De sa faveur on a toujours à faire. O vous, Iris, que j'aimerai toujours, Quand de vos voeux vous étiez la maÃtresse, Et qu'un contrat, trafiquant la tendresse, N'avait encore asservi vos beaux jours, Je n'invoquais que le dieu des amours Mais à présent, père de la tristesse, L'Hymen, hélas! vous a mis sous sa loi; A Cocuage il faut que je m'adresse C'est le seul dieu dans qui j'ai de la foi. Le Cadenas Je triomphais; l'Amour était le maÃtre, Et je touchais à ces moments trop courts De mon bonheur, et du vôtre peut-être. Mais un tyran veut troubler nos beaux jours; C'est votre époux. Geôlier sexagénaire, Il a fermé le libre sanctuaire De vos appas; et, trompant nos désirs, Il tient la clef du séjour des plaisirs. Pour éclaircir ce douloureux mystère, D'un peu plus haut reprenons cette affaire. Vous connaissez la déesse Cérès Or en son temps Cérès eut une fille, Semblable à vous, à vos scrupules près, Brune, piquante, honneur de sa famille, Tendre surtout, et menant à sa cour L'aveugle enfant que l'on appelle Amour. Un autre aveugle, hélas! bien moins aimable, Le triste Hymen, la traita comme vous. Le vieux Pluton, riche autant qu'haïssable, Dans les enfers fut son indigne époux. Il était dieu, mais avare et jaloux Il fut cocu, car c'était la justice. Pirithoüs, son fortuné rival, Beau, jeune, adroit, complaisant, libéral, Au dieu Pluton donna le bénéfice De cocuage. Or ne demandez pas Comment un homme, avant sa dernière heure, Put pénétrer dans la sombre demeure Cet homme aimait, l'Amour guida ses pas. Mais aux enfers, comme aux lieux où vous êtes, Voyez qu'il est peu d'intrigues secrètes! De sa chaudière, un traÃtre d'espion Vit le grand cas, et dit tout à Pluton; Il ajouta que même, à la sourdine, Plus d'un damné festoyait Proserpine. Le dieu cornu dans son noir tribunal Fit convoquer son sénat infernal; Il assembla les détestables âmes De tous ses saints dévolus aux enfers, Qui, dès longtemps en cocuage experts, Pendant leur vie ont tourmenté leurs femmes. Un Florentin lui dit "Frère et seigneur, Pour détourner la maligne influence Dont Votre Altesse a fait l'expérience, Tuer sa dame est toujours le meilleur Mais, las! Seigneur, la vôtre est immortelle. Je voudrais donc, pour votre sûreté, Qu'un cadenas, de structure nouvelle, Fût le garant de sa fidélité A la vertu par la force asservie, Lors vos plaisirs borneront son envie; Plus ne sera d'amant favorisé. Et plût aux dieux que, quand j'étais en vie, D'un tel secret je me fusse avisé!" A ce discours les damnés applaudirent, Et sur l'airain les Parques l'écrivirent. En un moment, feux, enclumes, fourneaux, Sont préparés aux gouffres infernaux; Tisiphoné, de ces lieux serrurière, Au cadenas met la main la première Elle l'achève, et des mains de Pluton Proserpina reçut ce triste don. On m'a conté qu'essayant son ouvrage, Le cruel dieu fut ému de pitié, Qu'avec tendresse il dit à sa moitié "Que je vous plains! vous allez être sage." Or ce secret, aux enfers inventé, Chez les humains tôt après fut porté; Et depuis ce, dans Venise et dans Rome, Il n'est pédant, bourgeois, ni gentilhomme, Qui, pour garder l'honneur de sa maison, De cadenas n'ait sa provision. Là , tout jaloux, sans craindre qu'on le blâme, Tient sous la clef la vertu de sa femme. Or votre époux dans Rome a fréquenté; Chez les méchants on se gâte sans peine, Et le galant vit fort à la romaine; Mais son trésor est-il en sûreté? A ses projets l'Amour sera funeste; Ce dieu charmant sera votre vengeur Car vous m'aimez; et, quand on a le coeur De femme honnête, on a bientôt le reste. Cosi-Sancta Nouvelle africaine C'est une maxime faussement établie qu'il n'est pas permis de faire un petit mal dont un plus grand bien pourrait résulter. Saint Augustin a été entièrement de cet avis, comme il est aisé de le voir dans le récit de cette petite aventure arrivée dans son diocèse, sous le proconsulat de Septimus Acindynus, et rapportée dans le livre de la Cité de Dieu. Il y avait à Hippone un vieux curé, grand inventeur de confréries, confesseur de toutes les jeunes filles du quartier, et qui passait pour un homme inspiré de Dieu, parce qu'il se mêlait de dire la bonne aventure, métier dont il se tirait assez passablement. On lui amena un jour une jeune fille nommée Cosi-Sancta c'était la plus belle personne de la province. Elle avait un père et une mère jansénistes, qui l'avaient élevée dans les principes de la vertu la plus rigide; et de tous les amants qu'elle avait eus, aucun n'avait pu seulement lui causer, dans ses oraisons, un moment de distraction. Elle était accordée depuis quelques jours à un petit vieillard ratatiné, nommé Capito, conseiller au présidial d'Hippone. C'était un petit homme bourru et chagrin, qui ne manquait pas d'esprit, mais qui était pincé dans la conversation, ricaneur, et assez mauvais plaisant; jaloux d'ailleurs comme un Vénitien, et qui pour rien au monde ne se serait accommodé d'être l'ami des galants de sa femme. La jeune créature faisait tout ce qu'elle pouvait pour l'aimer, parce qu'il devait être son mari; elle y allait de la meilleure foi du monde, et cependant n'y réussissait guère. Elle alla consulter son curé, pour savoir si son mariage serait heureux. Le bonhomme lui dit d'un ton de prophète "Ma fille, ta vertu causera bien des malheurs; mais tu seras un jour canonisée pour avoir fait trois infidélités à ton mari." Cet oracle étonna et embarrassa cruellement l'innocence de cette belle fille. Elle pleura; elle en demanda l'explication; croyant que ces paroles cachaient quelque sens mystique; mais toute l'explication qu'on lui donna fut que les trois fois ne devaient point s'entendre de trois rendez-vous avec le même amant, mais de trois aventures différentes. Alors Cosi-Sancta jeta les hauts cris; elle dit même quelques injures au curé, et jura qu'elle ne serait jamais canonisée. Elle le fut pourtant, comme vous l'allez voir. Elle se maria bientôt après la noce fut très galante; elle soutint assez bien tous les mauvais discours qu'elle eut à essuyer, toutes les équivoques fades, toutes les grossièretés assez mal enveloppées dont on embarrasse ordinairement la pudeur des jeunes mariées. Elle dansa de fort bonne grâce avec quelques jeunes gens fort bien faits et très jolis, à qui son mari trouvait le plus mauvais air du monde. Elle se mit au lit auprès du petit Capito, avec un peu de répugnance. Elle passa une fort bonne partie de la nuit à dormir, et se réveilla toute rêveuse. Son mari était pourtant moins le sujet de sa rêverie qu'un jeune homme nommé Ribaldos, qui lui avait donné dans la tête sans qu'elle en sût rien. Ce jeune homme semblait formé par les mains de l'Amour; il en avait les grâces; la hardiesse et la friponnerie; il était un peu indiscret, mais il ne l'était qu'avec celles qui le voulaient bien c'était la coqueluche d'Hippone. Il avait brouillé toutes les femmes de la ville les unes contre les autres, et il l'était avec tous les maris et toutes les mères. Il aimait d'ordinaire par étourderie, un peu par vanité; mais il aima Cosi-Sancta par goût, et l'aima d'autant plus éperdument que la conquête en était plus difficile. Il s'attacha d'abord, en homme d'esprit, à plaire au mari. Il lui faisait mille avances, le louait sur sa bonne mine et sur son esprit aisé et galant. Il perdait contre lui de l'argent au jeu, et avait tous les jours quelque confidence de rien à lui faire. Cosi-Sancta le trouvait le plus aimable du monde; elle l'aimait déjà plus qu'elle ne croyait; elle ne s'en doutait point, mais son mari s'en douta pour elle. Quoiqu'il eût tout l'amour-propre qu'un petit homme peut avoir, il ne laissa pas de se douter que les visites de Ribaldos n'étaient pas pour lui seul. Il rompit avec lui sur quelque mauvais prétexte, et lui défendit sa maison. Cosi-Sancta en fut très fâchée, et n'osa le dire; et Ribaldos, devenu plus amoureux par les difficultés, passa tout son temps à épier les moments de la voir. Il se déguisa en moine, en revendeuse à la toilette, en joueur de marionnettes; mais il n'en fit point assez pour triompher de sa maÃtresse, et il en fit trop pour n'être pas reconnu par le mari. Si Cosi-Sancta avait été d'accord avec son amant, ils auraient si bien pris leurs mesures que le mari n'aurait rien pu soupçonner; mais, comme elle combattait son goût et qu'elle n'avait rien à se reprocher, elle sauvait tout, hors les apparences; et son mari la croyait très coupable. Le petit bonhomme, qui était très colère, et qui s'imaginait que son honneur dépendait de la fidélité de sa femme, l'outragea cruellement, et la punit de ce qu'on la trouvait belle. Elle se trouva dans la plus horrible situation où une femme puisse être accusée injustement, et maltraitée par un mari à qui elle était fidèle, et déchirée par une passion violente qu'elle cherchait à surmonter. Elle crut que, si son amant cessait ses poursuites, son mari pourrait cesser ses injustices, et qu'elle serait assez heureuse pour se guérir d'un amour que rien ne nourrirait plus. Dans cette vue, elle se hasarda d'écrire cette lettre à Ribaldos "Si vous avez de la vertu, cessez de me rendre malheureuse vous m'aimez, et votre amour m'expose aux soupçons et aux violences d'un maÃtre que je me suis donné pour le reste de ma vie. Plût au ciel que ce fût encore le seul risque que j'eusse à courir! Par pitié pour moi, cessez vos poursuites; je vous en conjure par cet amour même qui fait votre malheur et le mien, et qui ne peut jamais vous rendre heureux." La pauvre Cosi-Sancta n'avait pas prévu qu'une lettre si tendre, quoique si vertueuse, ferait un effet tout contraire à celui qu'elle espérait. Elle enflamma plus que jamais le coeur de son amant, qui résolut d'exposer sa vie pour voir sa maÃtresse. Capito, qui était assez sot pour vouloir être averti de tout, et qui avait de bons espions, fut averti que Ribaldos s'était déguisé en frère carme quêteur pour demander la charité à sa femme. Il se crut perdu il imagina que l'habit d'un carme était bien plus dangereux qu'un autre pour l'honneur d'un mari. Il aposta des gens pour étriller frère Ribaldos il ne fut que trop bien servi. Le jeune homme, en entrant dans la maison, est reçu par ces messieurs; il a beau crier qu'il est un très honnête carme, et qu'on ne traite point ainsi de pauvres religieux, il fut assommé, et mourut, à quinze jours de là , d'un coup qu'il avait reçu sur la tête. Toutes les femmes de la ville le pleurèrent; Cosi-Sancta en fut inconsolable; Capito même en fut fâché, mais par une autre raison, car il se trouvait une très méchante affaire sur les bras. Ribaldos était parent du proconsul Acindynus. Ce Romain voulut faire une punition exemplaire de cet assassinat, et, comme il avait eu quelques querelles autrefois avec le présidial d'Hippone, il ne fut pas fâché d'avoir de quoi faire pendre un conseiller; et il fut fort aise que le sort tombât sur Capito, qui était bien le plus vain et le plus insupportable petit robin du pays. Cosi-Sancta avait donc vu assassiner son amant et était près de voir pendre son mari; et tout cela pour avoir été vertueuse. Car, comme je l'ai déjà dit, si elle avait donné ses faveurs à Ribaldos, le mari en eût été bien mieux trompé. Voilà comme la moitié de la prédiction du curé fut accomplie. Cosi-Sancta se ressouvint alors de l'oracle, elle craignit fort d'en accomplir le reste. Mais, ayant bien fait réflexion qu'on ne peut vraincre sa destinée, elle s'abandonna à la Providence, qui la mena au but par les chemins du monde les plus honnêtes. Le proconsul Acindynus était un homme plus débauché que voluptueux, s'amusant très peu aux préliminaires, brutal, familier, vrai héros de garnison, très craint dans la province, et avec qui toutes les femmes d'Hippone avaient eu affaire, uniquement pour ne se pas brouiller avec lui. Il fit venir chez lui madame Cosi-Sancta elle arriva en pleurs; mais elle n'en avait que plus de charmes. "Votre mari, madame, lui dit-il, va être pendu, et il ne tient qu'à vous de le sauver. - Je donnerais ma vie pour la sienne, lui dit la dame. - Ce n'est pas cela qu'on vous demande, répliqua le proconsul. - Et que faut-il donc faire? dit-elle. - Je ne veux qu'une de vos nuits, reprit le proconsul. - Elles ne m'appartiennent pas, dit Cosi-Sancta; c'est un bien qui est à mon mari. Je donnerai mon sang pour le sauver, mais je ne puis donner mon honneur. - Mais si votre mari y consent? dit le proconsul. - Il est le maÃtre, répondit la dame chacun fait de son bien ce qu'il veut. Mais je connais mon mari, il n'en fera rien; c'est un petit homme têtu, tout propre à se laisser pendre plutôt que de permettre qu'on me touche du bout du doigt - Nous allons voir cela, dit le juge en colère." Sur-le-champ il fait venir devant lui le criminel; il lui propose ou d'être pendu, ou d'être cocu il n'y avait point à balancer. Le petit bonhomme se fit pourtant tirer l'oreille. Il fit enfin ce que tout autre aurait fait à sa place. Sa femme, par charité, lui sauva la vie; et ce fut la première des trois. Le même jour, son fils tomba malade d'une maladie fort extraordinaire, inconnue à tous les médecins d'Hippone. Il n'y en avait qu'un qui eût des secrets pour cette maladie; encore demeurait-il à Aquila, à quelques lieues d'Hippone. Il était défendu alors à un médecin établi dans une ville d'en sortir pour aller exercer sa profession dans une autre. Cosi-Sancta fut obligée elle-même d'aller à sa porte à Aquila, avec un frère qu'elle avait, et qu'elle aimait tendrement. Dans les chemins elle fut arrêtée par des brigands. Le chef de ces messieurs la trouva très jolie; et, comme on était près de tuer son frère, il s'approcha d'elle, et lui dit que, si elle voulait avoir un peu de complaisance, on ne tuerait point son frère, et qu'il ne lui en coûterait rien. La chose était pressante elle venait de sauver la vie à son mari qu'elle n'aimait guère; elle allait perdre un frère qu'elle aimait beaucoup; d'ailleurs le danger de son fils l'alarmait; il n'y avait pas de moment à perdre. Elle se recommanda à Dieu, fit tout ce qu'on voulut; et ce fut la seconde des trois fois. Elle arriva le même jour à Aquila, et descendit chez le médecin. C'était un de ces médecins à la mode que les femmes envoient chercher quand elles ont des vapeurs, ou quand elles n'ont rien du tout. Il était le confident des unes, l'amant des autres homme poli, complaisant, un peu brouillé d'ailleurs avec la Faculté, dont il avait fait de fort bonnes plaisanteries dans l'occasion. Cosi-Sancta lui exposa la maladie de son fils, et lui offrit un gros sesterce. Vous remarquerez qu'un gros sesterce fait, en monnaie de France, mille écus et plus. "Ce n'est pas de cette monnaie, madame, que je prétends être payé, lui dit le galant médecin. Je vous offrirais moi-même tout mon bien, si vous étiez dans le goût de vous faire payer des cures que vous pouvez faire guérissez-moi seulement du mal que vous me faites, et je rendrai la santé à votre fils." La proposition parut extravagante à la dame; mais le destin l'avait accoutumée aux choses bizarres. Le médecin était un opiniâtre qui ne voulait point d'autre prix de son remède. Cosi-Sancta n'avait point de mari à consulter; et le moyen de laisser mourir un fils qu'elle adorait, faute du plus petit secours du monde qu'elle pouvait lui donner! Elle était aussi bonne mère que bonne soeur. Elle acheta le remède au prix qu'on voulut et ce fut la dernière des trois fois. Elle revint à Hippone avec son frère, qui ne cessait de la remercier, durant le chemin, du courage avec lequel elle lui avait sauvé la vie. Ainsi Cosi-Sancta, pour avoir été trop sage, fit périr son amant et condamner à mort son mari, et, pour avoir été complaisante, conserva les jours de son frère, de son fils, et de son mari. On trouva qu'une pareille femme était fort nécessaire dans une famille, on la canonisa après sa mort, pour avoir fait tant de bien à ses parents en se mortifiant, et l'on grava sur son tombeau UN PETIT MAL POUR UN GRAND BIEN. La Mule du pape Par le chevalier de Saint-Gile Frères très chers, on lit dans saint Mathieu Qu'un jour le diable emporta le bon Dieu Sur la montagne, et puis lui dit "Beau sire, Vois-tu ces mers, vois-tu ce vaste empire, L'Etat romain de l'un à l'autre bout?" L'autre reprit "Je ne vois rien du tout, Votre montagne en vain serait plus haute." Le diable dit "Mon ami, c'est ta faute. Mais avec moi veux-tu faire un marché? - Oui-da, dit Dieu, pourvu que sans péché Honnêtement nous arrangions la chose. - Or voici donc ce que je te propose, Reprit Satan. Tout le monde est à moi; Depuis Adam j'en ai la jouissance; Je me démets, et tout sera pour toi, Si tu me veux faire la révérence." Notre Seigneur, ayant un peu rêvé, Dit au démon que, quoique en apparence Avantageux le marché fût trouvé, Il ne pouvait le faire en conscience; Car il avait appris dans son enfance Qu'étant si riche on fait mal son salut. Un temps après, notre ami Belzébut Alla dans Rome or c'était l'heureux âge Où Rome avait fourmilière d'élus; Le pape était un pauvre personnage, Pasteur de gens, évêque, et rien de plus. L'Esprit malin s'en va droit au saint-père, Dans son taudis l'aborde, et lui dit "Frère, Je te ferai, si tu veux, grand seigneur." A ce seul mot l'ultramontain pontife Tombe à ses pieds et lui baise la griffe; Le farfadet, d'un air de sénateur, Lui met au chef une triple couronne. "Prenez, dit-il, ce que Satan vous donne; Servez-le bien, vous aurez sa faveur." O papegots! voilà la belle source De tous vos biens, comme savez. Et pour ce Que le saint-père avait en ce tracas Baisé l'ergot de messer Satanas, Ce fut depuis chose à Rome ordinaire Que l'on baisât la mule du saint-père. Ainsi l'ont dit les malins huguenots Qui du papisme ont blasonné l'histoire Mais ces gens-là sentent bien les fagots Et grâce au Ciel, je suis loin de les croire. Que s'il advient que ces petits vers-ci Tombent ès mains de quelque galant homme, C'est bien raison qu'il ait quelque souci De les cacher, s'il fait voyage à Rome. Songe de Platon Platon rêvait beaucoup, et on n'a pas moins rêvé depuis. Il avait songé que la nature humaine était autrefois double, et qu'en punition de ses fautes elle fut divisée en mâle et femelle. Il avait prouvé qu'il ne peut y avoir que cinq mondes parfaits, parce qu'il n'y a que cinq corps réguliers en mathématiques. Sa République fut un de ses grands rêves. Il avait rêvé encore que le dormir naÃt de la veille, et la veille du dormir, et qu'on perd sûrement la vue en regardant une éclipse ailleurs que dans un bassin d'eau. Les rêves alors donnaient une grande réputation. Voici un de ses songes, qui n'est pas un des moins intéressants. Il lui sembla que le grand Démiourgos, l'éternel Géomètre, ayant peuplé l'espace infini de globes innombrables, voulut éprouver la science des génies qui avaient été témoins de ses ouvrages. Il donna à chacun d'entre eux un petit morceau de matière à arranger, à peu près comme Phidias et Zeuxis auraient donné des statues et des tableaux à faire à leurs disciples, s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes. Démogorgon eut en partage le morceau de boue qu'on appelle la terre et, l'ayant arrangé de la manière qu'on le voit aujourd'hui, il prétendait avoir fait un chef-d'oeuvre. Il pensait avoir subjugué l'envie, et attendait des éloges même de ses confrères; il fut bien surpris d'être reçu d'eux avec des huées. L'un d'eux, qui était un fort mauvais plaisant, lui dit "Vraiment vous avez fort bien opéré; vous avez séparé votre monde en deux, et vous avez mis un grand espace d'eau entre les deux hémisphères, afin qu'il n'y eût point de communication de l'un à l'autre. On gèlera de froid sous vos deux pôles, on mourra de chaud sous votre ligne équinoxiale. Vous avez prudemment établi de grands déserts de sables, pour que les passants y mourussent de faim et de soif. Je suis assez content de vos moutons, de vos vaches, et de vos poules; mais franchement, je ne le suis pas trop de vos serpents et de vos araignées. Vos oignons et vos artichauts sont de très bonnes choses; mais je ne vois pas quelle a été votre idée en couvrant la terre de tant de plantes venimeuses, à moins que vous n'ayez eu le dessein d'empoisonner ses habitants. Il me paraÃt d'ailleurs que vous avez formé une trentaine d'espèces de singes, beaucoup plus d'espèces de chiens, et seulement quatre ou cinq espèces d'hommes il est vrai que vous avez donné à ce dernier animal ce que vous appelez la raison; mais, en conscience, cette raison-là est trop ridicule, et approche trop de la folie. Il me paraÃt d'ailleurs que vous ne faites pas grand cas de cet animal à deux pieds, puisque vous lui avez donné tant d'ennemis et si peu de défense, tant de maladies et si peu de remèdes, tant de passions et si peu de sagesse. Vous ne voulez pas apparemment qu'il reste beaucoup de ces animaux-là sur terre car, sans compter les dangers auxquels vous les exposez, vous avez si bien fait votre compte qu'un jour la petite vérole emportera tous les ans régulièrement la dixième partie de cette espèce, et que la soeur de cette petite vérole empoisonnera la source de la vie dans les neuf parties qui resteront; et, comme si ce n'était pas encore assez, vous avez tellement disposé les choses que la moitié des survivants sera occupée à plaider, et l'autre à se tuer; ils vous auront, sans doute, beaucoup d'obligation, et vous avez fait là un beau chef-d'oeuvre." Démogorgon rougit; il sentait bien qu'il y avait du mal moral et du mal physique dans son affaire; mais il soutenait qu'il y avait plus de bien que de mal. "Il est aisé de critiquer, dit-il; mais pensez-vous qu'il soit si facile de faire un animal qui soit toujours raisonnable, qui soit libre, et qui n'abuse jamais de sa liberté? Pensez-vous que, quand on a neuf à dix mille plantes à faire provigner, on puisse si aisément empêcher que quelques-unes de ces plantes n'aient des qualités nuisibles? Vous imaginez-vous qu'avec une certaine quantité d'eau, de sable, de fange et de feu, on puisse n'avoir ni mer, ni désert? Vous venez, monsieur le rieur, d'arranger la planète de Mars; nous verrons comment vous vous en êtes tiré avec vos deux grandes bandes, et quel bel effet font vos nuits sans lune; nous verrons s'il n'y a chez vos gens ni folie, ni maladie." En effet, les génies examinèrent Mars, et on tomba rudement sur le railleur. Le sérieux génie qui avait pétri Saturne ne fut pas épargné; ses confrères, les fabricateurs de Jupiter, de Mercure, de Vénus, eurent chacun des reproches à essuyer. On écrivit de gros volumes et des brochures; on dit des bons mots, on fit des chansons, on se donna des ridicules, les partis s'aigrirent; enfin l'éternel Démiourgos leur imposa silence à tous "Vous avez fait, leur dit-il, du bon et du mauvais, parce que vous avez beaucoup d'intelligence, et que vous êtes imparfaits; vos oeuvres dureront seulement quelques centaines de millions d'années; après quoi, étant plus instruits, vous ferez mieux il n'appartient qu'à moi de faire des choses parfaites et immortelles." Voilà ce que Platon enseignait à ses disciples. Quand il eut cessé de parler, l'un deux lui dit Et puis vous vous réveillâtes. Micromégas Histoire philosophique Chapitre premier. Voyage d'un habitant du monde de l'étoile Sirius dans la planète de Saturne Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée Sirius, il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit, que j'ai eu l'honneur de connaÃtre dans le dernier voyage qu'il fit sur notre petite fourmilière; il s'appelait Micromégas, nom qui convient fort à tous les grands. Il avait huit lieues de haut j'entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds chacun. Quelques algébristes, gens toujours utiles au public, prendront sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque monsieur Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres, citoyens de la terre, nous n'avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf mille lieues de tour, ils trouveront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au juste vingt et un millions six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus ordinaire dans la nature. Les Etats de quelques souverains d'Allemagne ou d'Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure, comparés à l'empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine, ne sont qu'une très faible image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres. La taille de Son Excellence étant de la hauteur que j'ai dite, tous nos sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour ce qui fait une très jolie proportion. Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous ayons; il sait beaucoup de choses; il en a inventé quelques-unes; il n'avait pas encore deux cent cinquante ans, et il étudiait, selon la coutume, au collège des jésuites de sa planète, lorsqu'il devina, par la force de son esprit, plus de cinquante propositions d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Blaise Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa soeur, devint depuis un géomètre assez médiocre, et un fort mauvais métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au sortir de l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quelques affaires. Le muphti de son pays, grand vétillard, et fort ignorant, trouva dans son livre des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l'hérésie, et le poursuivit vivement il s'agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des colimaçons. Micromégas se défendit avec esprit; il mit les femmes de son côté; le procès dura deux cent vingt ans. Enfin le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu, et l'auteur eut ordre de ne paraÃtre à la cour de huit cents années. Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de tracasseries et de petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embarrassa guère; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le coeur, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans doute étonnés des équipages de là -haut car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation, et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos que, tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe, lui et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps, et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau ciel empyrée que l'illustre vicaire Derham se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que Monsieur Derham ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur, et je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli quand il vient en France. Mais comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de l'Académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait à la vérité rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui faisait passablement de petits [vers] et de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire. Chapitre second. Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne Après que Son Excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son visage "Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. - Oui, dit le Saturnien; la nature est comme un parterre dont les fleurs... - Ah! dit l'autre, laissez là votre parterre. - Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures... - Eh! qu'ai-je à faire de vos brunes? dit l'autre. - Elle est donc comme une galerie de peintures dont les traits... - Eh non! dit le voyageur; encore une fois, la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons? - Pour vous plaire, répondit le secrétaire. - Je ne veux point qu'on me plaise, répondit le voyageur; je veux qu'on m'instruise commencez d'abord par me dire combien les hommes de votre globe ont de sens. - Nous en avons soixante et douze, dit l'académicien; et nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va au-delà de nos besoins; nous trouvons qu'avec nos soixante et douze sens, notre anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop bornés; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez grand de passions qui résultent de nos soixante et douze sens, nous avons tout le temps de nous ennuyer. - Je le crois bien, dit Micromégas; car dans notre globe nous avons près de mille sens, et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais quelle inquiétude, qui nous avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus parfaits. J'ai un peu voyagé; j'ai vu des mortels fort au-dessous de nous; j'en ai vu de fort supérieurs; mais je n'en ai vu aucuns qui n'aient plus de désirs que de vrais besoins, et plus de besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien; mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de nouvelles positives de ce pays-là ." Le Saturnien et le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures; mais, après beaucoup de raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits. "Combien de temps vivez-vous? dit le Sirien. - Ah! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. - C'est tout comme chez nous, dit le Sirien; nous nous plaignons toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la nature. - Hélas! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes révolutions du soleil. Cela revient à quinze mille ans ou environ, à compter à notre manière. Vous voyez bien que c'est mourir presque au moment que l'on est né; notre existence est un point, notre durée un instant, notre globe un atome. A peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive avant qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns projets; je me trouve comme une goutte d'eau dans un océan immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure ridicule que je fais dans ce monde." Micromégas lui repartit "Si vous n'étiez pas philosophe, je craindrais de vous affliger en vous apprenant que notre vie est sept cents fois plus longue que la vôtre; mais vous savez trop bien que quand il faut rendre son corps aux éléments, et ranimer la nature sous une autre forme, ce qui s'appelle mourir; quand ce moment de métamorphose est venu, avoir vécu une éternité, ou avoir vécu un jour, c'est précisément la même chose. J'ai été dans les pays où l'on vit mille fois plus longtemps que chez moi, et j'ai trouvé qu'on y murmurait encore. Mais il y a partout des gens de bon sens qui savent prendre leur parti et remercier l'auteur de la nature. Il a répandu sur cet univers une profusion de variétés avec une espèce d'uniformité admirable. Par exemple tous les êtres pensants sont différents, et tous se ressemblent au fond par le don de la pensée et des désirs. La matière est partout étendue; mais elle a dans chaque globe des propriétés diverses. Combien comptez-vous de ces propriétés diverses dans votre matière? - Si vous parlez de ces propriétés, dit le Saturnien, sans lesquelles nous croyons que ce globe ne pourrait subsister tel qu'il est, nous en comptons trois cents, comme l'étendue, l'impénétrabilité, la mobilité, la gravitation, la divisibilité, et le reste. - Apparemment, répliqua le voyageur, que ce petit nombre suffit aux vues que le Créateur avait sur votre petite habitation. J'admire en tout sa sagesse; je vois partout des différences, mais aussi partout des proportions. Votre globe est petit, vos habitants le sont aussi; vous avez peu de sensations; votre matière a peu de propriétés; tout cela est l'ouvrage de la Providence. De quelle couleur est votre soleil bien examiné? - D'un blanc fort jaunâtre, dit le Saturnien; et quand nous divisons un de ses rayons, nous trouvons qu'il contient sept couleurs. - Notre soleil tire sur le rouge, dit le Sirien, et nous avons trente-neuf couleurs primitives. Il n'y a pas un soleil, parmi tous ceux dont j'ai approché, qui se ressemble, comme chez vous il n'y a pas un visage qui ne soit différent de tous les autres". Après plusieurs questions de cette nature, il s'informa combien de substances essentiellement différentes on comptait dans Saturne. Il apprit qu'on n'en comptait qu'une trentaine, comme Dieu, l'espace, la matière, les êtres étendus qui sentent, les êtres étendus qui sentent et qui pensent, les êtres pensants qui n'ont point d'étendue, ceux qui se pénètrent, ceux qui ne se pénètrent pas, et le reste. Le Sirien, chez qui on en comptait trois cents, et qui en avait découvert trois mille autres dans ses voyages, étonna prodigieusement le philosophe de Saturne. Enfin, après s'être communiqué l'un à l'autre un peu de ce qu'ils savaient et beaucoup de ce qu'ils ne savaient pas, après avoir raisonné pendant une révolution du soleil, ils résolurent de faire ensemble un petit voyage philosophique. Chapitre troisième. Voyage des deux habitants de Sirius et de Saturne Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer dans l'atmosphère de Saturne avec une fort jolie provision d'instruments mathématiques, lorsque la maÃtresse du Saturnien, qui en eut des nouvelles, vint en larmes faire ses remontrances. C'était une jolie petite brune qui n'avait que six cent soixante toises, mais qui réparait par bien des agréments la petitesse de sa taille. "Ah! cruel! s'écria-t-elle, après t'avoir résisté quinze cents ans, lorsque enfin je commençais à me rendre, quand j'ai à peine passé cent ans entre tes bras, tu me quittes pour aller voyager avec un géant d'un autre monde; va, tu n'es qu'un curieux, tu n'as jamais eu d'amour si tu étais un vrai Saturnien, tu serais fidèle. Où vas-tu courir? Que veux-tu? Nos cinq lunes sont moins errantes que toi, notre anneau est moins changeant. Voilà qui est fait, je n'aimerai jamais plus personne." Le philosophe l'embrassa, pleura avec elle, tout philosophe qu'il était; et la dame, après s'être pâmée, alla se consoler avec un petit-maÃtre du pays. Cependant nos deux curieux partirent; ils sautèrent d'abord sur l'anneau, qu'ils trouvèrent assez plat, comme l'a fort bien deviné un illustre habitant de notre petit globe; de là ils allèrent de lune en lune. Une comète passait tout auprès de la dernière; ils s'élancèrent sur elle avec leurs domestiques et leurs instruments. Quand ils eurent fait environ cent cinquante millions de lieues, ils rencontrèrent les satellites de Jupiter. Ils passèrent dans Jupiter même, et y restèrent une année, pendant laquelle ils apprirent de fort beaux secrets qui seraient actuellement sous presse sans messieurs les inquisiteurs, qui ont trouvé quelques propositions un peu dures. Mais j'en ai lu le manuscrit dans la bibliothèque de l'illustre archevêque de..., qui m'a laissé voir ses livres avec cette générosité et cette bonté qu'on ne saurait assez louer. Mais revenons à nos voyageurs. En sortant de Jupiter, ils traversèrent un espace d'environ cent millions de lieues, et ils côtoyèrent la planète de Mars, qui, comme on sait, est cinq fois plus petite que notre petit globe; ils virent deux lunes qui servent à cette planète, et qui ont échappé aux regards de nos astronomes. Je sais bien que le père Castel écrira, et même assez plaisamment, contre l'existence de ces deux lunes; mais je m'en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie. Ces bons philosophes-là savent combien il serait difficile que Mars, qui est si loin du soleil, se passât à moins de deux lunes. Quoi qu'il en soit, nos gens trouvèrent cela si petit qu'ils craignirent de n'y pas trouver de quoi coucher, et ils passèrent leur chemin comme deux voyageurs qui dédaignent un mauvais cabaret de village et poussent jusqu'à la ville voisine. Mais le Sirien et son compagnon se repentirent bientôt. Ils allèrent longtemps, et ne trouvèrent rien. Enfin ils aperçurent une petite lueur c'était la terre; cela fit pitié à des gens qui venaient de Jupiter. Cependant, de peur de se repentir une seconde fois, ils résolurent de débarquer. Ils passèrent sur la queue de la comète, et, trouvant une aurore boréale toute prête, ils se mirent dedans, et arrivèrent à terre sur le bord septentrional de la mer Baltique, le cinq juillet mil sept cent trente-sept, nouveau style. Chapitre quatrième. Ce qui leur arrive sur le globe de la terre Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur déjeuner deux montagnes, que leurs gens leur apprêtèrent assez proprement. Ensuite ils voulurent reconnaÃtre le petit pays où ils étaient. Ils allèrent d'abord du nord au sud. Les pas ordinaires du Sirien et de ses gens étaient d'environ trente mille pieds de roi; le nain de Saturne suivait de loin en haletant; or il fallait qu'il fÃt environ douze pas, quand l'autre faisait une enjambée figurez-vous s'il est permis de faire de telles comparaisons un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse. Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour du globe en trente-six heures; le soleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait un pareil voyage en une journée; mais il faut songer qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe que quand on marche sur ses pieds. Les voilà donc revenus d'où ils étaient partis, après avoir vu cette mare, presque imperceptible pour eux, qu'on nomme la Méditerranée, et cet autre petit étang qui, sous le nom du grand Océan, entoure la taupinière. Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à peine l'autre avait-il mouillé son talon. Ils firent tout ce qu'ils purent en allant et en revenant dessus et dessous pour tâcher d'apercevoir si ce globe était habité ou non. Ils se baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout; mais leurs yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits êtres qui rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sensation qui pût leur faire soupçonner que nous et nos confrères les autres habitants de ce globe avons l'honneur d'exister. Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y avait personne sur la terre. Sa première raison était qu'il n'avait vu personne. Micromégas lui fit sentir poliment que c'était raisonner assez mal "Car, disait-il, vous ne voyez pas avec vos petits yeux certaines étoiles de la cinquantième grandeur que j'aperçois très distinctement; concluez-vous de là que ces étoiles n'existent pas? - Mais, dit le nain, j'ai bien tâté. - Mais, répondit l'autre, vous avez mal senti. - Mais, dit le nain, ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d'une forme qui me paraÃt si ridicule! tout semble être ici dans le chaos voyez-vous ces petits ruisseaux dont aucun ne va de droit fil, ces étangs qui ne sont ni ronds, ni carrés, ni ovales, ni sous aucune forme régulière; tous ces petits grains pointus dont ce globe est hérissé, et qui m'ont écorché les pieds? Il voulait parler des montagnes. Remarquez-vous encore la forme de tout le globe, comme il est plat aux pôles, comme il tourne autour du soleil d'une manière gauche, de façon que les climats des pôles sont nécessairement incultes? En vérité, ce qui fait que je pense qu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me paraÃt que des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer. - Eh bien, dit Micromégas, ce ne sont peut-être pas non plus des gens de bon sens qui l'habitent. Mais enfin il y a quelques apparence que ceci n'est pas fait pour rien. Tout vous paraÃt irrégulier ici, dites-vous, parce que tout est tiré au cordeau dans Saturne et dans Jupiter. Eh! c'est peut-être par cette raison-là même qu'il y a ici un peu de confusion. Ne vous ai-je pas dit que dans mes voyages j'avais toujours remarqué de la variété?" Le Saturnien répliqua à toutes ces raisons. La dispute n'eût jamais fini, si par bonheur Micromégas, en s'échauffant à parler, n'eût cassé le fil de son collier de diamants. Les diamants tombèrent; c'étaient de jolis petits carats assez inégaux, dont les plus gros pesaient quatre cents livres, et les plus petits cinquante. Le nain en ramassa quelques-uns; il s'aperçut, en les approchant de ses yeux, que ces diamants, de la façon dont ils étaient taillés, étaient d'excellents microscopes. Il prit donc un petit microscope de cent soixante pieds de diamètre, qu'il appliqua à sa prunelle; et Micromégas en choisit un de deux mille cinq cent pieds. Ils étaient excellents; mais d'abord on ne vit rien par leur secours il fallait s'ajuster. Enfin l'habitant de Saturne vit quelque chose d'imperceptible qui remuait entre deux eaux dans la mer Baltique c'était une baleine. Il la prit avec le petit doigt fort adroitement; et la mettant sur l'ongle de son pouce, il la fit voir au Sirien, qui se mit à rire pour la seconde fois de l'excès de petitesse dont étaient les habitants de notre globe. Le Saturnien, convaincu que notre monde est habité, s'imagina bien vite qu'il ne l'était que par des baleines; et comme il était grand raisonneur, il voulut deviner d'où un si petit atome tirait son mouvement, s'il avait des idées, une volonté, une liberté. Micromégas y fut fort embarrassé; il examina l'animal fort patiemment, et le résultat de l'examen fut qu'il n'y avait pas moyen de croire qu'une âme fut logée là . Les deux voyageurs inclinaient donc à penser qu'il n'y a point d'esprit dans notre habitation, lorsqu'à l'aide du microscope ils aperçurent quelque chose d'aussi gros qu'une baleine qui flottait sur la mer Baltique. On sait que dans ce temps-là même une volée de philosophes revenait du cercle polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations dont personne ne s'était avisé jusqu'alors. Les gazettes dirent que leur vaisseau échoua aux côtes de Botnie, et qu'ils eurent bien de la peine à se sauver; mais on ne sait jamais dans ce monde le dessous des cartes. Je vais raconter ingénument comme la chose se passa, sans y rien mettre du mien, ce qui n'est pas un petit effort pour un historien. Chapitre cinquième. Expériences et raisonnements des deux voyageurs Micromégas étendit la main tout doucement vers l'endroit où l'objet paraissait, et avançant deux doigts, et les retirant par la crainte de se tromper, puis les ouvrant et les serrant, il saisit fort adroitement le vaisseau qui portait ces messieurs, et le mit encore sur son ongle, sans le trop presser; de peur de l'écraser. "Voici un animal bien différent du premier", dit le nain de Saturne; le Sirien mit le prétendu animal dans le creux de sa main. Les passagers et les gens de l'équipage, qui s'étaient crus enlevés par un ouragan, et qui se croyaient sur une espèce de rocher, se mettent tous en mouvement; les matelots prennent des tonneaux de vin, les jettent sur la main de Micromégas, et se précipitent après. Les géomètres prennent leurs quarts de cercle, leurs secteurs, et des filles laponnes, et descendent sur les doigts du Sirien. Ils en firent tant qu'il sentit enfin remuer quelque chose qui lui chatouillait les doigts c'était un bâton ferré qu'on lui enfonçait d'un pied dans l'index; il jugea, par ce picotement, qu'il était sorti quelque chose du petit animal qu'il tenait; mais il n'en soupçonna pas d'abord davantage. Le microscope, qui faisait à peine discerner une baleine et un vaisseau, n'avait point de prise sur un être aussi imperceptible que des hommes. Je ne prétends choquer ici la vanité de personne, mais je suis obligé de prier les importants de faire ici une petite remarque avec moi; c'est qu'en prenant la taille des hommes d'environ cinq pieds, nous ne faisons pas sur la terre une plus grande figure qu'en ferait sur une boule de dix pieds de tour un animal qui aurait à peu près la six cent millième partie d'un pouce en hauteur. Figurez-vous une substance qui pourrait tenir la terre dans sa main, et qui aurait des organes en proportion des nôtres; et il se peut très bien faire qu'il y ait un grand nombre de ces substances or concevez, je vous prie, ce qu'elles penseraient de ces batailles qui nous ont valu deux villages qu'il a fallu rendre. Je ne doute pas que si quelque capitaine des grands grenadiers lit jamais cet ouvrage, il ne hausse de deux grands pieds au moins les bonnets de sa troupe; mais je l'avertis qu'il aura beau faire, et que lui et les siens ne seront jamais que des infiniment petits. Quelle adresse merveilleuse ne fallut-il donc pas à notre philosophe de Sirius pour apercevoir les atomes dont je viens de parler? Quand Leuwenhoek et Hartsoeker virent les premiers, ou crurent voir, la graine dont nous sommes formés, ils ne firent pas à beaucoup près une si étonnante découverte. Quel plaisir sentit Micromégas en voyant remuer ces petites machines, en examinant tous leurs tours, en les suivant dans toutes leurs opérations! comme il s'écria! comme il mit avec joie un de ses microscopes dans les mains de son compagnon de voyage! "Je les vois, disaient-ils tous deux à la fois; ne les voyez-vous pas qui portent des fardeaux, qui se baissent, qui se relèvent?" En parlant ainsi les mains leur tremblaient, par le plaisir de voir des objets si nouveaux, et par la crainte de les perdre. Le Saturnien, passant d'un excès de défiance à un excès de crédulité, crut apercevoir qu'ils travaillaient à la propagation. "Ah! disait-il, j'ai pris la nature sur le fait". Mais il se trompait sur les apparences ce qui n'arrive que trop, soit qu'on se serve ou non de microscopes. Chapitre sixième. Ce qui leur arriva avec des hommes Micromégas, bien meilleur observateur que son nain, vit clairement que les atomes se parlaient; et il le fit remarquer à son compagnon, qui, honteux de s'être mépris sur l'article de la génération, ne voulut point croire que de pareilles espèces pussent se communiquer des idées. Il avait le don des langues aussi bien que le Sirien; il n'entendait point parler nos atomes, et il supposait qu'ils ne parlaient pas. D'ailleurs, comment ces êtres imperceptibles auraient-ils les organes de la voix, et qu'auraient-ils à dire? Pour parler, il faut penser, ou à peu près; mais s'ils pensaient, ils auraient donc l'équivalent d'une âme. Or, attribuer l'équivalent d'une âme à cette espèce, cela lui paraissait absurde. "Mais, dit le Sirien, vous avez cru tout à l'heure qu'ils faisaient l'amour; est-ce que vous croyez qu'on puisse faire l'amour sans penser et sans proférer quelque parole, ou du moins sans se faire entendre? Supposez-vous d'ailleurs qu'il soit plus difficile de produire un argument qu'un enfant? Pour moi, l'un et l'autre me paraissent de grands mystères. - Je n'ose plus ni croire ni nier, dit le nain; je n'ai plus d'opinion. Il faut tâcher d'examiner ces insectes, nous raisonnerons après. - C'est fort bien dit", reprit Micromégas; et aussitôt il tira une paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et d'une rognure de l'ongle de son pouce, il fit sur-le-champ une espèce de grande trompette parlante, comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau dans son oreille. La circonférence de l'entonnoir enveloppait le vaisseau et tout l'équipage. La voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de l'ongle; de sorte que, grâce à son industrie, le philosophe de là -haut entendit parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là -bas. En peu d'heures il parvint à distinguer les paroles, et enfin à entendre le français. Le nain en fit autant, quoique avec plus de difficulté. L'étonnement des voyageurs redoublait à chaque instant. Ils entendaient des mites parler d'assez bon sens ce jeu de la nature leur paraissait inexplicable. Vous croyez bien que le Sirien et son nain brûlaient d'impatience de lier conversation avec les atomes; il craignait que sa voix de tonnerre, et surtout celle de Micromégas, n'assourdÃt les mites sans en être entendue. Il fallait en diminuer la force. Ils se mirent dans la bouche des espèces de petits cure-dents, dont le bout fort effilé venait donner auprès du vaisseau. Le Sirien tenait le nain sur ses genoux, et le vaisseau avec l'équipage sur un ongle; il baissait la tête et parlait bas. Enfin, moyennant toutes ces précautions et bien d'autres encore, il commença ainsi son discours "Insectes invisibles, que la main du Créateur s'est plu à faire naÃtre dans l'abÃme de l'infiniment petit, je le remercie de ce qu'il a daigné me découvrir des secrets qui semblaient impénétrables. Peut-être ne daignerait-on pas vous regarder à ma cour; mais je ne méprise personne, et je vous offre ma protection." Si jamais il y a eu quelqu'un d'étonné, ce furent les gens qui entendirent ces paroles. Ils ne pouvaient deviner d'où elles partaient. L'aumônier du vaisseau récita les prières des exorcismes, les matelots jurèrent, et les philosophes du vaisseau firent un système; mais quelque système qu'ils fissent, ils ne purent jamais deviner qui leur parlait. Le nain de Saturne, qui avait la voix plus douce que Micromégas, leur apprit alors en peu de mots à quelles espèces ils avaient affaire. Il leur conta le voyage de Saturne, les mit au fait de ce qu'était monsieur Micromégas; et, après les avoir plaints d'être si petits, il leur demanda s'ils avaient toujours été dans ce misérable état si voisin de l'anéantissement, ce qu'ils faisaient dans un globe qui paraissait appartenir à des baleines, s'ils étaient heureux, s'ils multipliaient, s'ils avaient une âme, et cent autres questions de cette nature. Un raisonneur de la troupe, plus hardi que les autres, et choqué de ce qu'on doutait de son âme, observa l'interlocuteur avec des pinnules braquées sur un quart de cercle, fit deux stations, et à la troisième il parla ainsi "Vous croyez donc, monsieur, parce que vous avez mille toises depuis la tête jusqu'aux pieds, que vous êtes un... - Mille toises! s'écria le nain; juste ciel! d'où peut-il savoir ma hauteur? mille toises! Il ne se trompe pas d'un pouce; quoi! cet atome m'a mesuré! il est géomètre, il connaÃt ma grandeur; et moi, qui ne le vois qu'à travers un microscope, je ne connais pas encore la sienne! - Oui, je vous ai mesuré, dit le physicien, et je mesurerai bien encore votre grand compagnon." La proposition fut acceptée; Son Excellence se coucha de son long car, s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop au-dessus des nuages. Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me garderai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames. Puis, par une suite de triangles liés ensemble, ils conclurent que ce qu'ils voyaient était en effet un jeune homme de cent vingt mille pieds de roi. Alors Micromégas prononça ces paroles "Je vois plus que jamais qu'il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente. O Dieu! qui avez donné une intelligence à des substances qui paraissent si méprisables, l'infiniment petit vous coûte aussi peu que l'infiniment grand; et, s'il est possible qu'il y ait des êtres plus petits que ceux-ci, ils peuvent encore avoir un esprit supérieur à ceux de ces superbes animaux que j'ai vus dans le ciel, dont le pied seul couvrirait le globe où je suis descendu." Un des philosophes lui répondit qu'il pouvait en toute sûreté croire qu'il est en effet des êtres intelligents beaucoup plus petits que l'homme. Il lui conta, non pas tout ce que Virgile a dit de fabuleux sur les abeilles, mais ce que Swammerdam a découvert, et ce que Réaumur a disséqué. Il lui apprit enfin qu'il y a des animaux qui sont pour les abeilles ce que les abeilles sont pour l'homme, ce que le Sirien lui-même était pour ces animaux si vastes dont il parlait, et ce que ces grands animaux sont pour d'autres substances devant lesquelles ils ne paraissent que comme des atomes. Peu à peu la conversation devint intéressante, et Micromégas parla ainsi. Chapitre septième. Conversation avec les hommes "O atomes intelligents, dans qui l'Etre éternel s'est plu à vous manifester son adresse et sa puissance, vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe car, ayant si peu de matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à aimer et à penser; c'est la véritable vie des esprits. Je n'ai vu nulle part le vrai bonheur; mais il est ici, sans doute." A ce discours, tous les philosophes secouèrent la tête; et l'un d'eux, plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l'on en excepte un petit nombre d'habitants fort peu considérés, tout le reste est un assemblage de fous, de méchants et de malheureux. "Nous avons plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière; et trop d'esprit, si le mal vient de l'esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu'à l'heure que je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d'un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la terre, c'est ainsi qu'on en use de temps immémorial?" Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. "Il s'agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n'est pas qu'aucun de ces millions d'hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s'agit que de savoir s'il appartiendra à un certain homme qu'on nomme Sultan, ou à un autre qu'on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l'un ni l'autre n'a jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s'agit; et presque aucun de ces animaux qui s'égorgent mutuellement n'a jamais vu l'animal pour lequel ils s'égorgent. - Ah! malheureux! s'écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée! Il me prend envie de faire trois pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette fourmilière d'assassins ridicules. - Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on; ils travaillent assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième partie de ces misérables; sachez que, quand même ils n'auraient pas tiré l'épée, la faim, la fatigue ou l'intempérance les emportent presque tous. D'ailleurs, ce n'est pas eux qu'il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d'un million d'hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement." Le voyageur se sentait ému de pitié pour la petite race humaine, dans laquelle il découvrait de si étonnants contrastes. "Puisque vous êtes du petit nombre de sages, dit-il à ces messieurs, et qu'apparemment vous ne tuez personne pour de l'argent, dites-moi, je vous en prie, à quoi vous vous occupez. - Nous disséquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres; nous sommes d'accord sur deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons sur deux ou trois mille que nous n'entendons pas." Il prit aussitôt fantaisie au Sirien et au Saturnien d'interroger ces atomes pensants, pour savoir les choses dont ils convenaient. "Combien comptez-vous, dit-il, de l'étoile de la Canicule à la grande étoile des Gémeaux?" Ils répondirent tous à la fois "Trente-deux degrés et demi. - Combien comptez-vous d'ici à la lune? - Soixante demi-diamètres de la terre en nombre rond. - Combien pèse votre air?" Il croyait les attraper, mais tous lui dirent que l'air pèse environ neuf cents fois moins qu'un pareil volume de l'eau la plus légère, et dix-neuf cents fois moins que l'or de ducat. Le petit nain de Saturne, étonné de leurs réponses, fut tenté de prendre pour des sorciers ces mêmes gens auxquels il avait refusé une âme un quart d'heure auparavant. Enfin Micromégas leur dit "Puisque vous savez si bien ce qui est hors de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui est en dedans. Dites-moi ce que c'est que votre âme, et comment vous formez vos idées." Les philosophes parlèrent tous à la fois comme auparavant; mais ils furent tous de différents avis. Le plus vieux citait Aristote, l'autre prononçait le nom de Descartes; celui-ci, de Malebranche; cet autre, de Leibnitz; cet autre, de Locke. Un vieux péripatéticien dit tout haut avec confiance "L'âme est un entéléchie, et une raison par qui elle a la puissance d'être ce qu'elle est. C'est ce que déclare expressément Aristote, page 633 de l'édition du Louvre. , etc. - Je n'entends pas trop bien le grec, dit le géant. - Ni moi non plus, dit la mite philosophique. - Pourquoi donc, reprit le Sirien, citez-vous un certain Aristote en grec? - C'est, répliqua le savant, qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend point du tout dans la langue qu'on entend le moins." Le cartésien prit la parole, et dit "L'âme est un esprit pur qui a reçu dans le ventre de sa mère toutes les idées métaphysiques, et qui, en sortant de là , est obligée d'aller à l'école, et d'apprendre tout de nouveau ce qu'elle a si bien su, et qu'elle ne saura plus. - Ce n'était donc pas la peine, répondit l'animal de huit lieues, que ton âme fût si savante dans le ventre de ta mère, pour être si ignorante quand tu aurais de la barbe au menton. Mais qu'entends-tu par esprit? - Que me demandez-vous là ? dit le raisonneur; je n'en ai point d'idée; on dit que ce n'est pas de la matière. - Mais sais-tu au moins ce que c'est que de la matière? - Très bien, répondit l'homme. Par exemple cette pierre est grise, et d'une telle forme, elle a ses trois dimensions, elle est pesante et divisible. - Eh bien! dit le Sirien, cette chose qui te paraÃt être divisible, pesante; et grise, me dirais-tu bien ce que c'est? Tu vois quelques attributs; mais le fond de la chose, le connais-tu? - Non, dit l'autre. - Tu ne sais donc point ce que c'est que la matière." Alors monsieur Micromégas, adressant la parole à un autre sage qu'il tenait sur son pouce, lui demanda ce que c'était que son âme, et ce qu'elle faisait. "Rien du tout, répondit le philosophe malebranchiste; c'est Dieu qui fait tout pour moi je vois tout en lui, je fais tout en lui; c'est lui qui fait tout sans que je m'en mêle. - Autant vaudrait ne pas être, reprit le sage de Sirius. Et toi, mon ami, dit-il à un Leibnizien qui était là , qu'est-ce que ton âme? - C'est, répondit le Leibnizien, une aiguille qui montre les heures pendant que mon corps carillonne, ou bien, si vous voulez, c'est elle qui carillonne pendant que mon corps montre l'heure; ou bien mon âme est le miroir de l'univers, et mon corps est la bordure du miroir cela est clair". Un petit partisan de Locke était là tout auprès; et quand on lui eut enfin adressé la parole "Je ne sais pas, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n'ai jamais pensé qu'à l'occasion de mes sens. Qu'il y ait des substances immatérielles et intelligentes, c'est de quoi je ne doute pas; mais qu'il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c'est de quoi je doute fort. Je révère la puissance éternelle; il ne m'appartient pas de la borner je n'affirme rien; je me contente de croire qu'il y a plus de choses possibles qu'on ne pense." L'animal de Sirius sourit il ne trouva pas celui-là le moins sage; et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke sans l'extrême disproportion. Mais il y avait là , par malheur, un petit animalcule en bonnet carré qui coupa la parole à tous les animalcules philosophes; il dit qu'il savait tout le secret, que cela se trouvait dans la Somme de Saint Thomas; il regarda de haut en bas les deux habitants célestes; il leur soutint que leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l'homme. A ce discours, nos deux voyageurs se laissèrent aller l'un sur l'autre en étouffant de ce rire inextinguible qui, selon Homère, est le partage des dieux leurs épaules et leurs ventres allaient et venaient, et dans ces convulsions le vaisseau, que le Sirien avait sur son ongle, tomba dans une poche de la culotte du Saturnien. Ces deux bonnes gens le cherchèrent longtemps; enfin ils retrouvèrent l'équipage, et le rajustèrent fort proprement. Le Sirien reprit les petites mites; il leur parla encore avec beaucoup de bonté, quoiqu'il fût un peu fâché dans le fond du coeur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil presque infiniment grand. Il leur promit de leur faire un beau livre de philosophie écrit fort menu pour leur usage, et que, dans ce livre, ils verraient le bout des choses. Effectivement, il leur donna ce volume avant son départ on le porta à Paris à l'Académie des sciences; mais, quand le secrétaire l'eut ouvert, il ne vit rien qu'un livre tout blanc "Ah! dit-il, je m'en étais bien douté." Le Monde comme il va Vision de Babouc écrite par lui-même Parmi les génies, qui président aux empires du monde, Ituriel tient un des premiers rangs, et il a le département de la haute Asie. Il descendit un matin dans la demeure du Scythe Babouc, sur le rivage de l'Oxus, et lui dit "Babouc, les folies et les excès des Perses ont attiré notre colère il s'est tenu hier une assemblée des génies de la haute Asie pour savoir si on châtierait Persépolis, ou si on la détruirait. Va dans cette ville, examine tout; tu reviendras m'en rendre un compte fidèle, et je me déterminerai, sur ton rapport, à corriger la ville ou à l'exterminer. - Mais, seigneur, dit humblement Babouc, je n'ai jamais été en Perse; je n'y connais personne. - Tant mieux, dit l'ange, tu ne seras point partial; tu a reçu du Ciel le discernement et j'y ajoute le don d'inspirer la confiance; marche, regarde, écoute, observe, et ne crains rien; tu seras partout bien reçu." Babouc monta sur son chameau et partit avec ses serviteurs. Au bout de quelques journées, il rencontra vers les plaines de Sennaar l'armée persane, qui allait combattre l'armée indienne. Il s'adressa d'abord à un soldat qu'il trouva écarté. Il lui parla, et lui demanda quel était le sujet de la guerre. "Par tous les dieux, dit le soldat, je n'en sais rien. Ce n'est pas mon affaire mon métier est de tuer et d'être tué pour gagner ma vie; il n'importe qui je serve. Je pourrais bien même dès demain passer dans le camp des Indiens car on dit qu'ils donnent près d'une demi-drachme de cuivre par jour à leurs soldats de plus que nous n'en avons dans ce maudit service de Perse. Si vous voulez savoir pourquoi on se bat, parlez à mon capitaine." Babouc ayant fait un petit présent au soldat entra dans le camp. Il fit bientôt connaissance avec le capitaine, et lui demanda le sujet de la guerre. "Comment voulez-vous que je le sache? dit le capitaine, et que m'importe ce beau sujet? J'habite à deux cents lieues de Persépolis; j'entends dire que la guerre est déclarée; j'abandonne aussitôt ma famille, et je vais chercher, selon notre coutume, la fortune ou la mort, attendu que je n'ai rien à faire. - Mais vos camarades, dit Babouc, ne sont-ils pas un peu plus instruits que vous? - Non, dit l'officier; il n'y a guère que nos principaux satrapes qui savent bien précisément pourquoi on s'égorge." Babouc, étonné, s'introduisit chez les généraux; il entra dans leur familiarité. L'un d'eux lui dit enfin "La cause de cette guerre, qui désole depuis vingt ans l'Asie, vient originairement d'une querelle entre un eunuque d'une femme du grand roi de Perse, et un commis d'un bureau du grand roi des Indes. Il s'agissait d'un droit qui revenait à peu près à la trentième partie d'une darique. Le premier ministre des Indes et le nôtre soutinrent dignement les droits de leurs maÃtres. La querelle s'échauffa. On mit de part et d'autre en campagne une armée d'un million de soldats. Il faut recruter cette armée tous les ans de plus de quatre cent mille hommes. Les meurtres, les incendies, les ruines, les dévastations, se multiplient; l'univers souffre, et l'acharnement continue. Notre premier ministre et celui des Indes protestent souvent qu'ils n'agissent que pour le bonheur du genre humain; et à chaque protestation il y a toujours quelque ville détruite et quelques provinces ravagées." Le lendemain, sur un bruit qui se répandit que la paix allait être conclue, le général persan et le général indien s'empressèrent de donner bataille; elle fut sanglante. Babouc en vit toutes les fautes et toutes les abominations; il fut témoin des manoeuvres des principaux satrapes, qui firent ce qu'ils purent pour faire battre leur chef. Il vit des officiers tués par leurs propres troupes; il vit des soldats qui achevaient d'égorger leurs camarades expirants pour leur arracher quelques lambeaux sanglants, déchirés et couverts de fange. Il entra dans les hôpitaux où l'on transportait les blessés, dont la plupart expiraient par la négligence inhumaine de ceux mêmes que le roi de Perse payait chèrement pour les secourir. "Sont-ce là des hommes, s'écria Babouc, ou des bêtes féroces? Ah! je vois bien que Persépolis sera détruite." Occupé de cette pensée, il passa dans le camp des Indiens il y fut aussi bien reçu que dans celui des Perses, selon ce qui lui avait été prédit; mais il y vit tous les mêmes excès qui l'avaient saisi d'horreur. "Oh, oh! dit-il en lui-même, si l'ange Ituriel veut exterminer les Persans, il faut donc que l'ange des Indes détruise aussi les Indiens." S'étant ensuite informé plus en détail de ce qui s'était passé dans l'une et l'autre armée, il apprit des actions de générosité, de grandeur d'âme, d'humanité, qui l'étonnèrent et le ravirent. "Inexplicables humains, s'écria-t-il, comment pouvez-vous réunir tant de bassesse et de grandeur, tant de vertus et de crimes?" Cependant la paix fut déclarée. Les chefs des deux armées, dont aucun n'avait remporté la victoire, mais qui, pour leur seul intérêt, avaient fait verser le sang de tant d'hommes, leurs semblables, allèrent briguer dans leurs cours des récompenses. On célébra la paix dans des écrits publics qui n'annonçaient que le retour de la vertu et de la félicité sur la terre. "Dieu soit loué! dit Babouc; Persépolis sera le séjour de l'innocence épurée; elle ne sera point détruite comme le voulaient ces vilains génies courons sans tarder dans cette capitale de l'Asie." Il arriva dans cette ville immense par l'ancienne entrée, qui était toute barbare, et dont la rusticité dégoûtante offensait les yeux. Toute cette partie de la ville se ressentait du temps où elle avait été bâtie car, malgré l'opiniâtreté des hommes à louer l'antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu'en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers. Babouc se mêla dans la foule d'un peuple composé de ce qu'il y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes. Cette foule se précipitait d'un air hébété dans un enclos vaste et sombre. Au bourdonnement continuel, au mouvement qu'il y remarqua, à l'argent que quelques personnes donnaient à d'autres pour avoir droit de s'asseoir, il crut être dans un marché où l'on vendait des chaises de pailles; mais bientôt, voyant que plusieurs femmes se mettaient à genoux, en faisant semblant de regarder fixement devant elles, et en regardant les hommes de côté, il s'aperçut qu'il était dans un temple. Des voix aigres, rauques, sauvages, discordantes, faisaient retentir la voûte de sons mal articulés qui faisaient le même effet que les voix des onagres quand elles répondent, dans les plaines des Pictaves, au cornet à bouquin qui les appelle. Il se bouchait les oreilles; mais il fut près de se boucher encore les yeux et le nez quand il vit entrer dans ce temple des ouvriers avec des pinces et des pelles. Ils remuèrent une large pierre, et jetèrent à droite et à gauche une terre dont s'exhalait une odeur empestée; ensuite on vint poser un mort dans cette ouverture, et on remit la pierre par-dessus. "Quoi! s'écria Babouc, ces peuples enterrent leurs morts dans les mêmes lieux où ils adorent la Divinité! Quoi! leurs temples sont pavés de cadavres! Je ne m'étonne plus de ces maladies pestilentielles qui désolent souvent Persépolis. La pourriture des morts, et celle de tant de vivants rassemblés et pressés dans le même lieu, est capable d'empoisonner le globe terrestre. Ah! la vilaine ville que Persépolis! Apparemment que les anges veulent la détruire pour en rebâtir une plus belle, et pour la peupler d'habitants moins malpropres, et qui chantent mieux. La Providence peut avoir ses raisons; laissons-la faire." Cependant le soleil approchait du haut de sa carrière. Babouc devait aller dÃner à l'autre bout de la ville, chez une dame pour laquelle son mari, officier de l'armée, lui avait donné des lettres. Il fit d'abord plusieurs tours dans Persépolis; il vit d'autres temples mieux bâtis et mieux ornés, remplis d'un peuple poli, et retentissant d'une musique harmonieuse; il remarqua des fontaines publiques, lesquelles, quoique mal placées, frappaient les yeux par leur beauté; des places où semblaient respirer en bronze les meilleurs rois qui avaient gouverné la Perse; d'autres places où il entendait le peuple s'écrier "Quand verrons-nous ici le maÃtre que nous chérissons?" Il admira les ponts magnifiques élevés sur le fleuve, les quais superbes et commodes, les palais bâtis à droite et à gauche, une maison immense où des milliers de vieux soldats blessés et vainqueurs rendaient chaque jour grâces au Dieu des armées. Il entra enfin chez la dame, qui l'attendait à dÃner avec une compagnie d'honnêtes gens. La maison était propre et ornée, le repas délicieux, la dame jeune, belle, spirituelle, engageante, la compagnie digne d'elle; et Babouc disait en lui-même à tout moment "L'ange Ituriel se moque du monde de vouloir détruire une ville si charmante." Cependant il s'aperçut que la dame, qui avait commencé par lui demander tendrement des nouvelles de son mari, parlait plus tendrement encore, sur la fin du repas, à un jeune mage. Il vit un magistrat qui, en présence de sa femme, pressait avec vivacité une veuve; et cette veuve indulgente avait une main passée autour du cou du magistrat, tandis qu'elle tendait l'autre à un jeune citoyen très beau et très modeste. La femme du magistrat se leva de table la première pour aller entretenir dans un cabinet voisin son directeur, qui arrivait trop tard et qu'on avait attendu à dÃner; et le directeur, homme éloquent, lui parla dans ce cabinet avec tant de véhémence et d'onction que la dame avait, quand elle revint, les yeux humides, les joues enflammées, la démarche mal assurée, la parole tremblante. Alors Babouc commença à craindre que le génie Ituriel n'eût raison. Le talent qu'il avait d'attirer la confiance le mit dès le jour même dans les secrets de la dame elle lui confia son goût pour le jeune mage, et l'assura que dans toutes les maisons de Persépolis il trouverait l'équivalent de ce qu'il avait vu dans la sienne. Babouc conclut qu'une telle société ne pouvait subsister; que la jalousie, la discorde, la vengeance, devaient désoler toutes les maisons; que les larmes et le sang devaient couler tous les jours; que certainement les maris tueraient les galants de leurs femmes, ou en seraient tués; et qu'enfin Ituriel faisait fort bien de détruire tout d'un coup une ville abandonnée à de continuels désastres. Il était plongé dans ces idées funestes, quand il se présenta à la porte un homme grave en manteau noir, qui demanda humblement à parler au jeune magistrat. Celui-ci, sans se lever, sans le regarder, lui donna fièrement, et d'un air distrait, quelques papiers, et le congédia. Babouc demanda quel était cet homme. La maÃtresse de la maison lui dit tout bas "C'est un des meilleurs avocats de la ville; il y a cinquante ans qu'il étudie les lois. Monsieur, qui n'a que vingt-cinq ans, et qui est satrape de loi depuis deux jours, lui donne à faire l'extrait d'un procès qu'il doit juger, qu'il n'a pas encore examiné. - Ce jeune étourdi fait sagement, dit Babouc, de demander conseil à un vieillard; mais pourquoi n'est-ce pas ce vieillard qui est juge? - Vous vous moquez, lui dit-on; jamais ceux qui ont vieilli dans les emplois laborieux et subalternes ne parviennent aux dignités. Ce jeune homme a une grande charge, parce que son père est riche, et qu'ici le droit de rendre la justice s'achète comme une métairie. - O moeurs! ô malheureuse ville! s'écria Babouc; voilà le comble du désordre; sans doute ceux qui ont ainsi acheté le droit de juger vendent leurs jugements je ne vois ici que des abÃmes d'iniquité." Comme il marquait ainsi sa douleur et sa surprise, un jeune guerrier, qui était revenu ce jour même de l'armée, lui dit "Pourquoi ne voulez-vous pas qu'on achète les emplois de la robe? J'ai bien acheté, moi, le droit d'affronter la mort à la tête de deux mille hommes, que je commande; il m'en a coûté quarante mille dariques d'or, cette année, pour coucher sur la terre trente nuits de suite en habit rouge, et pour recevoir ensuite deux bons coups de flèches dont je me sens encore. Si je me ruine pour servir l'empereur persan, que je n'ai jamais vu, M. le satrape de robe peut bien payer quelque chose pour avoir le plaisir de donner audience à des plaideurs." Babouc, indigné, ne put s'empêcher de condamner dans son coeur un pays où l'on mettait à l'encan les dignités de la paix et de la guerre; il conclut précipitamment que l'on y devait ignorer absolument la guerre et les lois, et que, quand même Ituriel n'exterminerait pas ces peuples, ils périraient par leur détestable administration. Sa mauvaise opinion augmenta encore à l'arrivée d'un gros homme qui, ayant salué très familièrement toute la compagnie, s'approcha du jeune officier, et lui dit "Je ne peux vous prêter que cinquante mille dariques d'or, car, en vérité, les douanes de l'empire ne m'en ont rapporté que trois cent mille cette année." Babouc s'informa quel était cet homme qui se plaignait de gagner si peu; il apprit qu'il y avait dans Persépolis quarante rois plébéiens qui tenaient à bail l'empire de Perse, et qui en rendaient quelque chose au monarque. Après dÃner, il alla dans un des plus superbes temples de la ville; il s'assit au milieu d'une troupe de femmes et d'hommes qui étaient venus là pour passer le temps. Un mage parut dans une machine élevée, qui parla longtemps du vice et de la vertu. Ce mage divisa en plusieurs parties ce qui n'avait pas besoin d'être divisé; il prouva méthodiquement tout ce qui était clair; il enseigna tout ce qu'on savait. Il se passionna froidement, et sortit suant et hors d'haleine. Toute l'assemblée alors se réveilla, et crut avoir assisté à une instruction. Babouc dit "Voilà un homme qui a fait de son mieux pour ennuyer deux ou trois cents de ses concitoyens; mais son intention était bonne, et il n'y a pas là de quoi détruire Persépolis." Au sortir de cette assemblée, on le mena voir une fête publique qu'on donnait tous les jours de l'année c'était dans une espèce de basilique, au fond de laquelle on voyait un palais. Les plus belles citoyennes de Persépolis, les plus considérables satrapes, rangés avec ordre, formaient un spectacle si beau que Babouc crut d'abord que c'était là toute la fête. Deux ou trois personnes, qui paraissaient des rois et des reines, parurent bientôt dans le vestibule de ce palais; leur langage était très différent de celui du peuple; il était mesuré, harmonieux, et sublime. Personne ne dormait, on écoutait dans un profond silence, qui n'était interrompu que par les témoignages de la sensibilité et de l'admiration publique. Le devoir des rois, l'amour de la vertu, les dangers des passions, étaient exprimés par des traits si vifs et si touchants que Babouc versa des larmes. Il ne douta pas que ces héros et ces héroïnes, ces rois et ces reines qu'il venait d'entendre, ne fussent les prédicateurs de l'empire; il se proposa même d'engager Ituriel à les venir entendre, bien sûr qu'un tel spectacle les réconcilierait pour jamais avec la ville. Dès que cette fête fut finie, il voulut voir la principale reine qui avait débité dans ce beau palais une morale si noble et si pure; il se fit introduire chez Sa Majesté; on le mena par un petit escalier, au second étage, dans un appartement mal meublé, où il trouva une femme mal vêtue qui lui dit, d'un air noble et pathétique "Ce métier-ci ne me donne pas de quoi vivre; un des princes que vous avez vus m'a fait un enfant; j'accoucherai bientôt; je manque d'argent et sans argent on n'accouche point." Babouc lui donna cent dariques d'or, en disant "S'il n'y avait que ce mal-là dans la ville, Ituriel aurait tort de se tant fâcher." De là il alla passer sa soirée chez des marchands de magnificences inutiles. Un homme intelligent, avec lequel il avait fait connaissance, l'y mena; il acheta ce qui lui plut, et on le lui vendit avec politesse beaucoup plus qu'il ne valait. Son ami, de retour chez lui, lui fit voir combien on le trompait. Babouc mit sur ses tablettes le nom du marchand, pour le faire distinguer par Ituriel au jour de la punition de la ville. Comme il écrivait, on frappa à sa porte; c'était le marchand lui-même qui venait lui rapporter sa bourse, que Babouc avait laissée par mégarde sur son comptoir. "Comment se peut-il, s'écria Babouc, que vous soyez si fidèle et si généreux, après n'avoir pas eu de honte de me vendre des colifichets quatre fois au-dessus de leur valeur? - Il n'y a aucun négociant un peu connu dans cette ville, lui répondit le marchand, qui ne fût venu vous rapporter votre bourse; mais on vous a trompé quand on vous a dit que je vous avais vendu ce que vous avez pris chez moi quatre fois plus qu'il ne vaut je vous l'ai vendu dix fois davantage, et cela est si vrai que, si dans un mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas même ce dixième. Mais rien n'est plus juste; c'est la fantaisie des hommes qui met le prix à ces choses frivoles; c'est cette fantaisie qui fait vivre cent ouvriers que j'emploie; c'est elle qui me donne une belle maison, un char commode, des chevaux; c'est elle qui excite l'industrie, qui entretient le goût, la circulation, et l'abondance. Je vend aux nations voisines les mêmes bagatelles plus chèrement qu'à vous, et par là je suis utile à l'empire." Babouc, après avoir un peu rêvé, le raya de ses tablettes. Babouc, fort incertain sur ce qu'il devait penser de Persépolis, résolut de voir les mages et les lettrés car les uns étudient la sagesse, et les autres la religion; et il se flatta que ceux-là obtiendraient grâce pour le reste du peuple. Dès le lendemain matin il se transporta dans un collège de mages. L'archimandrite lui avoua qu'il avait cent mille écus de rente pour avoir fait voeu de pauvreté, et qu'il exerçait un empire assez étendu en vertu de son voeu d'humilité; après quoi il laissa Babouc entre les mains d'un petit frère qui lui fit les honneurs. Tandis que ce frère lui montrait les magnificences de cette maison de pénitence, un bruit se répandit qu'il était venu pour réformer toutes ces maisons. Aussitôt il reçut des mémoires de chacune d'elles; et les mémoires disaient tous en substance "Conservez-nous, et détruisez toutes les autres." A entendre leurs apologies, ces sociétés étaient toutes nécessaires; à entendre leurs accusations réciproques, elles méritaient toutes d'être anéanties. Il admirait comme il n'y en avait aucune d'elles qui, pour édifier l'univers, ne voulût en avoir l'empire. Alors il se présenta un petit homme qui était un demi-mage, et qui lui dit "Je vois bien que l'oeuvre va s'accomplir, car Zerdust est revenu sur la terre; les petites filles prophétisent en se faisant donner des coups de pincettes par-devant et le fouet par-derrière. Ainsi nous vous demandons votre protection contre le grand-lama. - Comment! dit Babouc, contre ce pontife-roi qui réside au Thibet? - Contre lui-même. - Vous lui faites donc la guerre, et vous levez contre lui des armées? - Non; mais il dit que l'homme est libre et nous n'en croyons rien; nous écrivons contre lui de petits livres qu'il ne lit pas à peine a-t-il entendu parler de nous; il nous a seulement fait condamner, comme un maÃtre ordonne qu'on échenille les arbres de ses jardins." Babouc frémit de la folie de ces hommes qui faisaient profession de sagesse, des intrigues de ceux qui avaient renoncé au monde, de l'ambition et de la convoitise orgueilleuse de ceux qui enseignaient l'humilité et le désintéressement; il conclut qu'Ituriel avait de bonnes raisons pour détruire toute cette engeance. Retiré chez lui, il envoya chercher des livres nouveaux pour adoucir son chagrin, et il pria quelques lettrés à dÃner pour se réjouir. Il en vint deux fois plus qu'il n'en avait demandé, comme les guêpes que le miel attire. Ces parasites se pressaient de manger et de parler; ils louaient deux sortes de personnes, les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté le maÃtre de la maison. Si quelqu'un d'eux disait un bon mot, les autres baissaient les yeux et se mordaient les lèvres de douleur de ne l'avoir pas dit. Ils avaient moins de dissimulation que les mages, parce qu'ils n'avaient pas de si grands objets d'ambition. Chacun d'eux briguait une place de valet et une réputation de grand homme; ils se disaient en face des choses insultantes, qu'ils croyaient des traits d'esprit. Ils avaient eu quelque connaissance de la mission de Babouc. L'un d'eux le pria tout bas d'exterminer un auteur qui ne l'avait pas assez loué il y avait cinq ans; un autre demanda la perte d'un citoyen qui n'avait jamais ri à ses comédies; un troisième demanda l'extinction de l'Académie, parce qu'il n'avait jamais pu parvenir à y être admis. Le repas fini, chacun d'eux s'en alla seul, car il n'y avait pas dans toutes la troupe deux hommes qui pussent se souffrir, ni même se parler ailleurs que chez les riches qui les invitaient à leur table. Babouc jugea qu'il n'y aurait pas grand mal quand cette vermine périrait dans la destruction générale. Dès qu'il se fut défait d'eux, il se mit à lire quelques livres nouveaux. Il y reconnut l'esprit de ses convives. Il vit surtout avec indignation ces gazettes de la médisance, ces archives du mauvais goût, que l'envie, la bassesse et la faim ont dictées; ces lâches satires où l'on ménage le vautour et où l'on déchire la colombe; ces romans dénués d'imagination, où l'on voit tant de portraits de femmes que l'auteur ne connaÃt pas. Il jeta au feu tous ces détestables écrits, et sortit pour aller le soir à la promenade. On le présenta à un vieux lettré qui n'était point venu grossir le nombre de ses parasites. Ce lettré fuyait toujours la foule, connaissait les hommes, en faisait usage, et se communiquait avec discrétion. Babouc lui parla avec douleur de ce qu'il avait lu et de ce qu'il avait vu. "Vous avez lu des choses bien méprisables, lui dit le sage lettré; mais dans tous les temps, et dans tous les pays, et dans tous les genres, le mauvais fourmille, et le bon est rare. Vous avez reçu chez vous le rebut de la pédanterie, parce que, dans toutes les professions, ce qu'il y a de plus indigne de paraÃtre est toujours ce qui se présente avec le plus d'impudence. Les véritables sages vivent entre eux retirés et tranquilles; il y a encore parmi nous des hommes et des livres dignes de votre attention." Dans le temps qu'il parlait ainsi, un autre lettré les joignit; leurs discours furent si agréables et si instructifs, si élevés au-dessus des préjugés et si conformes à la vertu, que Babouc avoua n'avoir jamais rien entendu de pareil. "Voilà des hommes, disait-il tout bas, à qui l'ange Ituriel n'osera toucher, ou il sera bien impitoyable." Accommodé avec les lettrés, il était toujours en colère contre le reste de la nation. "Vous êtes étranger, lui dit l'homme judicieux qui lui parlait; les abus se présentent à vos yeux en foule, et le bien, qui est caché et qui résulte quelquefois de ces abus mêmes, vous échappe." Alors il apprit que parmi les lettrés il y en avait quelques-uns qui n'étaient pas envieux, et que parmi les mages mêmes il y en avait de vertueux. Il conçut à la fin que ces grands corps, qui semblaient en se choquant préparer leurs communes ruines, étaient au fond des institutions salutaires; que chaque société de mages était un frein à ses rivales; que si ces émules différaient dans quelques opinions, ils enseignaient tous la même morale, qu'ils instruisaient le peuple, et qu'ils vivaient soumis aux lois, semblables aux précepteurs qui veillent sur le fils de la maison, tandis que le maÃtre veille sur eux-mêmes. Il en pratiqua plusieurs, et vit des âmes célestes. Il apprit même que parmi les fous qui prétendaient faire la guerre au grand-lama, il y avait eu de très grands hommes. Il soupçonna enfin qu'il pourrait bien en être des moeurs de Persépolis comme des édifices, dont les uns lui avaient paru dignes de pitié, et les autres l'avaient ravi en admiration. Il dit à son lettré "Je connais très bien que ces mages, que j'avais crus si dangereux, sont en effet très utiles, surtout quand un gouvernement sage les empêche de se rendre trop nécessaires; mais vous m'avouerez au moins que vos jeunes magistrats, qui achètent une charge de juge dès qu'ils ont appris à monter à cheval, doivent étaler dans les tribunaux tout ce que l'impertinence a de plus ridicule, et tout ce que l'iniquité a de plus pervers; il vaudrait mieux sans doute donner ces places gratuitement à ces vieux jurisconsultes qui ont passé toute leur vie à peser le pour et le contre." Le lettré lui répliqua "Vous avez vu notre armée avant d'arriver à Persépolis; vous savez que nos jeunes officiers se battent très bien, quoiqu'ils aient acheté leurs charges peut-être verrez-vous que nos jeunes magistrats ne jugent pas mal, quoiqu'ils aient payé pour juger." Il le mena le lendemain au grand tribunal, où l'on devait rendre un arrêt important. La cause était connue de tout le monde. Tous ces vieux avocats qui en parlaient étaient flottants dans leurs opinions; ils alléguaient cent lois, dont aucune n'était applicable au fond de la question; ils regardaient l'affaire par cent côtés, dont aucun n'était dans son vrai jour les juges décidèrent plus vite que les avocats ne doutèrent. Leur jugement fut presque unanime; ils jugèrent bien, parce qu'ils suivaient les lumières de la raison; et les autres avaient opiné mal parce qu'ils n'avaient consulté que leurs livres. Babouc conclut qu'il y avait souvent de très bonnes choses dans les abus. Il vit dès le jour même que les richesses des financiers, qui l'avaient tant révolté, pouvaient produire un effet excellent, car, l'empereur ayant eu besoin d'argent, il trouva en une heure, par leur moyen, ce qu'il n'aurait pas eu en six mois par les voies ordinaires; il vit que ces gros nuages, enflés de la rosée de la terre, lui rendaient en pluie ce qu'ils en recevaient. D'ailleurs, les enfants de ces hommes nouveaux, souvent mieux élevés que ceux des familles plus anciennes, valaient quelquefois beaucoup mieux car rien n'empêche qu'on ne soit un bon juge, un brave guerrier, un homme d'Etat habile, quand on a eu un père bon calculateur. Insensiblement Babouc faisait grâce à l'avidité du financier, qui n'est pas au fond plus avide que les autres hommes, et qui est nécessaire. Il excusait la folie de se ruiner pour juger et pour se battre, folie qui produit de grands magistrats et des héros. Il pardonnait à l'envie des lettrés, parmi lesquels il se trouvait des hommes qui éclairaient le monde; il se réconciliait avec les mages ambitieux et intrigants, chez lesquels il y avait plus de grandes vertus encore que de petits vices; mais il lui restait bien des griefs, et surtout les galanteries des dames, et les désolations qui en devaient être la suite le remplissaient d'inquiétude et d'effroi. Comme il voulait pénétrer dans toutes les conditions humaines, il se fit mener chez un ministre; mais il tremblait toujours en chemin que quelque femme ne fût assassinée en sa présence par son mari. Arrivé chez l'homme d'Etat, il resta deux heures dans l'antichambre sans être annoncé, et deux heures encore après l'avoir été. Il se promettait bien dans cet intervalle de recommander à l'ange Ituriel et le ministre et ses insolents huissiers. L'antichambre était remplie de dames de tout étage, de mages de toutes couleurs, de juges, de marchands, d'officiers, de pédants; tous se plaignaient du ministre. L'avare et l'usurier disaient "Sans doute cet homme-là pille les provinces"; le capricieux lui reprochait d'être bizarre; le voluptueux disait "Il ne songe qu'à ses plaisirs"; l'intrigant se flattait de le voir bientôt perdu par une cabale; les femmes espéraient qu'on leur donneraient bientôt un ministre plus jeune. Babouc entendait leurs discours; il ne put s'empêcher de dire "Voilà un homme bien heureux, il a tous ses ennemis dans son antichambre; il écrase de son pouvoir ceux qui l'envient; il voit à ses pieds ceux qui le détestent." Il entra enfin; il vit un petit vieillard courbé sous le poids des années et des affaires, mais encore vif et plein d'esprit. Babouc lui plut, et il parut à Babouc un homme estimable. La conversation devint intéressante. Le ministre lui avoua qu'il était un homme très malheureux, qu'il passait pour riche, et qu'il était pauvre; qu'on le croyait tout puissant, et qu'il était toujours contredit; qu'il n'avait guère obligé que des ingrats, et que dans un travail continuel de quarante années il avait eu à peine un moment de consolation. Babouc en fut touché, et pensa que, si cet homme avait fait des fautes, et si l'ange Ituriel voulait le punir, il ne fallait pas l'exterminer, mais seulement lui laisser sa place. Tandis qu'il parlait au ministre entre brusquement la belle dame chez qui Babouc avait dÃné; on voyait dans ses yeux et sur son front les symptômes de la douleur et de la colère. Elle éclata en reproches contre l'homme d'Etat, elle versa des larmes; elle se plaignit avec amertume de ce qu'on avait refusé à son mari une place où sa naissance lui permettait d'aspirer, et que ses services et ses blessures méritaient; elle s'exprima avec tant de force, elle mit tant de grâce dans ses plaintes, elle détruisit les objections avec tant d'adresse, elle fit valoir les raisons avec tant d'éloquence, qu'elle ne sortit point de la chambre sans avoir fait la fortune de son mari. Babouc lui donna la main "Est-il possible, madame, lui dit-il, que vous vous soyez donné toute cette peine pour un homme que vous n'aimez point, et dont vous avez tout à craindre? - Un homme que je n'aime point! s'écria-t-elle; sachez que mon mari est le meilleur ami que j'aie au monde, qu'il n'y a rine que je ne lui sacrifie, hors mon amant; et qu'il ferait tout pour moi, hors de quitter sa maÃtresse. Je veux vous la faire connaÃtre c'est une femme charmante, pleine d'esprit, et du meilleur caractère du monde; nous soupons ensemble ce soir avec mon mari et mon petit mage, venez partager notre joie." La dame mena Babouc chez elle. Le mari qui était enfin arrivé plongé dans la douleur, revit sa femme avec des transports d'allégresse et de reconnaissance il embrassait tour à tour sa femme, sa maÃtresse, le petit mage, et Babouc. L'union, la gaieté, l'esprit, et les grâces, furent l'âme de ce repas. "Apprenez, lui dit la belle dame chez laquelle il soupait, que celles qu'on appelle quelquefois de malhonnêtes femmes ont presque toujours le mérite d'un très honnête homme; et pour vous en convaincre, venez demain dÃner avec moi chez la belle Téone. Il y a quelques vieilles vestales qui la déchirent; mais elle fait plus de bien qu'elles toutes ensemble. Elle ne commettrait pas une légère injustice pour le grand intérêt; elle ne donne à son amant que des conseils généreux; elle n'est occupée que de sa gloire il rougirait devant elle s'il avait laissé échapper une occasion de faire du bien, car rien n'encourage plus aux actions vertueuses que d'avoir pour témoin et pour juge de sa conduite une maÃtresse dont on veut mériter l'estime." Babouc ne manqua pas au rendez-vous. Il vit une maison où régnaient tous les plaisirs. Téone régnait sur eux; elle savait parler à chacun son langage. Son esprit naturel mettait à son aise celui des autres; elle plaisait sans presque le vouloir; elle était aussi aimable que bienfaisante; et, ce qui augmentait le prix de toutes ses bonnes qualités, elle était belle. Babouc, tout Scythe et tout envoyé qu'il était d'un génie, s'aperçut que, s'il restait encore à Persépolis, il oublierait Ituriel pour Téone. Il s'affectionnait à la ville, dont le peuple était poli, doux et bienfaisant, quoique léger, médisant, et plein de vanité. Il craignait que Persépolis ne fût condamnée; il craignait même le compte qu'il allait rendre. Voici comme il s'y prit pour rendre ce compte. Il fit faire par le meilleur fondeur de la ville une petite statue composée de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles; il la porta à Ituriel "Casserez-vous, dit-il, cette jolie statue parce que tout n'y est pas or et diamants?" Ituriel entendit à demi-mot; il résolut de ne pas même songer à corriger Persépolis, et de laisser aller le monde comme il va "car, dit-il, si tout n'est pas bien, tout est passable". On laissa donc subsister Persépolis, et Babouc fut bien loin de se plaindre, comme Jonas, qui se fâcha de ce qu'on ne détruisait pas Ninive. Mais quand on a été trois jours dans le corps d'une baleine, on n'est pas de si bonne humeur que quand on a été à l'opéra, à la comédie, et qu'on a soupé en bonne compagnie. Zadig, ou la destinée Histoire Orientale Epitre dédicatoire de Zadig à la sultane Shéraa par Sadi Le 10 du mois de Schewal, l'an 837 de l'hégire. Charme de prunelles, tourment des coeurs, lumière de l'esprit, je ne baise point la poussière de vos pieds, parce que vous ne marchez guère, ou que vous marchez sur des tapis d'Iran ou sur des roses. Je vous offre la traduction d'un livre d'un ancien sage qui, ayant le bonheur de n'avoir rien à faire, eut celui de s'amuser à écrire l'histoire de Zadig, ouvrage qui dit plus qu'il ne semble dire. Je vous prie de le lire et d'en juger car, quoique vous soyez dans le printemps de votre vie, quoique tous les plaisirs vous cherchent, quoique vous soyez belle, et que vos talents ajoutent à votre beauté; quoiqu'on vous loue du soir au matin, et que par toutes ces raisons vous soyez en droit de n'avoir pas le sens commun, cependant vous avez l'esprit très sage et le goût très fin, et je vous ai entendue raisonner mieux que de vieux derviches à longue barbe et à bonnet pointu. Vous êtes discrète et vous n'êtes point défiante; vous êtes douce sans être faible; vous êtes bienfaisante avec discernement; vous aimez vos amis, et vous ne vous faites point d'ennemis. Votre esprit n'emprunte jamais ses agréments des traits de la médisance; vous ne dites de mal ni n'en faites, malgré la prodigieuse facilité que vous y auriez. Enfin votre âme m'a toujours paru pure comme votre beauté. Vous avez même un petit fonds de philosophie qui m'a fait croire que vous prendriez plus de goût qu'une autre à cet ouvrage d'un sage. Il fut écrit d'abord en ancien chaldéen, que ni vous ni moi n'entendons. On le traduisit en arabe, pour amuser le célèbre sultan Ouloug-beb. C'était du temps où les Arabes et les Persans commençaient à écrire des Mille et une Nuits, des Mille et un Jours, etc. Ouloug aimait mieux la lecture de Zadig; mais les sultanes aimaient mieux les Mille et un. "Comment pouvez-vous préférer, leur disait le sage Ouloug, des contes qui sont sans raison, et qui ne signifient rien? - C'est précisément pour cela que nous les aimons, répondaient les sultanes." Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas, et que vous serez un vrai Ouloug. J'espère même que, quand vous serez lasse des conversations générales, qui ressemblent assez aux Mille et un, à cela près qu'elles sont moins amusantes, je pourrai trouver une minute pour avoir l'honneur de vous parler raison. Si vous aviez été Thalestris du temps de Scander, fils de Philippe; si vous aviez été la reine de Sabée du temps de Soleiman, c'eussent été ces rois qui auraient fait le voyage. Je prie les vertus célestes que vos plaisirs soient sans mélange, votre beauté durable, et votre bonheur sans fin. Le borgne Du temps du roi Moabdar il y avait à Babylone un jeune homme nommé Zadig, né avec un beau naturel fortifié par l'éducation. Quoique riche et jeune, il savait modérer ses passions; il n'affectait rien; il ne voulait point toujours avoir raison, et savait respecter la faiblesse des hommes. On était étonné de voir qu'avec beaucoup d'esprit il n'insultât jamais par des railleries à ces propos si vagues, si rompus, si tumultueux, à ces médisances téméraires, à ces décisions ignorantes, à ces turlupinades grossières, à ce vain bruit de paroles, qu'on appelait conversation dans Babylone. Il avait appris, dans le premier livre de Zoroastre, que l'amour-propre est un ballon gonflé de vent, dont il sort des tempêtes quand on lui a fait une piqûre. Zadig surtout ne se vantait pas de mépriser les femmes et de les subjuguer. Il était généreux; il ne craignait point d'obliger des ingrats, suivant ce grand précepte de Zoroastre Quand tu manges, donne à manger aux chiens, dussent-ils te mordre. Il était aussi sage qu'on peut l'être car il cherchait à vivre avec des sages. Instruit dans les sciences des anciens Chaldéens, il n'ignorait pas les principes physiques de la nature, tels qu'on les connaissait alors, et savait de la métaphysique ce qu'on en a su dans tous les âges, c'est-à -dire fort peu de chose. Il était fermement persuadé que l'année était de trois cent soixante et cinq jours et un quart, malgré la nouvelle philosophie de son temps, et que le soleil était au centre du monde; et quand les principaux mages lui disaient, avec une hauteur insultante, qu'il avait de mauvais sentiments, et que c'était être ennemi de l'Etat que de croire que le soleil tournait sur lui-même, et que l'année avait douze mois, il se taisait sans colère et sans dédain. Zadig, avec de grandes richesses, et par conséquent avec des amis, ayant de la santé, une figure aimable, un esprit juste et modéré, un coeur sincère et noble, crut qu'il pouvait être heureux. Il devait se marier à Sémire, que sa beauté, sa naissance et sa fortune rendaient le premier parti de Babylone. Il avait pour elle un attachement solide et vertueux, et Sémire l'aimait avec passion. Ils touchaient au moment fortuné qui allait les unir, lorsque, se promenant ensemble vers une porte de Babylone, sous les palmiers qui ornaient les rivages de l'Euphrate, ils virent venir à eux des hommes armés de sabres et de flèches. C'étaient les satellites du jeune Orcan, neveu d'un ministre, à qui les courtisans de son oncle avaient fait accroire que tout lui était permis. Il n'avait aucune des grâces ni des vertus de Zadig; mais, croyant valoir beaucoup mieux, il était désespéré de n'être pas préféré. Cette jalousie, qui ne venait que de sa vanité, lui fit penser qu'il aimait éperdument Sémire. Il voulait l'enlever. Les ravisseurs la saisirent, et dans les emportements de leur violence ils la blessèrent, et firent couler le sang d'une personne dont la vue aurait attendri les tigres du mont Imaüs. Elle perçait le ciel de ses plaintes. Elle s'écriait "Mon cher époux! on m'arrache à ce que j'adore." Elle n'était point occupée de son danger; elle ne pensait qu'à son cher Zadig. Celui-ci, dans le même temps, la défendait avec toute la force que donnent la valeur et l'amour. Aidé seulement de deux esclaves, il mit les ravisseurs en fuite, et ramena chez elle Sémire, évanouie et sanglante, qui en ouvrant les yeux vit son libérateur. Elle lui dit "O Zadig! Je vous aimais comme mon époux; je vous aime comme celui à qui je dois l'honneur et la vie." Jamais il n'y eut un coeur plus pénétré que celui de Sémire. Jamais bouche plus ravissante n'exprima des sentiments plus touchants par ces paroles de feu qu'inspirent le sentiment du plus grand des bienfaits et le transport le plus tendre de l'amour le plus légitime. Sa blessure était légère; elle guérit bientôt. Zadig était blessé plus dangereusement; un coup de flèche reçu près de l'oeil lui avait fait une plaie profonde. Sémire ne demandait aux dieux que la guérison de son amant. Ses yeux étaient nuit et jour baignés de larmes elle attendait le moment où ceux de Zadig pourraient jouir de ses regards; mais un abcès survenu à l'oeil blessé fit tout craindre. On envoya jusqu'à Memphis chercher le grand médecin Hermès, qui vint avec un nombreux cortège. Il visita le malade, et déclara qu'il perdrait l'oeil; il prédit même le jour et l'heure où ce funeste accident devait arriver. "Si c'eût été l'oeil droit, dit-il, je l'aurais guéri; mais les plaies de l'oeil gauche sont incurables." Tout Babylone, en plaignant la destinée de Zadig, admira la profondeur de la science d'Hermès. Deux jours après, l'abcès perça de lui-même; Zadig fut guéri parfaitement. Hermès écrivit un livre où il lui prouva qu'il n'avait pas dû guérir. Zadig ne le lut point; mais, dès qu'il put sortir, il se prépara à rendre visite à celle qui faisait l'espérance du bonheur de sa vie, et pour qui seule il voulait avoir des yeux. Sémire était à la campagne depuis trois jours. Il apprit en chemin que cette belle dame, ayant déclaré hautement qu'elle avait une aversion insurmontable pour les borgnes, venait de se marier à Orcan lui-même. A cette nouvelle il tomba sans connaissance; sa douleur le mit au bord du tombeau; il fut longtemps malade, mais enfin la raison l'emporta sur son affliction; et l'atrocité de ce qu'il éprouvait servit même à le consoler. "Puisque j'ai essuyé, dit-il, un si cruel caprice d'une fille élevée à la cour, il faut que j'épouse une citoyenne." Il choisit Azora, la plus sage et la mieux née de la ville; il l'épousa, et vécut un mois avec elle dans les douceurs de l'union la plus tendre. Seulement il remarquait en elle un peu de légèreté, et beaucoup de penchant à trouver toujours que les jeunes gens les mieux faits étaient ceux qui avaient le plus d'esprit et de vertu. Le nez Un jour, Azora revint d'une promenade toute en colère et faisant de grandes exclamations. "Qu'avez-vous, lui dit-il, ma chère épouse? qui vous peut mettre ainsi hors de vous-même? - Hélas! dit-elle, vous seriez comme moi, si vous aviez vu le spectacle dont je viens d'être témoin. J'ai été consoler la jeune veuve Cosrou, qui vient d'élever, depuis deux jours, un tombeau à son jeune époux auprès du ruisseau qui borde cette prairie. Elle a promis aux dieux, dans sa douleur, de demeurer auprès de ce tombeau tant que l'eau de ce ruisseau coulerait auprès. - Eh bien! dit Zadig, voilà une femme estimable qui aimait véritablement son mari! - Ah! reprit Azora, si vous saviez à quoi elle s'occupait quand je lui ai rendu visite! - A quoi donc, belle Azora? - Elle faisait détourner le ruisseau." Azora se répandit en des invectives si longues, éclata en reproches si violents contre la jeune veuve, que ce faste de vertu ne plut pas à Zadig. Il avait un ami, nommé Cador, qui était un de ce jeunes gens à qui sa femme trouvait plus de probité et de mérite qu'aux autres; il le mit dans sa confidence, et s'assura, autant qu'il le pouvait, de sa fidélité par un présent considérable. Azora, ayant passé deux jours chez une de ses amies à la campagne, revint le troisième jour à la maison. Des domestiques en pleurs lui annoncèrent que son mari était mort subitement la nuit même, qu'on n'avait pas osé lui porter cette funeste nouvelle, et qu'on venait d'ensevelir Zadig dans le tombeau de ses pères, au bout du jardin. Elle pleura, s'arracha les cheveux, et jura de mourir. Le soir, Cador lui demanda la permission de lui parler, et ils pleurèrent tous deux. Le lendemain ils pleurèrent moins et dÃnèrent ensemble. Cador lui confia que son ami lui avait laissé la plus grande partie de son bien, et lui fit entendre qu'il mettrait son bonheur à partager sa fortune avec elle. La dame pleura, se fâcha, s'adoucit; le souper fut plus long que le dÃner; on se parla avec plus de confiance. Azora fit l'éloge du défunt; mais elle avoua qu'il avait des défauts dont Cador était exempt. Au milieu du souper, Cador se plaignit d'un mal de rate violent; la dame, inquiète et empressée, fit apporter toutes les essences dont elle se parfumait pour essayer s'il n'y en avait pas quelqu'une qui fût bonne pour le mal de rate; elle regretta beaucoup que le grand Hermès ne fût pas encore à Babylone; elle daigna même toucher le côté où Cador sentait de si vives douleurs. "Etes-vous sujet à cette cruelle maladie? lui dit-elle avec compassion. - Elle me met quelquefois au bord du tombeau, lui répondit Cador, et il n'y a qu'un seul remède qui puisse me soulager c'est de m'appliquer sur le côté le nez d'un homme qui soit mort la veille. - Voilà un étrange remède, dit Azora. - Pas plus étrange, répondit-il, que les sachets du sieur Arnou contre l'apoplexie." Cette raison, jointe à l'extrême mérite du jeune homme, détermina enfin la dame. "Après tout, dit-elle, quand mon mari passera du monde d'hier dans le monde du lendemain sur le pont Tchinavar, l'ange AsraÃl lui accordera-t-il moins le passage parce que son nez sera un peu moins long dans la seconde vie que dans la première?" Elle prit donc un rasoir; elle alla au tombeau de son époux, l'arrosa de ses larmes, et s'approcha pour couper le nez à Zadig, qu'elle trouva tout étendu dans la tombe. Zadig se relève en tenant son nez d'une main, et arrêtant le rasoir de l'autre. "Madame lui dit-il, ne criez plus tant contre la jeune Cosrou; le projet de me couper le nez vaut bien celui de détourner un ruisseau." Le chien et le cheval Zadig éprouva que le premier mois du mariage, comme il est écrit dans le livre du Zend, est la lune du miel, et que le second est la lune de l'absinthe. Il fut quelque temps après obligé de répudier Azora, qui était devenue trop difficile à vivre, et il chercha son bonheur dans l'étude de la nature. "Rien n'est plus heureux, disait-il, qu'un philosophe qui lit dans ce grand livre que Dieu a mis sous nos yeux. Les vérités qu'il découvre sont à lui il nourrit et il élève son âme, il vit tranquille; il ne craint rien des hommes, et sa tendre épouse ne vient point lui couper le nez." Plein de ces idées, il se retira dans une maison de campagne sur les bords de l'Euphrate. Là il ne s'occupait pas à calculer combien de pouces d'eau coulaient en une seconde sous les arches d'un pont, ou s'il tombait une ligne cube de pluie dans le mois de la souris plus que dans le mois du mouton. Il n'imaginait point de faire de la soie avec des toiles d'araignée, ni de la porcelaine avec des bouteilles cassées, mais il étudia surtout les propriétés des animaux et des plantes, et il acquit bientôt une sagacité qui lui découvrait mille différences où les autres hommes ne voient rien que d'uniforme. Un jour, se promenant auprès d'un petit bois, il vit accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu'ils ont perdu de plus précieux. "Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n'avez-vous point vu le chien de la reine?" Zadig répondit modestement "C'est une chienne, et non pas un chien. - Vous avez raison, reprit le premier eunuque. - C'est une épagneule très petite, ajouta Zadig; elle a fait depuis peu des chiens; elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles très longues. - Vous l'avez donc vue, dit le premier eunuque tout essoufflé. - Non, répondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais su si la reine avait une chienne." Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l'écurie du roi s'était échappé des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand veneur et tous les autres officiers couraient après lui avec autant d'inquiétude que le premier eunuque après la chienne. Le grand veneur s'adressa à Zadig, et lui demanda s'il n'avait point vu passer le cheval du roi. "C'est, répondit Zadig, le cheval qui galope le mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit; il porte une queue de trois pieds et demi de long; les bossettes de son mors sont d'or à vingt-trois carats; ses fers sont d'argent à onze deniers. - Quel chemin a-t-il pris? Où est-il? demanda le grand veneur. - Je ne l'ai point vu, répondit Zadig, et je n'en ai jamais entendu parler." Le grand veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas que Zadig n'eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine; ils le firent conduire devant l'assemblée du grand Desterham, qui le condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie. A peine le jugement fut-il rendu qu'on retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent dans la douloureuse nécessité de réformer leur arrêt; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents onces d'or pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il avait vu. Il fallut d'abord payer cette amende; après quoi il fut permis à Zadig de plaider sa cause au conseil du grand Desterham; il parla en ces termes "Etoiles de justice, abÃmes de science, miroirs de vérité, qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du diamant et beaucoup d'affinité avec l'or puisqu'il m'est permis de parler devant cette auguste assemblée, je vous jure par Orosmade que je n'ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacré du roi des rois. Voici ce qui m'est arrivé. Je me promenais vers le petit bois où j'ai rencontré depuis le vénérable eunuque et le très illustre grand veneur. J'ai vu sur le sable les traces d'un animal, et j'ai jugé aisément que c'étaient celles d'un petit chien. Des sillons légers et longs, imprimés sur de petites éminences de sable entre les traces des pattes, m'ont fait connaÃtre que c'était une chienne dont les mamelles étaient pendantes, et qu'ainsi elle avait [fait] des petits il y a peu de jours. D'autres traces en un sens différent, qui paraissaient toujours avoir rasé la surface du sable à côté des pattes de devant, m'ont appris qu'elle avait les oreilles très longues; et, comme j'ai remarqué que le sable était toujours moins creusé par une patte que par les trois autres; j'ai compris que la chienne de notre auguste reine était un peu boiteuse, si je l'ose dire. "A l'égard du cheval du roi des rois, vous saurez que, me promenant dans les routes de ce bois j'ai aperçu les marques des fers d'un cheval; elles étaient toutes à égales distances. Voilà , ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait. La poussière des arbres, dans une route étroite qui n'a que sept pieds de large, était un peu enlevée à droite et à gauche, à trois pieds et demi du milieu de la route. Ce cheval, ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses mouvements de droite et de gauche, a balayé cette poussière. J'ai vu sous les arbres, qui formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tombées; et j'ai connu que ce cheval y avait touché, et qu'ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant à son mors, il doit être d'or à vingt-trois carats car il en a frotté les bossettes contre une pierre que j'ai reconnue être une pierre de touche, et dont j'ai fait l'essai. J'ai jugé enfin, par les marques que ses fers ont laissées sur des cailloux d'une autre espèce, qu'il était ferré d'argent à onze deniers de fin." Tous les juges admirèrent le profond et subtil discernement de Zadig la nouvelle en vint jusqu'au roi et à la reine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre, et dans le cabinet; et quoique plusieurs mages opinassent qu'on devait le brûler comme sorcier, le roi ordonna qu'on lui rendÃt l'amende de quatre cents onces d'or à laquelle il avait été condamné. Le greffier, les huissiers, les procureurs vinrent chez lui en grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces; ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-huit pour les frais de justice, et leurs valets demandèrent des honoraires. Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d'être trop savant, et se promit bien, à la première occasion, de ne point dire ce qu'il avait vu. Cette occasion se trouva bientôt. Un prisonnier d'Etat s'échappa; il passa sous les fenêtres de sa maison. On interrogea Zadig, il ne répondit rien; mais on lui prouva qu'il avait regardé par la fenêtre. Il fut condamné pour ce crime à cinq cents onces d'or, et il remercia ses juges de leur indulgence, selon la coutume de Babylone. "Grand Dieu! dit-il en lui-même, qu'on est à plaindre quand on se promène dans un bois où la chienne de la reine et le cheval du roi ont passé! qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre! et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie!" L'envieux Zadig voulut se consoler, par la philosophie et par l'amitié, des maux que lui avait faits la fortune. Il avait dans un faubourg de Babylone une maison ornée avec goût, où il rassemblait tous les arts et tous les plaisirs dignes d'un honnête homme. Le matin, sa bibliothèque était ouverte à tous les savants; le soir, sa table l'était à la bonne compagnie; mais il connut bientôt combien les savants sont dangereux; il s'éleva une grande dispute sur une loi de Zoroastre, qui défendait de manger du griffon. "Comment défendre le griffon, disaient les uns, si cet animal n'existe pas? - Il faut bien qu'il existe, disaient les autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu'on en mange." Zadig voulut les accorder en leur disant "S'il y a des griffons, n'en mangeons point; s'il n'y en a point, nous en mangerons encore moins; et par là nous obéirons tous à Zoroastre." Un savant, qui avait composé treize volumes sur les propriétés du griffon, et qui de plus était grand théurgite, se hâta d'aller accuser Zadig devant un archimage nommé Yébor, le plus sot des Chaldéens, et partant le plus fanatique. Cet homme aurait fait empaler Zadig pour la plus grande gloire du soleil, et en aurait récité le bréviaire de Zoroastre d'un ton plus satisfait. L'ami Cador un ami vaut mieux que cent prêtres alla trouver le vieux Yébor, et lui dit "Vivent le soleil et les griffons! gardez-vous bien de punir Zadig c'est un saint; il a des griffons dans sa basse-cour, et il n'en mange point; et son accusateur est un hérétique qui ose soutenir que les lapins ont le pied fendu, et ne sont point immondes. - Eh bien! dit Yébor en branlant sa tête chauve, il faut empaler Zadig pour avoir mal pensée des griffons, et l'autre pour avoir mal parlé des lapins." Cador apaisa l'affaire par le moyen d'une fille d'honneur à laquelle il avait fait un enfant, et qui avait beaucoup de crédit dans le collège des mages. Personne ne fut empalé; de quoi plusieurs docteurs murmurèrent, et en présagèrent la décadence de Babylone. Zadig s'écria "A quoi tient le bonheur! Tout me persécute dans ce monde, jusqu'aux êtres qui n'existent pas." Il maudit les savants, et ne voulut plus vivre qu'en bonne compagnie. Il rassemblait chez lui les plus honnêtes gens de Babylone, et les dames les plus aimables; il donnait des soupers délicats, souvent précédés de concerts, et animés par des conversations charmantes dont il avait su bannir l'empressement de montrer de l'esprit, qui est la plus sûre manière de n'en point avoir, et de gâter la société la plus brillante. Ni le choix de ses amis, ni celui des mets, n'étaient faits par la vanité car en tout il préférait l'être au paraÃtre, et par là il s'attirait la considération véritable, à laquelle il ne prétendait pas. Vis-à -vis sa maison demeurait Arimaze, personnage dont la méchante âme était peinte sur sa grossière physionomie. Il était rongé de fiel et bouffi d'orgueil, et pour comble, c'était un bel esprit ennuyeux. N'ayant jamais pu réussir dans le monde, il se vengeait par en médire. Tout riche qu'il était, il avait de la peine à rassembler chez lui des flatteurs. Le bruit des chars qui entraient le soir chez Zadig l'importunait, le bruit de ses louanges l'irritait davantage. Il allait quelquefois chez Zadig, et se mettait à table sans être prié il y corrompait toute la joie de la société, comme on dit que les harpies infectent les viandes qu'elles touchent. Il lui arriva un jour de vouloir donner une fête à une dame qui, au lieu de la recevoir, alla souper chez Zadig. Un autre jour, causant avec lui dans le palais, ils abordèrent un ministre qui pria Zadig à souper, et ne pria point Arimaze. Les plus implacables haines n'ont pas souvent des fondements plus importants. Cet homme qu'on appelait "l'envieux" dans Babylone voulut perdre Zadig parce qu'on l'appelait "l'heureux". L'occasion de faire du mal se trouve cent fois par jour, et celle de faire du bien, une fois dans l'année, comme dit Zoroastre. L'envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans ses jardins avec deux amis et une dame à laquelle il disait souvent des choses galantes, sans autre intention que celle de les dire. La conversation roulait sur une guerre que le roi venait de terminer heureusement contre le prince d'Hyrcanie, son vassal. Zadig, qui avait signalé son courage dans cette courte guerre, louait beaucoup le roi et encore plus la dame. Il prit ses tablettes et écrivit quatre vers qu'il fit sur le champ, et qu'il donna à lire à cette belle personne. Ses amis le prièrent de leur en faire part la modeste, ou plutôt un amour-propre bien entendu, l'en empêcha. Il savait que des vers impromptus ne sont jamais bons que pour celle en l'honneur de qui ils sont faits il brisa en deux la feuille des tablettes sur laquelle il venait d'écrire, et jeta les deux moitiés dans un buisson de roses, où on les chercha inutilement. Une petite pluie survint; on regagna la maison. L'envieux, qui resta dans le jardin, chercha tant, qu'il trouva un morceau de la feuille. Elle avait été tellement rompue que chaque moitié de vers qui remplissait la ligne faisait un sens, et même un vers d'une plus petite mesure; mais, par un hasard encore plus étrange, ces petits vers se trouvaient former un sens qui contenait les injures les plus horribles contre le roi; on y lisait Par les plus grands forfaits Sur le trône affermi, Dans la publique paix C'est le seul ennemi. L'envieux fut heureux pour la première fois de sa vie. Il avait entre les mains de quoi perdre un homme vertueux et aimable. Plein de cette cruelle joie, il fit parvenir jusqu'au roi cette satire écrite de la main de Zadig on le fit mettre en prison, lui, ses deux amis, et la dame. Son procès lui fut bientôt fait, sans qu'on daignât l'entendre. Lorsqu'il vint recevoir sa sentence, l'envieux se trouva sur son passage et lui dit tout haut que ses vers ne valaient rien. Zadig ne se piquait pas d'être bon poète; mais il était au désespoir d'être condamné comme criminel de lèse-majesté, et de voir qu'on retÃnt en prison une belle dame et deux amis pour un crime qu'il n'avait pas fait. On ne lui permit de parler, parce que ses tablettes parlaient telle était la loi de Babylone. On le fit donc aller au supplice à travers une foule de curieux dont aucun n'osait le plaindre, et qui se précipitaient pour examiner son visage et pour voir s'il mourrait avec bonne grâce. Ses parents seulement étaient affligés, car ils n'héritaient pas. Les trois quarts de son bien étaient confisqués au profit du roi, et l'autre quart au profit de l'envieux. Dans le temps qu'il se préparait à la mort, le perroquet du roi s'envola de son balcon, et s'abattit dans le jardin de Zadig sur un buisson de roses. Un pêche y avait été portée d'un arbre voisin par le vent; elle était tombée sur un morceau de tablettes à écrire auquel elle s'était collée. L'oiseau enleva la pêche et la tablette, et les porta sur les genoux du monarque. Le prince, curieux, y lut des mots qui ne formaient aucun sens, et qui paraissaient des fins de vers. Il aimait la poésie, et il y a toujours de la ressource avec les princes qui aiment les vers l'aventure de son perroquet le fit rêver. La reine, qui se souvenait de ce qui avait été écrit sur une pièce de la tablette de Zadig, se la fit apporter. On confronta les deux morceaux, qui s'ajustaient ensemble parfaitement; on lut alors les vers tels que Zadig les avait faits Par les plus grands forfaits j'ai vu troubler la terre. Sur le trône affermi le roi sait tout dompter. Dans la publique paix l'amour seul fait la guerre C'est le seul ennemi qui soit à redouter. Le roi ordonna aussitôt qu'on fÃt venir Zadig devant lui, et qu'on fÃt sortir de prison ses deux amis et la belle dame. Zadig se jeta le visage contre terre, aux pieds du roi et de la reine il leur demanda très humblement pardon d'avoir fait de mauvais vers; il parla avec tant de grâce, d'esprit, et de raison, que le roi et la reine voulurent le revoir. Il revint, et plut encore davantage. On lui donna tous les biens de l'envieux, qui l'avait injustement accusé mais Zadig les rendit tous, et l'envieux ne fut touché que du plaisir de ne pas perdre son bien. L'estime du roi s'accrut de jour en jour pour Zadig. Il le mettait de tous ses plaisirs, et le consultait dans toutes ses affaires. La reine le regarda dès lors avec une complaisance qui pouvait devenir dangereuse pour elle, pour le roi son auguste époux, pour Zadig, et pour le royaume. Zadig commençait à croire qu'il n'est pas difficile d'être heureux. Les généreux Le temps arriva où l'on célébrait une grande fête qui revenait tous les cinq ans. C'était la coutume à Babylone de déclarer solennellement au bout de cinq années, celui des citoyens qui avait fait l'action la plus généreuse. Les grands et les mages étaient les juges. Le premier satrape, chargé du soin de la ville, exposait les plus belles actions qui s'étaient passées sous son gouvernement. On allait aux voix le roi prononçait le jugement. On venait à cette solennité des extrémités de la terre. Le vainqueur recevait des mains du monarque une coupe d'or garnie de pierreries, et le roi lui disait ces paroles "Recevez ce prix de la générosité, et puissent les dieux me donner beaucoup de sujets qui vous ressemblent!" Ce jour mémorable venu, le roi parut sur son trône, environné des grands, des mages, et des députés de toutes les nations, qui venaient à ces jeux où la gloire s'acquérait non par la légèreté des chevaux, non par la force du corps, mais par la vertu. Le premier satrape rapporta à haute voix les actions qui pouvaient mériter à leurs auteurs ce prix inestimable. Il ne parla point de la grandeur d'âme avec laquelle Zadig avait rendu à l'envieux toute sa fortune ce n'était pas une action qui méritât de disputer le prix. Il présenta d'abord un juge qui, ayant fait perdre un procès considérable à un citoyen, par une méprise dont il n'était pas même responsable, lui avait donné tout son bien, qui était la valeur de ce que l'autre avait perdu. Il produit ensuite un jeune homme qui, étant éperdument épris d'une fille qu'il allait épouser, l'avait cédée à un ami près d'expirer d'amour pour elle, et qui avait encore payé la dot en cédant la fille. Ensuite il fit paraÃtre un soldat qui, dans la guerre d'Hyrcanie, avait donné encore un plus grand exemple de générosité. Des soldats ennemis lui enlevaient sa maÃtresse, et il la défendait contre eux on vint lui dire que d'autres Hyrcaniens enlevaient sa mère à quelques pas de là ; il quitta en pleurant sa maÃtresse, et courut délivrer sa mère; il retourna ensuite vers celle qu'il aimait, et la trouva expirante. Il voulut se tuer sa mère lui remontra qu'elle n'avait que lui pour tout secours, et il eut le courage de souffrir la vie. Les juges penchaient pour ce soldat. Le roi prit la parole, et dit "Son action et celle des autres sont belles, mais elles ne m'étonnent point; hier, Zadig en a fait une qui m'a étonné. J'avais disgracié depuis quelques jours mon ministre et mon favori Coreb. Je me plaignais de lui avec violence, et tous mes courtisans m'assuraient que j'étais trop doux c'était à qui me dirait le plus de mal de Coreb. Je demandai à Zadig ce qu'il en pensait, et il osa en dire du bien. J'avoue que j'ai vu, dans nos histoires, des exemples qu'on a payé de son bien une erreur, qu'on a cédé sa maÃtresse, qu'on a préféré une mère à l'objet de son amour; mais je n'ai jamais lu qu'un courtisan ait parlé avantageusement d'un ministre disgracié contre qui son souverain était en colère. Je donne vingt mille pièces d'or à chacun de ceux dont on vient de réciter les actions généreuses; mais je donne la coupe à Zadig. - Sire, lui dit-il, c'est Votre Majesté seule qui mérite la coupe, c'est elle qui a fait l'action la plus inouïe, puisque, étant roi, vous ne vous êtes point faché contre votre esclave, lorsqu'il contredisait votre passion." On admira le roi et Zadig. Le juge qui avait donné son bien, l'amant qui avait marié sa maÃtresse à son ami, le soldat qui avait préféré le salut de sa mère à celui de sa maÃtresse, reçurent les présents du monarque ils virent leurs noms écrits dans le livre des généreux. Zadig eut la coupe. Le roi acquit la réputation d'un bon prince, qu'il ne garda pas longtemps. Ce jour fut consacré par des fêtes plus longues que la loi ne le portait. La mémoire s'en conserve encore dans l'Asie. Zadig disait "Je suis donc enfin heureux!" Mais il se trompait. Le ministre Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour remplir cette place. Toutes les belles dames de Babylone applaudirent à ce choix, car depuis la fondation de l'empire il n'y avait jamais eu de ministre si jeune. Tous les courtisans furent fâchés; l'envieux en eut un crachement de sang, et le nez lui enfla prodigieusement. Zadig, ayant remercié le roi et la reine, alla remercier aussi le perroquet "Bel oiseau, lui dit-il, c'est vous qui m'avez sauvé la vie; et qui m'avez fait premier ministre la chienne et le cheval de Leurs Majestés m'avaient fait beaucoup de mal, mais vous m'avez fait du bien. Voilà donc de quoi dépendent les destins des hommes! Mais, ajouta-t-il, un bonheur si étrange sera peut-être bientôt évanoui." Le perroquet répondit "Oui." Ce mot frappa Zadig. Cependant, comme il était bon physicien, et qu'il ne croyait pas que les perroquets fussent prophètes, il se rassura bientôt et se mit à exercer son ministère de son mieux. Il fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois, et ne fit sentir à personne le poids de sa dignité. Il ne gêna point les voix du divan, et chaque vizir pouvait avoir un avis sans lui déplaire. Quand il jugeait une affaire, ce n'était pas lui qui jugeait, c'était la loi; mais quand elle était trop sévère, il la tempérait; et quand on manquait de lois, son équité en faisait qu'on aurait prises pour celles de Zoroastre. C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe qu'il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il croyait que les lois étaient faites pour secourir les citoyens autant que pour les intimider. Son principal talent était de démêler la vérité, que tous les hommes cherchent à obscurcir. Dès les premiers jours de son administration il mit ce grand talent en usage. Un fameux négociant de Babylone était mort aux Indes; il avait fait ses héritiers ses deux fils par portions égales, après avoir marié leur soeur, et il laissait un présent de trente mille pièces d'or à celui de ses deux fils qui serait jugé l'aimer davantage. L'aÃné lui bâtit un tombeau, le second augmenta d'une partie de son héritage la dot de sa soeur; chacun disait "C'est l'aÃné qui aime le mieux son père, le cadet aime mieux sa soeur; c'est à l'aÃné qu'appartiennent les trente mille pièces." Zadig les fit venir tous deux l'un après l'autre. Il dit à l'aÃné "Votre père n'est point mort, il est guéri de sa dernière maladie, il revient à Babylone. - Dieu soit loué, répondit le jeune homme; mais voilà un tombeau qui m'a coûté bien cher!" Zadig dit ensuite la même chose au cadet. "Dieu soit loué, répondit-il; je vais rendre à mon père tout ce que j'ai; mais je voudrais qu'il laissât à ma soeur ce que je lui ai donné. - Vous ne rendrez rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pièces c'est vous qui aimez le mieux votre père." Une fille fort riche avait fait une promesse de mariage à deux mages, et, après avoir reçu quelques mois des instructions de l'un et de l'autre, elle se trouva grosse. Ils voulaient tous deux l'épouser. "Je prendrai pour mon mari, dit-elle, celui des deux qui m'a mise en état de donner un citoyen à l'empire. - C'est moi qui ai fait cette bonne oeuvre, dit l'un. - C'est moi qui ait eu cet avantage, dit l'autre. - Eh bien! répondit-elle, je reconnais pour père de l'enfant celui des deux qui lui pourra donner la meilleure éducation." Elle accoucha d'un fils. Chacun des mages veut l'élever. La cause est portée devant Zadig. Il fait venir les deux mages. "Qu'enseigneras-tu à ton pupille? dit-il au premier. - Je lui apprendrai, dit le docteur, les huit parties d'oraison, la dialectique, l'astrologie, la démonomanie; ce que c'est que la substance et l'accident, l'abstrait et le concret, les monades et l'harmonie préétablie. - Moi, dit le second, je tâcherai de le rendre juste et digne d'avoir des amis." Zadig prononça "Que tu sois son père ou non, tu épouseras sa mère." Les disputes et les audiences C'est ainsi qu'il montrait tous les jours la subtilité de son génie et la bonté de son âme; on l'admirait, et cependant on l'aimait. Il passait pour le plus fortuné de tous les hommes, tout l'empire était rempli de son nom; toutes les femmes le lorgnaient; tous les citoyens célébraient sa justice; les savants le regardaient comme leur oracle; les prêtres même avouaient qu'il en savait plus que le vieux archimage Yébor. On était bien loin alors de lui faire des procès sur les griffons; on ne croyait que ce qui lui semblait croyable. Il y avait une grande querelle dans Babylone, qui durait depuis quinze cents années, et qui partageait l'empire en deux sectes opiniâtres l'une prétendait qu'il ne fallait jamais entrer dans le temple de Mithra que du pied gauche; l'autre avait cette coutume en abomination, et n'entrait jamais que du pied droit. On attendait le jour de la fête solennelle du feu sacré pour savoir quelle secte serait favorisée par Zadig. L'univers avait les yeux sur ses deux pieds, et toute la ville était en agitation et en suspens. Zadig entra dans le temple en sautant à pieds joints, et il prouva ensuite, par un discours éloquent, que le Dieu du ciel et de la terre, qui n'a acception de personne, ne fait pas plus de cas de la jambe gauche que de la jambe droite. L'envieux et sa femme prétendirent que dans son discours il n'y avait pas assez de figures, qu'il n'avait pas fait assez danser les montagnes et les collines. "Il est sec et sans génie, disaient-ils; on ne voit chez lui ni la mer s'enfuir; ni les étoiles tomber, ni le soleil se fondre comme de la cire il n'a point le bon style oriental." Zadig se contentait d'avoir le style de la raison. Tout le monde fut pour lui, non pas parce qu'il était dans le bon chemin, non pas parce qu'il était raisonnable, non pas parce qu'il était aimable, mais parce qu'il était premier vizir. Il termina aussi heureusement le grand procès entre les mages blancs et les mages noirs. Les blancs soutenaient que c'était une impiété de se tourner, en priant Dieu, vers l'orient d'hiver; les noirs assuraient que Dieu avait en horreur les prières des hommes qui se tournaient vers le couchant d'été. Zadig ordonna qu'on se tournât comme on voudrait. Il trouva ainsi le secret d'expédier, le matin, les affaires particulières et les générales; le reste du jour, il s'occupait des embellissements de Babylone il faisait représenter des tragédies où l'on pleurait, et des comédies où l'on riait, ce qui était passé de mode depuis longtemps, et ce qu'il fit renaÃtre parce qu'il avait du goût. Il ne prétendait pas en savoir plus que les artistes; il les récompensait par des bienfaits et des distinctions, et n'était point jaloux en secret de leurs talents. Le soir, il amusait beaucoup le roi, et surtout la reine. Le roi disait "Le grand ministre!" La reine disait "L'aimable ministre!" et tous deux ajoutaient "C'eût été grand dommage qu'il eût été pendu." Jamais homme en place ne fut obligé de donner tant d'audiences aux dames. La plupart venaient lui parler des affaires qu'elles n'avaient point, pour en avoir une avec lui. La femme de l'envieux s'y présenta des premières; elle lui jura par Mithra, par Zenda-Vesta, et par le feu sacré, qu'elle avait détesté la conduite de son mari; elle lui confia ensuite que ce mari était un jaloux, un brutal; elle lui fit entendre que les dieux le punissaient en lui refusant les précieux effets de ce feu sacré par lequel seul l'homme est semblable aux immortels; elle finit par laisser tomber sa jarretière; Zadig la ramassa avec sa politesse ordinaire; mais il ne la rattacha point au genou de la dame; et cette petite faute, si c'en est une, fut la cause des plus horribles infortunes. Zadig n'y pensa pas, et la femme de l'envieux y pensa beaucoup. D'autres dames se présentaient tous les jours. Les annales secrètes de Babylone prétendent qu'il succomba une fois, mais qu'il fut tout étonné de jouir sans volupté, et d'embrasser son amante avec distraction. Celle à qui il donna, sans presque s'en apercevoir, des marques de sa protection, était une femme de chambre de la reine Astarté. Cette tendre Babylonienne se disait à elle-même pour se consoler "Il faut que cet homme-là ait prodigieusement d'affaires dans la tête, puisqu'il y songe encore même en faisant l'amour." Il échappa à Zadig, dans les instants où plusieurs personnes ne disent mot, et où d'autres ne prononcent que des paroles sacrées, de s'écrier tout d'un coup "La reine!" La Babylonienne crut qu'enfin il était revenu à lui dans un bon moment, et qu'il lui disait "Ma reine." Mais Zadig, toujours très distrait, prononça le nom d'Astarté. La dame, qui dans ces heureuses circonstances interprétait tout à son avantage, s'imagina que cela voulait dire "Vous êtes plus belle que la reine Astarté." Elle sortit du sérail de Zadig avec de très beaux présents. Elle alla conter son aventure à l'envieuse, qui était son amie intime; celle-ci fut cruellement piquée de la préférence. "Il n'a pas daigné seulement, dit-elle, me rattacher cette jarretière que voici, et dont je ne veux plus me servir. - Oh! oh! dit la fortunée à l'envieuse, vous portez les mêmes jarretières que la reine! Vous les prenez donc chez la même faiseuse?" L'envieuse rêva profondément, ne répondit rien, et alla consulter son mari l'envieux. Cependant Zadig s'apercevait qu'il avait toujours des distractions quand il donnait des audiences et quand il jugeait; il ne savait à quoi les attribuer c'était là sa seule peine. Il eut un songe il lui semblait qu'il était couché d'abord sur des herbes sèches; parmi lesquelles il y en avait quelques-unes de piquantes qui l'incommodaient; et qu'ensuite il reposait mollement sur un lit de roses, dont il sortait un serpent qui le blessait au coeur de sa langue acérée et envenimée. "Hélas! disait-il, j'ai été longtemps couché sur ces herbes sèches et piquantes, je suis maintenant sur le lit de roses, mais quel sera le serpent?" La jalousie Le malheur de Zadig vint de son bonheur même, et surtout de son mérite. Il avait tous les jours des entretiens avec le roi et avec Astarté son auguste épouse. Les charmes de sa conversation redoublaient encore par cette envie de plaire qui est à l'esprit ce que la parure est à la beauté; sa jeunesse et ses grâces firent insensiblement sur Astarté une impression dont elle ne s'aperçut pas d'abord. Sa passion croissait dans le sein de l'innocence. Astarté se livrait sans scrupule et sans crainte au plaisir de voir et d'entendre un homme cher à son époux et à l'Etat; elle ne cessait de le vanter au roi; elle en parlait à ses femmes, qui enchérissaient encore sur ses louanges; tout servait à enfoncer dans son coeur le trait qu'elle ne sentait pas. Elle faisait des présents à Zadig, dans lesquels il entrait plus de galanterie qu'elle ne pensait; elle croyait ne lui parler qu'en reine contente de ses services, et quelquefois ses expressions étaient d'une femme sensible. Astarté était beaucoup plus belle que cette Sémire qui haïssait tant les borgnes, et que cette autre femme qui avait voulu couper le nez à son époux. La familiarité d'Astarté, ses discours tendres, dont elle commençait à rougir, ses regards, qu'elle voulait détourner, et qui se fixaient sur les siens, allumèrent dans le coeur de Zadig un feu dont il s'étonna. Il combattit; il appela à son secours la philosophie, qui l'avait toujours secouru; il n'en tira que des lumières, et n'en reçut aucun soulagement Le devoir, la reconnaissance, la majesté souveraine violée, se présentaient à ses yeux comme des dieux vengeurs; il combattait, il triomphait; mais cette victoire; qu'il fallait remporter à tout moment, lui coûtait des gémissements et des larmes. Il n'osait plus parler à la reine avec cette douce liberté qui avait eu tant de charmes pour tous deux ses yeux se couvraient d'un nuage; ses discours étaient contraints et sans suite il baissait la vue; et quand, malgré lui, ses regards se tournaient vers Astarté, ils rencontraient ceux de la reine mouillés de pleurs, dont il partait des traits de flamme; ils semblaient se dire l'un à l'autre "Nous nous adorons, et nous craignons de nous aimer; nous brûlons tous deux d'un feu que nous condamnons." Zadig sortait d'auprès d'elle égaré, éperdu, le coeur surchargé d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter dans la violence de ses agitations, il laissa pénétrer son secret à son ami Cador, comme un homme qui, ayant soutenu longtemps les atteintes d'une vive douleur, fait enfin connaÃtre son mal par un cri qu'un redoublement aigu lui arrache, et par la sueur froide qui coule sur son front. Cador lui dit "J'ai déjà démêlé les sentiments que vous vouliez vous cacher à vous-même; les passions ont des signes auxquels on ne peut se méprendre. Jugez, mon cher Zadig, puisque j'ai lu dans votre coeur, si le roi n'y découvrira pas un sentiment qui l'offense. Il n'a d'autre défaut que celui d'être le plus jaloux des hommes. Vous résistez à votre passion avec plus de force que la reine ne combat la sienne, parce que vous êtes philosophe, et parce que vous êtes Zadig. Astarté est femme; elle laisse parler ses regards avec d'autant plus d'imprudence qu'elle ne se croit pas encore coupable. Malheureusement, rassurée sur son innocence, elle néglige des dehors nécessaires. Je tremblerai pour elle tant qu'elle n'aura rien à se reprocher. Si vous étiez d'accord l'un et l'autre, vous sauriez tromper tous les yeux une passion naissante et combattue éclate; un amour satisfait sait se cacher." Zadig frémit à la proposition de trahir le roi, son bienfaiteur; et jamais il ne fut plus fidèle à son prince que quand il fut coupable envers lui d'un crime involontaire. Cependant la reine prononçait si souvent le nom de Zadig, son front se couvrait de tant de rougeur en le prononçant, elle était tantôt si animée, tantôt si interdite, quand elle lui parlait en présence du roi; une rêverie si profonde s'emparait d'elle quand il était sorti, que le roi fut troublé. Il crut tout ce qu'il voyait, et imagina tout ce qu'il ne voyait point. Il remarqua surtout que les babouches de sa femme étaient bleues, et que les babouches de Zadig étaient bleues, que les rubans de sa femme étaient jaunes, et que le bonnet de Zadig était jaune; c'étaient là de terribles indices pour un prince délicat. Les soupçons se tournèrent en certitude dans son esprit aigri. Tous les esclaves des rois et des reines sont autant d'espions de leurs coeurs. On pénétra bientôt qu'Astarté était tendre, et que Moabdar était jaloux. L'envieux engagea l'envieuse à envoyer au roi sa jarretière, qui ressemblait à celle de la reine. Pour surcroÃt de malheur, cette jarretière était bleue. Le monarque ne songea plus qu'à la manière de se venger. Il résolut une nuit d'empoisonner la reine, et de faire mourir Zadig par le cordeau au point du jour. L'ordre en fut donné à un impitoyable eunuque, exécuteur de ses vengeances. Il y avait alors dans la chambre du roi un petit nain qui était muet, mais qui n'était pas sourd. On le souffrait toujours il était témoin de ce qui se passait de plus secret, comme un animal domestique. Ce petit muet était très attaché à la reine et à Zadig. Il entendit, avec autant de surprise que d'horreur, donner l'ordre de leur mort. Mais comment faire pour prévenir cet ordre effroyable qui allait s'exécuter dans peu d'heures? Il ne savait pas écrire; mais il avait appris à peindre, et savait surtout faire ressembler. Il passa une partie de la nuit à crayonner ce qu'il voulait faire entendre à la reine. Son dessin représentait le roi agité de fureur, dans un coin du tableau, donnant des ordres à son eunuque; un cordeau bleu et un vase sur une table, avec des jarretières bleues et des rubans jaunes; la reine, dans le milieu du tableau, expirante entre les bras de ses femmes; et Zadig étranglé à ses pieds. L'horizon représentait un soleil levant pour marquer que cette horrible exécution devait se faire aux premiers rayons de l'aurore. Dès qu'il eut fini cet ouvrage, il courut chez une femme d'Astarté, la réveilla, et lui fit entendre qu'il fallait dans l'instant même porter ce tableau à la reine. Cependant, au milieu de la nuit, on vient frapper à la porte de Zadig; on le réveille; on lui donne un billet de la reine; il doute si c'est un songe; il ouvre la lettre d'une main tremblante. Quelle fut sa surprise, et qui pourrait exprimer la consternation et le désespoir dont il fut accablé quand il lut ces paroles "Fuyez, dans l'instant même, ou l'on va vous arracher la vie! Fuyez, Zadig; je vous l'ordonne au nom de notre amour et de mes rubans jaunes. Je n'étais point coupable; mais je sens que je vais mourir criminelle." Zadig eut à peine la force de parler. Il ordonna qu'on fÃt venir Cador; et, sans lui rien dire, il lui donna ce billet. Cador le força d'obéir, et de prendre sur-le-champ la route de Memphis. "Si vous osez aller trouver la reine, lui dit-il, vous hâtez sa mort; si vous parlez au roi, vous la perdez encore. Je me charge de sa destinée; suivez la vôtre. Je répandrai le bruit que vous avez pris la route des Indes. Je viendrai bientôt vous trouver, et je vous apprendrai ce qui se sera passé à Babylone. " Cador, dans le moment même, fit placer deux dromadaires des plus légers à la course vers une porte secrète du palais; il y fit monter Zadig, qu'il fallut porter, et qui était près de rendre l'âme. Un seul domestique l'accompagna; et bientôt Cador, plongé dans l'étonnement et dans la douleur, perdit son ami de vue. Cet illustre fugitif, arrivé sur le bord d'une colline d'où l'on voyait Babylone, tourna la vue sur le palais de la reine, et s'évanouit; il ne reprit ses sens que pour verser des larmes et pour souhaiter la mort. Enfin, après s'être occupé de la destinée déplorable de la plus aimable des femmes et de la première reine du monde, il fit un moment de retour sur lui-même, et s'écria "Qu'est-ce donc que la vie humaine? O vertu! à quoi m'avez-vous servi? Deux femmes m'ont indignement trompé; la troisième, qui n'est point coupable, et qui est plus belle que les autres, va mourir! Tout ce que j'ai fait de bien a toujours été pour moi une source de malédictions, et je n'ai été élevé au comble de la grandeur que pour tomber dans le plus horrible précipice de l'infortune. Si j'eusse été méchant comme tant d'autres, je serais heureux comme eux." Accablé de ces réflexions funestes, les yeux chargés du voile de la douleur, la pâleur de la mort sur le visage, et l'âme abÃmée dans l'excès d'un sombre désespoir, il continuait son voyage vers l'Egypte. La femme battue Zadig dirigeait sa route sur les étoiles. La constellation d'Orion et le brillant astre de Sirius le guidaient vers le pôle de Canope. Il admirait ces vastes globes de lumière qui ne paraissent que de faibles étincelles à nos yeux, tandis que la terre, qui n'est en effet qu'un point imperceptible dans la nature, paraÃt à notre cupidité quelque chose de si grand et de si noble. Il se figurait alors les hommes tels qu'ils sont en effet, des insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue. Cette image vraie semblait anéantir ses malheurs, en lui retraçant le néant de son être et celui de Babylone. Son âme s'élançait jusque dans l'infini, et contemplait, détachée de ses sens, l'ordre immuable de l'univers. Mais lorsque ensuite, rendu à lui-même et rentrant dans son coeur, il pensait qu'Astarté était peut-être morte pour lui, l'univers disparaissait à ses yeux, et il ne voyait dans la nature entière qu'Astarté mourante et Zadig infortuné. Comme il se livrait à ce flux et à ce reflux de philosophie sublime et de douleur accablante, il avançait vers les frontières de l'Egypte; et déjà son domestique fidèle était dans la première bourgade, où il lui cherchait un logement. Zadig cependant se promenait vers les jardins qui bordaient ce village. Il vit, non loin du grand chemin, une femme éplorée qui appelait le ciel et la terre à son secours, et un homme furieux qui la suivait. Elle était déjà atteinte par lui, elle embrassait ses genoux. Cet homme l'accablait de coups et de reproches. Il jugea, à la violence de l'Egyptien et aux pardons réitérés que lui demandait la dame, que l'un était un jaloux, et l'autre une infidèle, mais quand il eut considéré cette femme, qui était d'une beauté touchante, et qui même ressemblait un peu à la malheureuse Astarté, il se sentit pénétré de compassion pour elle, et d'horreur pour l'Egyptien. "Secourez-moi, s'écria-t-elle à Zadig avec des sanglots; tirez-moi des mains du plus barbare des hommes, sauvez-moi la vie!" A ces cris, Zadig courut se jeter entre elle et ce barbare. Il avait quelque connaissance de la langue égyptienne. Il lui dit en cette langue "Si vous avez quelque humanité, je vous conjure de respecter la beauté et la faiblesse. Pouvez-vous outrager ainsi un chef-d'oeuvre de la nature, qui est à vos pieds, et qui n'a pour sa défense que des larmes? - Ah! ah! lui dit cet emporté, tu l'aimes donc aussi! et c'est de toi qu'il faut que je me venge." En disant ces paroles, il laisse la dame, qu'il tenait d'une main par les cheveux, et, prenant sa lance, il veut en percer l'étranger. Celui-ci, qui était de sang-froid, évita aisément le coup d'un furieux. Il se saisit de la lance près du fer dont elle est armée. L'un veut la retirer, l'autre l'arracher. Elle se brise entre leurs mains. L'Egyptien tire son épée; Zadig s'arme de la sienne. Ils s'attaquent l'un l'autre. Celui-ci porte cent coups précipités; celui-là les pare avec adresse. La dame, assise sur un gazon, rajuste sa coiffure et les regarde. L'Egyptien était plus robuste que son adversaire, Zadig était plus adroit. Celui-ci se battait en homme dont la tête conduisait le bras, et celui-là comme un emporté dont une colère aveugle guidait les mouvements au hasard. Zadig passe à lui, et le désarme; et tandis que l'Egyptien, devenu plus furieux, veut se jeter sur lui, il le saisit, le presse, le fait tomber en lui tenant l'épée sur la poitrine; il lui offre de lui donner la vie. L'Egyptien, hors de lui, tire son poignard; il en blesse Zadig dans le temps même que le vainqueur lui pardonnait. Zadig, indigné, lui plonge son épée dans le sein. L'Egyptien jette un cri horrible, et meurt en se débattant. Zadig alors s'avança vers la dame, et lui dit d'une voix soumise "Il m'a forcé de le tuer je vous ai vengée; vous êtes délivrée de l'homme le plus violent que j'aie jamais vu. Que voulez-vous maintenant de moi, madame? - Que tu meures, scélérat, lui répondit-elle; que tu meures! tu as tué mon amant; je voudrais pouvoir déchirer ton coeur. - En vérité, madame, vous aviez là un étrange homme pour amant, lui répondit Zadig; il vous battait de toutes ses forces et il voulait m'arracher la vie parce que vous m'avez conjuré de vous secourir. - Je voudrais qu'il me battÃt encore, reprit la dame en poussant des cris. Je le méritais bien, je lui avais donné de la jalousie. Plût au ciel qu'il me battÃt, et que tu fusses à sa place!" Zadig, plus surpris et plus en colère qu'il ne l'avait été de sa vie, lui dit "Madame, toute belle que vous êtes, vous mériteriez que je vous battisse à mon tour, tant vous êtes extravagante; mais je n'en prendrai pas la peine." Là -dessus il remonta sur son chameau, et avança vers le bourg. A peine avait-il fait quelques pas qu'il se retourne au bruit que faisaient quatre courriers de Babylone. Ils venaient à toute bride. L'un d'eux, en voyant cette femme, s'écria "C'est elle-même! Elle ressemble au portrait qu'on nous en a fait." Ils ne s'embarrassèrent pas du mort, et se saisirent incontinent de la dame. Elle ne cessait de crier à Zadig "Secourez-moi encore une fois, étranger généreux! je vous demande pardon de m'être plainte de vous secourez-moi, et je suis à vous jusqu'au tombeau!" L'envie avait passé à Zadig de se battre désormais pour elle. "A d'autres! répond-il; vous ne m'y attraperez plus." D'ailleurs il était blessé, son sang coulait, il avait besoin de secours; et la vue des quatre Babyloniens, probablement envoyés par le roi Moabdar, le remplissait d'inquiétude. Il s'avance en hâte vers le village, n'imaginant pas pourquoi quatre courriers de Babylone venaient prendre cette Egyptienne, mais encore plus étonné du caractère de cette dame. L'esclavage Comme il entrait dans la bourgade égyptienne, il se vit entouré par le peuple. Chacun criait "Voilà celui qui a enlevé la belle Missouf, et qui vient d'assassiner Clétofis! - Messieurs, dit-il, Dieu me préserve d'enlever jamais votre belle Missouf! elle est trop capricieuse; et, à l'égard de Clétofis, je ne l'ai point assassiné; je me suis défendu seulement contre lui. Il voulait me tuer, parce que je lui avais demandé très humblement grâce pour la belle Missouf, qu'il battait impitoyablement. Je suis un étranger qui vient chercher un asile dans l'Egypte; et il n'y a pas d'apparence qu'en venant demander votre protection j'aie commencé par enlever une femme, et par assassiner un homme." Les Egyptiens étaient alors justes et humains. Le peuple conduisit Zadig à la maison de ville. On commença par le faire panser de sa blessure, et ensuite on l'interrogea, lui et son domestique séparément, pour savoir la vérité. On reconnut que Zadig n'était point un assassin; mais il était coupable du sang d'un homme la loi le condamnait à être esclave. On vendit au profit de la bourgade ses deux chameaux; on distribua aux habitants tout l'or qu'il avait apporté; sa personne fut exposée en vente dans la place publique, ainsi que celle de son compagnon de voyage. Un marchand arabe, nommé Sétoc, y mit l'enchère; mais le valet, plus propre à la fatigue, fut vendu bien plus chèrement que le maÃtre. On ne faisait pas de comparaison entre ces deux hommes. Zadig fut donc esclave subordonné à son valet on les attacha ensemble avec une chaÃne qu'on leur passa aux pieds, et en cet état ils suivirent le marchand arabe dans sa maison. Zadig, en chemin, consolait son domestique, et l'exhorait à la patience; mais, selon sa coutume, il faisait des réflexions sur la vie humaine. "Je vois, lui disait-il, que les malheurs de ma destinée se répandent sur la tienne. Tout m'a tourné jusqu'ici d'une façon bien étrange. J'ai été condamné à l'amende pour avoir vu passer une chienne; j'ai pensé être empalé pour un griffon; j'ai été envoyé au supplice parce que j'avais fait des vers à la louange du roi; j'ai été sur le point d'être étranglé parce que la reine avait des rubans jaunes, et me voici esclave avec toi parce qu'un brutal a battu sa maÃtresse. Allons, ne perdons point courage; tout ceci finira peut-être; il faut bien que les marchands arabes aient des esclaves; et pourquoi ne le serais-je pas comme un autre, puisque je suis homme comme un autre? Ce marchand ne sera pas impitoyable; il faut qu'il traite bien ses esclaves, s'il en veut tirer des services." Il parlait ainsi, et dans le fond de son coeur il était occupé du sort de la reine de Babylone. Sétoc, le marchand, partit deux jours après pour l'Arabie déserte avec ses esclaves et ses chameaux. Sa tribu habitait vers le désert d'Horeb. Le chemin fut long et pénible. Sétoc, dans la route, faisait bien plus de cas du valet que du maÃtre, parce que le premier chargeait bien mieux les chameaux; et toutes les petits distinctions furent pour lui. Un chameau mourut à deux journées d'Horeb on répartit sa charge sur le dos de chacun des serviteurs; Zadig en eut sa part. Sétoc se mit à rire en voyant tous ses esclaves marcher courbés. Zadig prit la liberté de lui en expliquer la raison, et lui apprit les lois de l'équilibre. Le marchand, étonné, commença à le regarder d'un autre oeil. Zadig, voyant qu'il avait excité sa curiosité, la redoubla en lui apprenant beaucoup de choses qui n'étaient point étrangères à son commerce; les pesanteurs spécifiques des métaux et des denrées sous un volume égal; les propriétés de plusieurs animaux utiles; le moyen de rendre tels ceux qui ne l'étaient pas; enfin il lui parut un sage. Sétoc lui donna la préférence sur son camarade, qu'il avait tant estimé. Il le traita bien, et n'eut pas sujet de s'en repentir. Arrivé dans sa tribu, Sétoc commença par redemander cinq cents onces d'argent à un Hébreu auquel il les avait prêtées en présence de deux témoins; mais ces deux témoins étaient mors, et l'Hébreu, ne pouvant être convaincu, s'appropriait l'argent du marchand, en remerciant Dieu de ce qu'il lui avait donné le moyen de tromper un Arabe. Sétoc confia sa peine à Zadig, qui était devenu son conseil. "En quel endroit, demanda Zadig, prêtâtes-vous vos cinq cent onces à cet infidèle? - Sur une large pierre, répondit le marchand, qui est auprès du mont Horeb. - Quel est le caractère de votre débiteur? dit Zadig - Celui d'un fripon, reprit Sétoc. - Mais je vous demande si c'est un homme vif ou flegmatique, avisé ou imprudent. - C'est de tous les mauvais payeurs, dit Sétoc, le plus vif que je connaisse. - Eh bien! insista Zadig, permettez que je plaide votre cause devant le juge." En effet il cita l'Hébreu au tribunal, et il parla ainsi au juge "Oreiller du trône d'équité, je viens redemander à cet home, au nom de mon maÃtre, cinq cents onces d'argent qu'il ne veut pas rendre. - Avez-vous des témoins? dit le juge. - Non, ils sont morts; mais il reste une large pierre sur laquelle l'argent fut compté; et s'il plaÃt à Votre Grandeur d'ordonner qu'on aille chercher la pierre, j'espère qu'elle portera témoignage; nous resterons ici, l'Hébreu et moi, en attendant que la pierre vienne; je l'enverrai chercher aux dépens de Sétoc, mon maÃtre. Très volontiers, répondit le juge"; et il se mit à expédier d'autres affaires. A la fin de l'audience "Eh bien! dit-il à Zadig, votre pierre n'est pas encore venue?" L'Hébreu, en riant, répondit "Votre Grandeur resterait ici jusqu'à demain que la pierre ne serait pas encore arrivée; elle est à plus de six milles d'ici, et il faudrait quinze hommes pour la remuer. - Eh bien! s'écria Zadig, je vous avait bien dit que la pierre porterait témoignage; puisque cet homme sait où elle est, il avoue donc que c'est sur elle que l'argent fut compté." L'Hébreu, déconcerté, fut bientôt contraint de tout avouer. Le juge ordonna qu'il serait lié à la pierre, sans boire ni manger, jusqu'à ce qu'il eût rendu les cinq cents onces, qui furent bientôt payées. L'esclave Zadig et la pierre furent en grande recommandation dans l'Arabie. Le bûcher Sétoc, enchanté, fit de son esclave son ami intime. Il ne pouvait pas plus se passer de lui qu'avait fait le roi de Babylone; et Zadig fut heureux que Sétoc n'eût point de femme. Il découvrait dans son maÃtre un naturel porté au bien, beaucoup de droiture et de bon sens. Il fut fâché de voir qu'il adorait l'armée céleste, c'est-à -dire le soleil, la lune, et les étoiles, selon l'ancien usage d'Arabie. Il lui en parlait quelquefois avec beaucoup de discrétion. Enfin il lui dit que c'étaient des corps comme les autres, qui ne méritaient pas plus son hommage qu'un arbre ou un rocher. "Mais, disait Sétoc, ce sont des êtres éternels dont nous tirons tous nos avantages; ils animent la nature; ils règlent les saisons; ils sont d'ailleurs si loin de nous qu'on ne peut pas s'empêcher de les révérer. - Vous recevez plus d'avantages, répondit Zadig, des eaux de la mer Rouge, qui porte vos marchandises aux Indes. Pourquoi ne serait-elle pas aussi ancienne que les étoiles? Et si vous adorez ce qui est éloigné de vous, vous devez adorer la terre des Gangarides, qui est aux extrémités du monde. - Non, disait. Sétoc, les étoiles sont trop brillantes pour que je ne les adore pas." Le soir venu, Zadig alluma un grand nombre de flambeaux dans la tente où il devait souper avec Sétoc; et dès que son patron parut, il se jeta à genoux devant ces cires allumées, et leur dit "Eternelles et brillantes clartés, soyez-moi toujours propices!" Ayant proféré ces paroles, il se mit à table sans regarder Sétoc. "Que faites-vous donc? lui dit Sétoc étonné. - Je fais comme vous, répondit Zadig; j'adore ces chandelles, et je néglige leur maÃtre et le mien." Sétoc comprit le sens profond de cet apologue. La sagesse de son esclave entra dans son âme; il ne prodigua plus son encens aux créatures, et adora l'Etre éternel qui les a faites. Il y avait alors dans l'Arabie une coutume affreuse, venue originairement de Scythie, et qui, s'étant établie dans les Indes par le crédit des bracmanes, menaçait d'envahir tout l'Orient. Lorsqu'un homme marié était mort, et que sa femme bien-aimé voulait être sainte, elle se brûlait en public sur le corps de son mari. C'était une fête solennelle qui s'appelait le bûcher du veuvage. La tribu dans laquelle il y avait eu le plus de femmes brûlées était la plus considérée. Un Arabe de la tribu de Sétoc étant mort, sa veuve, nommée Almona, qui était fort dévote, fit savoir le jour et l'heure où elle se jetterait dans le feu au son des tambours et des trompettes. Zadig remontra à Sétoc combien cette horrible coutume était contraire au bien du genre humain; qu'on laissait brûler tous les jours de jeunes veuves qui pouvaient donner des enfants à l'Etat, ou du moins élever les leurs; et il le fit convenir qu'il fallait, si on pouvait, abolir un usage si barbare. Sétoc répondit "Il y a plus de mille ans que les femmes sont en possession de se brûler. Qui de nous osera changer une loi que le temps a consacrée? Y a-t-il rien de plus respectable qu'un ancien abus? - La raison est plus ancienne, reprit Zadig. Parlez aux chefs des tribus, et je vais trouver la jeune veuve." Il se fit présenter à elle; et après s'être insinué dans son esprit par des louanges sur sa beauté, après lui avoir dit combien c'était dommage de mettre au feu tant de charmes, il la loua encore sur sa constance et sur son courage. "Vous aimiez donc prodigieusement votre mari? lui dit-il. - Moi? point du tout, répondit la dame arabe. C'était un brutal, un jaloux, un homme insupportable; mais je suis fermement résolue de me jeter sur son bûcher. - Il faut, dit Zadig, qu'il y ait apparemment un plaisir bien délicieux à être brûlée vive. - Ah! cela fait frémir la nature, dit la dame; mais il faut en passer par là . Je suis dévote; je serais perdue de réputation, et tout le monde se moquerait de moi si je ne me brûlais pas." Zadig, l'ayant fait convenir qu'elle se brûlait pour les autres et par vanité, lui parla longtemps d'une manière à lui faire aimer un peu la vie, et parvint même à lui inspirer quelque bienveillance pour celui qui lui parlait. "Que feriez-vous enfin, lui dit-il, si la vanité de vous brûler ne vous tenait pas? - Hélas! dit la dame, je crois que je vous prierais de m'épouser." Zadig était trop rempli de l'idée d'Astarté pour ne pas éluder cette déclaration; mais il alla dans l'instant trouver les chefs des tribus, leur dit ce qui s'était passé, et leur conseilla de faire une loi par laquelle il ne serait permis à une veuve de se brûler qu'après avoir entretenu un jeune homme tête à tête pendant une heure entière. Depuis ce temps, aucune dame ne se brûla en Arabie. On eut au seul Zadig l'obligation d'avoir détruit en un jour une coutume si cruelle, qui durait depuis tant de siècles. Il était donc le bienfaiteur de l'Arabie. Le souper Sétoc, qui ne pouvait se séparer de cet homme en qui habitait la sagesse, le mena à la grande foire de Balzora, où devaient se rendre les plus grands négociants de la terre habitable. Ce fut pour Zadig une consolation sensible de voir tant d'hommes de diverses contrées réunis dans la même place. Il lui paraissait que l'univers était une grande famille qui se rassemblait à Balzora. Il se trouva à table, dès le second jour, avec un Egyptien, un Indien gangaride, un habitant du Cathay, un Grec, un Celte, et plusieurs autres étrangers qui, dans leurs fréquents voyages vers le golfe Arabique, avaient appris assez d'arabe pour se faire entendre. L'Egyptien paraissait fort en colère. "Quel abominable pays que Balzora! disait-il; on m'y refuse mille onces d'or sur le meilleur effet du monde. - Comment donc, dit Sétoc; sur quel effet vous a-t-on refusé cette somme? - Sur le corps de ma tante, répondit l'Egyptien; c'était la plus brave femme d'Egypte. Elle m'accompagnait toujours; elle est morte en chemin j'en ai fait une des plus belles momies que nous ayons; et je trouverais dans mon pays tout ce que je voudrais en la mettant en gage. Il est bien étrange qu'on ne veuille pas seulement me donner ici mille onces d'or sur un effet si solide." Tout en se courrouçant, il était prêt de manger d'une excellente poule bouillie, quand l'Indien, le prenant par la main, s'écria avec douleur "Ah! qu'allez-vous faire? - Manger de cette poule, dit l'homme à la momie. - Gardez-vous-en bien, dit le Gangaride; il se pourrait faire que l'âme de la défunte fût passée dans le corps de cette poule, et vous ne voudriez pas vous exposer à manger votre tante. Faire cuire des poules, c'est outrager manifestement la nature. - Que voulez-vous dire avec votre nature et vos poules? reprit le colérique Egyptien; nous adorons un boeuf, et nous en mangeons bien - Vous adorez un boeuf! est-il possible? dit l'homme du Il n'y a rien de si possible, repartit l'autre; il y a cent trente-cinq mille ans que nous en usons ainsi, et personne parmi nous n'y trouve à redire. - Ah! cent trente-cinq mille ans! dit l'Indien, ce compte est un peu exagéré; il n'y en a que quatre-vingt mille que l'Inde est peuplée, et assurément nous sommes vos anciens, et Brama nous avait défendu de manger des boeufs avant que vous vous fussiez avisés de les mettre sur les autels et à la broche. - Voilà un plaisant animal que votre Brama, pour le comparer à Apis! dit l'Egyptien; qu'a donc fait votre Brama de si beau?" Le bramin répondit "C'est lui qui a appris aux hommes à lire et à écrire, et à qui toute la terre doit le jeu des échecs. - Vous vous trompez, dit un Chaldéen qui était auprès de lui; c'est le poisson Oannès à qui on doit de si grands bienfaits, et il est juste de ne rendre qu'à lui ses hommages. Tout le monde vous dira que c'était un être divin, qu'il avait la queue dorée, avec une belle tête d'homme, et qu'il sortait de l'eau pour venir prêcher à terre trois heures par jour. Il eut plusieurs enfants qui furent rois, comme chacun sait. J'ai son portrait chez moi, que je révère comme je le dois. On peut manger du boeuf tant qu'on veut; mais c'est assurément une très grande impiété de faire cuire du poisson; d'ailleurs vous êtes tous deux d'une origine trop peu noble et trop récente pour me rien disputer. La nation égyptienne ne compte que cent trente-cinq mille ans, et les Indiens ne se vantent que de quatre-vingt mille, tandis que nous avons des almanachs de quatre mille siècles. Croyez-moi, renoncez à vos folies, et je vous donnerai à chacun un beau portrait d'Oannès." L'homme de Cambalu, prenant la parole, dit "Je respecte fort les Egyptiens, les Chaldéens, les Grecs, les Celtes, Brama, le boeuf Apis, le beau poisson Oannès; mais peut-être que le Li ou le Tien, comme on voudra l'appeler, vaut bien les boeufs et les poissons. Je ne dirai rien de mon pays; il est aussi grand que la terre d'Egypte, la Chaldée et les Indes ensemble. Je ne dispute pas d'antiquité, parce qu'il suffit d'être heureux, et que c'est fort peu de chose d'être ancien; mais, s'il fallait parler d'almanachs, je dirais que toute l'Asie prend les nôtres, et que nous en avions de fort bons avant qu'on sût l'arithmétique en Chaldée. - Vous êtes de grands ignorants tous tant que vous êtes! s'écria le Grec; est-ce que vous ne savez pas que le chaos est le père de tout, et que la forme et la matière ont mis le monde dans l'état où il est?" Ce Grec parla longtemps; mais il fut enfin interrompu par le Celte, qui, ayant beaucoup bu pendant qu'on disputait, se crut alors plus savant que tous les autres, et dit en jurant qu'il n'y avait que Teutath et le gui de chêne qui valussent la peine qu'on en parlât; que, pour lui, il avait toujours du gui dans sa poche; que les Scythes, ses ancêtres, étaient les seules gens de bien qui eussent jamais été au monde; qu'ils avaient, à la vérité, quelquefois mangé des hommes, mais que cela n'empêchait pas qu'on ne dût avoir beaucoup de respect pour sa nation; et qu'enfin, si quelqu'un parlait mal de Teutath, il lui apprendrait à vivre. La querelle s'échauffa pour lors, et Sétoc vit le moment où la table allait être ensanglantée. Zadig, qui avait gardé le silence pendant toute la dispute, se leva enfin il s'adressa d'abord au Celte, comme au plus furieux; il lui dit qu'il avait raison, et lui demanda du gui; il loua le Grec sur son éloquence, et adoucit tous les esprits échauffés. Il ne dit que très peu de chose à l'homme du Cathay, parce qu'il avait été le plus raisonnable de tous. Ensuite il leur dit "Mes amis, vous alliez vous quereller pour rien, car vous êtes tous du même avis." A ce mot, ils se récrièrent tous. "N'est-il pas vrai, dit-il au Celte, que vous n'adorez pas ce gui, mais celui qui a fait le gui et le chêne? - Assurément, répondit le Celte. - Et vous, monsieur l'Egyptien, vous révérez apparemment dans un certain boeuf celui qui vous a donné les boeufs? - Oui, dit l'Egyptien. - Le poisson Oannès, continua-t-il, doit céder à celui qui a fait la mer et les poissons. - D'accord, dit le Chaldéen. - L'Indien, ajouta-t-il, et le Cathayen, reconnaissent comme vous un premier principe; je n'ai pas trop bien compris les choses admirables que le Grec a dites, mais je suis sûr qu'il admet aussi un Etre supérieur, de qui la forme et la matière dépendent." Le Grec, qu'on admirait, dit que Zadig avait très bien pris sa pensée. "Vous êtes donc tous de même avis, répliqua Zadig, et il n'y a pas là de quoi se quereller." Tout le monde l'embrassa. Sétoc, après avoir vendu fort cher ses denrées, reconduisit son ami Zadig dans sa tribu. Zadig apprit en arrivant qu'on lui avait fait son procès en son absence, et qu'il allait être brûlé à petit feu. Les rendez-vous Pendant son voyage à Balzora, les prêtres des étoiles avaient résolu de le punir. Les pierreries et les ornements des jeunes veuves qu'ils envoyaient au bûcher leur appartenaient de droit; c'était bien le moins qu'ils fissent brûler Zadig pour le mauvais tour qu'il leur avait joué. Ils accusèrent donc Zadig d'avoir des sentiments erronés sur l'armée céleste; ils déposèrent contre lui, et jurèrent qu'ils lui avaient entendu dire que les étoiles ne se couchaient pas dans la mer. Ce blasphème effroyable fit frémir les juges; ils furent prêts de déchirer leurs vêtements, quand ils ouïrent ces paroles impies, et ils l'auraient fait, sans doute, si Zadig avait eu de quoi les payer. Mais, dans l'excès de leur douleur, ils se contentèrent de le condamner à être brûlé à petit feu. Sétoc, désespéré, employa en vain son crédit pour sauver son ami; il fut bientôt obligé de se taire. La jeune veuve Almona, qui avait pris beaucoup de goût à la vie, et qui en avait obligation à Zadig, résolut de le tirer du bûcher, dont il lui avait fait connaÃtre l'abus. Elle roula son dessein dans sa tête, sans en parler à personne. Zadig devait être exécuté le lendemain; elle n'avait que la nuit pour le sauver voici comme elle s'y prit en femme charitable et prudente. Elle se parfuma; elle releva sa beauté par l'ajustement le plus riche et le plus galant, et alla demander une audience secrète au chef des prêtres des étoiles. Quand elle fut devant ce vieillard vénérable, elle lui parla en ces termes "Fils aÃné de la grande Ourse, frère du Taureau, cousin du grand Chien c'étaient les titres de ce pontife, je viens vous confier mes scrupules. J'ai bien peur d'avoir commis un péché énorme en ne me brûlant pas dans le bûcher de mon cher mari. En effet qu'avais-je à conserver? une chair périssable, et qui est déjà toute flétrie." En disant ces paroles, elle tira de ses longues manches de soie ses bras nus, d'une forme admirable et d'une blancheur éblouissante. "Vous voyez, dit-elle, le peu que cela vaut." Le pontife trouva dans son coeur que cela valait beaucoup. Ses yeux le dirent, et sa bouche le confirma il jura qu'il n'avait vu de sa vie de si beaux bras. "Hélas! lui dit la veuve, les bras peuvent être un peu moins mal que le reste; mais vous m'avouerez que la gorge n'était pas digne de mes attentions." Alors elle laissa voir le sein le plus charmant que la nature eût jamais formé. Un bouton de rose sur une pomme d'ivoire n'eût paru auprès que de la garance sur du buis, et les agneaux sortant du lavoir auraient semblé d'un jaune brun. Cette gorge, ses grands yeux noirs qui languissaient en brillant doucement d'un feu tendre, ses joues animées de la plus belle pourpre mêlée au blanc de lait le plus pur; son nez, qui n'était pas comme la tour du mont Liban; ses lèvres, qui étaient comme deux bordures de corail renfermant les plus belles perles de la mer d'Arabie, tout cela ensemble fit croire au vieillard qu'il avait vingt ans. Il fit en bégayant une déclaration tendre. Almona, le voyant enflammé, lui demanda la grâce de Zadig. "Hélas! dit-il, ma belle dame, quand je vous accorderais sa grâce, mon indulgence ne servirait de rien; il faut qu'elle soit signée de trois autres de mes confrères. - Signez toujours, dit Almona. - Volontiers, dit le prêtre, à condition que vos faveurs seront le prix de ma facilité. - Vous me faites trop d'honneur, dit Almona; ayez seulement pour agréable de venir dans ma chambre après que le soleil sera couché, et dès que la brillante étoile Sheat sera sur l'horizon, vous me trouverez sur un sofa couleur de rose, et vous en userez comme vous pourrez avec votre servante." Elle sortit alors, emportant avec elle la signature, et laissa le vieillard plein d'amour et de défiance de ses forces. Il employa le reste du jour à se baigner; il but une liqueur composée de la cannelle de Ceylan, et des précieuses épices de Tidot et de Ternate, et attendit avec impatience que l'étoile Sheat vÃnt à paraÃtre. Cependant la belle Almona alla trouver le second pontife. Celui-ci l'assura que le soleil, la lune, et tous les feux du firmament n'étaient que des feux follets en comparaison de ses charmes. Elle lui demanda la même grâce, et on lui proposa d'en donner le prix. Elle se laissa vaincre, et donna rendez-vous au second pontife au lever de l'étoile Algénib. De là elle passa chez le troisième et chez le quatrième prêtre, prenant toujours une signature, et donnant un rendez-vous d'étoile en étoile. Alors elle fit avertir les juges de venir chez elle pour une affaire importante. Ils s'y rendirent elle leur montra les quatre noms, et leur dit à quel prix les prêtres avaient vendu la grâce de Zadig. Chacun d'eux arriva à l'heure prescrite; chacun fut bien étonné d'y trouver ses confrères, et plus encore d'y trouver les juges, devant qui leur honte fut manifestée. Zadig fut sauvé. Sétoc fut si charmé de l'habileté d'Almona qu'il en fit sa femme. Zadig partit après s'être jeté aux pieds de sa belle libératrice. Sétoc et lui se quittèrent en pleurant, en se jurant une amitié éternelle, et en se promettant que le premier des deux qui ferait une grande fortune en ferait part à l'autre. Zadig marcha du côté de la Syrie, toujours pensant à la malheureuse Astarté, et toujours réfléchissant sur le sort qui s'obstinait à se jouer de lui et à le persécuter. "Quoi! disait-il, quatre cents onces d'or pour avoir vu passer une chienne! condamné à être décapité pour quatre mauvais vers à la louange du roi! prêt à être étranglé parce que la reine avait des babouches de la couleur de mon bonnet! réduit en esclavage pour avoir secouru une femme qu'on battait; et sur le point d'être brûlé pour avoir sauvé la vie à toutes les jeunes veuves arabes!" Le brigand En arrivant aux frontières qui séparent l'Arabie Pétrée de la Syrie, comme il passait près d'un château assez fort, des Arabes armés en sortirent. Il se vit entouré; on lui criait "Tout ce que vous avez nous appartient, et votre personne appartient à notre maÃtre." Zadig, pour réponse, tira son épée; son valet, qui avait du courage, en fit autant. Ils renversèrent morts les premiers Arabes qui mirent la main sur eux; le nombre redoubla ils ne s'étonnèrent point, et résolurent de périr en combattant. On voyait deux hommes se défendre contre une multitude; un tel combat ne pouvait durer longtemps. Le maÃtre du château, nommé Arbogad, ayant vu d'une fenêtre les prodiges de valeur que faisait Zadig, conçut de l'estime pour lui. Il descendit en hâte, et vint lui-même écarter ses gens, et délivrer les deux voyageurs. "Tout ce qui passe sur mes terres est à moi, dit-il, aussi bien que ce que je trouve sur les terres des autres; mais vous me paraissez un si brave homme que je vous exempte de la loi commune." Il le fit entrer dans son château, ordonnant à ses gens de le bien traiter; et, le soir, Arbogad voulut souper avec Zadig. Le seigneur du château était un de ces Arabes qu'on appelle voleurs; mais il faisait quelquefois de bonnes actions parmi une foule de mauvaises; il volait avec une rapacité furieuse, et donnait libéralement intrépide dans l'action, assez doux dans le commerce, débauché à table; gai dans la débauche, et surtout plein de franchise. Zadig lui plut beaucoup; sa conversation, qui s'anima, fit durer le repas; enfin Arbogad lui dit "Je vous conseille de vous enrôler sous moi, vous ne sauriez mieux faire; ce métier-ci n'est pas mauvais; vous pourrez un jour devenir ce que je suis. - Puis-je vous demander, dit Zadig, depuis quel temps vous exercez cette noble profession? - Dès ma plus tendre jeunesse, reprit le seigneur. J'étais valet d'un Arabe assez habile; ma situation m'était insupportable. J'étais au désespoir de voir que, dans toute la terre qui appartient également aux hommes, la destinée ne m'eût pas réservé ma portion. Je confiai mes peines à un vieil Arabe, qui me dit "Mon fils, ne désespérez pas; il y avait autrefois un grain de sable qui se lamentait d'être un atome ignoré dans les déserts; au bout de quelques années il devint diamant, et il est à présent le plus bel ornement de la couronne du roi des Indes." Ce discours me fit impression; j'étais le grain de sable, je résolus de devenir diamant. Je commençai par voler deux chevaux; je m'associai des camarades; je me mis en état de voler de petites caravanes ainsi je fis cesser peu à peu la disproportion qui était d'abord entre les hommes et moi. J'eus ma part aux biens de ce monde, et je fus même dédommagé avec usure on me considéra beaucoup je devins seigneur brigand; j'acquis ce château par voie de fait. Le satrape de Syrie voulut m'en déposséder; mais j'était déjà trop riche pour avoir rien à craindre; je donnai de l'argent au satrape, moyennant quoi je conservai ce château, et j'agrandis mes domaines; il me nomma même trésorier des tributs que l'Arabie Pétrée payait au roi des rois Je fis ma charge de receveur, et point du tout celle de payeur. "Le grand desterham de Babylone envoya ici, au nom du roi Moabdar, un petit satrape pour me faire étrangler. Cet homme arriva avec son ordre j'étais instruit de tout; je fis étrangler en sa présence les quatre personnes qu'il avait amenées avec lui pour serrer le lacet; après quoi je lui demandai ce que pouvait lui valoir la commission de m'étrangler. Il me répondit que ses honoraires pouvaient aller à trois cents pièces d'or. Je lui fis voir clair qu'il y aurait plus à gagner avec moi. Je le fis sous-brigand; il est aujourd'hui un de mes meilleurs officiers, et des plus riches. Si vous m'en croyez, vous réussirez comme lui. Jamais la saison de voler n'a été meilleure, depuis que Moabdar est tué, et que tout est en confusion dans Babylone. - Moabdar est tué! dit Zadig; et qu'est devenue la reine Astarté? - Je n'en sais rien, reprit Arbogad; tout ce que je sais, c'est que Moabdar est devenu fou, qu'il a été tué, que Babylone est un grand coupe-gorge, que tout l'empire est désolé, qu'il y a de beaux coups à faire encore, et que pour ma part, j'en ai fait d'admirables. - Mais la reine, dit Zadig; de grâce, ne savez-vous rien de la destinée de la reine - On m'a parlé d'un prince d'Hyrcanie, reprit-il; elle est probablement parmi ses concubines, si elle n'a pas été tuée dans le tumulte; mais je suis plus curieux de butin que de nouvelles. J'ai pris plusieurs femmes dans mes courses, je n'en garde aucune; je les vends cher quand elles sont belles, sans m'informer de ce qu'elles sont. On n'achète point le rang; une reine qui serait laide ne trouverait pas marchand peut-être ai-je vendu la reine Astarté, peut-être est-elle morte; mais peu m'importe, et je pense que vous ne devez pas vous en soucier plus que moi." En parlant ainsi il buvait avec tant de courage, il confondait tellement toutes les idées, que Zadig n'en put tirer aucun éclaircissement. Il restait interdit, accablé, immobile. Arbogad buvait toujours, faisait des contes, répétait sans cesse qu'il était le plus heureux de tous les hommes, exhortant Zadig à se rendre aussi heureux que lui. Enfin, doucement assoupi par les fumées du vin, il alla dormir d'un sommeil tranquille. Zadig passa la nuit dans l'agitation la plus violente. "Quoi, disait-il, le roi est devenu fou! il est tué! Je ne puis m'empêcher de le plaindre. L'empire est déchiré, et ce brigand est heureux ô fortune! ô destinée! un voleur est heureux, et ce que la nature a fait de plus aimable a péri peut-être d'une manière affreuse, ou vit dans un état pire que la mort. O Astarté! qu'êtes-vous devenue?" Dès le point du jour il interrogea tous ceux qu'il rencontrait dans le château; mais tout le monde était occupé, personne ne lui répondit on avait fait pendant la nuit de nouvelles conquêtes, on partageait les dépouilles. Tout ce qu'il put obtenir dans cette confusion tumultueuse, ce fut la permission de partir. Il en profita sans tarder, plus abÃmé que jamais dans ses réflexions douloureuses. Zadig marchait inquiet, agité, l'esprit tout occupé de la malheureuse Astarté, du roi de Babylone, de son fidèle Cador, de l'heureux brigand Arbogad, de cette femme si capricieuse que des Babyloniens avaient enlevée sur les confins de l'Egypte, enfin de tous les contretemps et de toutes les infortunes qu'il avait éprouvés. Le pêcheur A quelques lieues du château d'Arbogad, il se trouva sur le bord d'une petite rivière, toujours déplorant sa destinée, et se regardant comme le modèle du malheur. Il vit un pêcheur couché sur la rive, tenant à peine d'une main languissante son filet, qu'il semblait abandonner, et levant les yeux vers le ciel. "Je suis certainement le plus malheureux de tous les hommes, disait le pêcheur. J'ai été, de l'aveu de tout le monde, le plus célèbre marchand de fromages à la crème dans Babylone, et j'ai été ruiné. J'avais la plus jolie femme qu'homme de ma sorte pût posséder, et j'en ai été trahi. Il me restait une chétive maison, je l'ai vue pillée et détruite. Réfugié dans une cabane, je n'ai de ressource que ma pêche, et je ne prends pas un poisson. O mon filet! je ne te jetterai plus dans l'eau, c'est à moi de m'y jeter." En disant ces mots il se lève, et s'avance dans l'attitude d'un homme qui allait se précipiter et finir sa vie. "Eh quoi! se dit Zadig à lui-même, il y a donc des hommes aussi malheureux que moi!" L'ardeur de sauver la vie au pêcheur fut aussi prompte que cette réflexion. Il court à lui, il l'arrête, il l'interroge d'un air attendri et consolant. On prétend qu'on en est moins malheureux quand on ne l'est pas seul; mais, selon Zoroastre, ce n'est pas par malignité, c'est par besoin. On se sent alors entraÃné vers un infortuné comme vers son semblable. La joie d'un homme heureux serait une insulte; mais deux malheureux sont comme deux arbrisseaux faibles qui, s'appuyant l'un sur l'autre, se fortifient contre l'orage. "Pourquoi succombez-vous à vos malheurs? dit Zadig au pêcheur. - C'est, répondit-il, parce que je n'y vois pas de ressource. J'ai été le plus considéré du village de Derlback auprès de Babylone, et je faisais, avec l'aide de ma femme, les meilleurs fromages à la crème de l'empire. La reine Astarté et le fameux ministre Zadig les aimaient passionnément. J'avais fourni à leurs maisons six cents fromages. J'allai un jour à la ville pour être payé; j'appris en arrivant dans Babylone que la reine et Zadig avaient disparu. Je courus chez le seigneur Zadig, que je n'avais jamais vu; je trouvai les archers du grand desterham, qui, munis d'un papier royal, pillaient sa maison loyalement et avec ordre. Je volai aux cuisines de la reine; quelques-uns des seigneurs de la bouche me dirent qu'elle était morte; d'autres dirent qu'elle était en prison; d'autres prétendirent qu'elle avait pris la fuite; mais tous m'assurèrent qu'on ne me payerait point mes fromages. J'allai avec ma femme chez le seigneur Orcan, qui était une de mes pratiques nous lui demandâmes sa protection dans notre disgrâce. Il l'accorda à ma femme, et me la refusa. Elle était plus blanche que ces fromages à la crème qui commencèrent mon malheur; et l'éclat de la pourpre de Tyr n'était pas plus brillant que l'incarnat qui animait cette blancheur. C'est ce qui fit qu'Orcan la retint, et me chassa de sa maison. J'écrivis à ma chère femme la lettre d'un désespéré. Elle dit au porteur "Ah, ah! oui! je sais quel est l'homme qui m'écrit, j'en ai entendu parler on dit qu'il fait des fromages à la crème excellents; qu'on m'en apporte, et qu'on les lui paye." "Dans mon malheur, je voulus m'adresser à la justice. Il me restait six onces d'or il fallut en donner deux onces à l'homme de loi que je consultai, deux au procureur qui entreprit mon affaire, deux au secrétaire du premier juge. Quand tout cela fut fait, mon procès n'était pas encore commencé, et j'avais déjà dépensé plus d'argent que mes fromages et ma femme ne valaient. Je retournai à mon village dans l'intention de vendre ma maison pour avoir ma femme. Ma maison valait bien soixante onces d'or; mais on me voyait pauvre et pressé de vendre. Le premier à qui je m'adressai m'en offrit trente onces; le second, vingt; et le troisième, dix. J'étais prêt enfin de conclure, tant j'étais aveuglé, lorsqu'un prince d'Hyrcanie vint à Babylone, et ravagea tout sur son passage. Ma maison fut d'abord saccagée, et ensuite brûlée. Ayant ainsi perdu mon argent, ma femme et ma maison, je me suis retiré dans ce pays où vous me voyez; j'ai tâché de subsister du métier de pêcheur. Les poissons se moquent de moi comme les hommes je ne prends rien, je meurs de faim; et sans vous, auguste consolateur, j'allais mourir dans la rivière." Le pêcheur ne fit point ce récit tout de suite; car à tout moment Zadig, ému et transporté, lui disait "Quoi! vous ne savez rien de la destinée de la reine? - Non, seigneur, répondait le pêcheur; mais je sais que la reine et Zadig ne m'ont point payé mes fromages à la crème, qu'on a pris ma femme, et que je suis au désespoir. - Je me flatte, dit Zadig, que vous ne perdrez pas tout votre argent. J'ai entendu parler de ce Zadig; il est honnête homme; et s'il retourne à Babylone, comme il l'espère, il vous donnera plus qu'il ne vous doit; mais pour votre femme, qui n'est pas si honnête, je vous conseille de ne pas chercher à la reprendre. Croyez-moi, allez à Babylone; j'y serai avant vous, parce que je suis à cheval et que vous êtes à pied. Adressez-vous à l'illustre Cador; dites-lui que vous avez rencontré son ami; attendez-moi chez lui. Allez; peut-être ne serez-vous pas toujours malheureux. "O puissant Orosmade! continua-t-il, vous vous servez de moi pour consoler cet homme; de qui vous servirez-vous pour me consoler?" En parlant ainsi il donnait au pêcheur la moitié de tout l'argent qu'il avait apporté d'Arabie, et le pêcheur, confondu et ravi, baisait les pieds de l'ami de Cador, et disait "Vous êtes un ange sauveur." Cependant Zadig demandait toujours des nouvelles, et versait des larmes. "Quoi! seigneur, s'écria le pêcheur; vous seriez donc aussi malheureux, vous qui faites du bien? - Plus malheureux que toi cent fois, répondait Zadig. - Mais comment se peut-il faire, disait le bonhomme, que celui qui donne soit plus à plaindre que celui qui reçoit? - C'est que ton plus grand malheur, reprit Zadig, était le besoin, et que je suis infortuné par le coeur. - Orcan vous aurait-il pris votre femme? dit le pêcheur." Ce mot rappela dans l'esprit de Zadig toutes ses aventures; il répétait la liste de ses infortunes, à commencer depuis la chienne de la reine jusqu'à son arrivée chez le brigand Arbogad. "Ah! dit-il au pêcheur, Orcan mérite d'être puni. Mais d'ordinaire ce sont ces gens-là qui sont les favoris de la destinée. Quoi qu'il en soit, va chez le seigneur Cador, et attends-moi." Ils se séparèrent le pêcheur marcha en remerciant son destin, et Zadig courut en accusant toujours le sien. Le basilic Arrivé dans une belle prairie, il y vit plusieurs femmes qui cherchaient quelque chose avec beaucoup d'application. Il prit la liberté de s'approcher de l'une d'elles, et de lui demander s'il pouvait avoir l'honneur de les aider dans leurs recherches. "Gardez-vous-en bien, répondit la Syrienne; ce que nous cherchons ne peut être touché que par des femmes. - Voilà qui est bien étrange, dit Zadig; oserai-je vous prier de m'apprendre ce que c'est qu'il n'est permis qu'aux femmes de toucher? - C'est un basilic, dit-elle. - Un basilic, madame! et pour quelle raison, s'il vous plaÃt, cherchez-vous un basilic? - C'est pour notre seigneur et maÃtre Ogul, dont vous voyez le château sur le bord de cette rivière, au bout de la prairie. Nous sommes ses très humbles esclaves; le seigneur Ogul est malade; son médecin lui a ordonné de manger un basilic cuit dans l'eau-rose; et comme c'est un animal fort rare, et qui ne se laisse jamais prendre que par des femmes, le seigneur Ogul a promis de choisir pour sa femme bien-aimée celle de nous qui lui apporterait un basilic laissez-moi chercher, s'il vous plaÃt, car vous voyez ce qu'il m'en coûterait si j'étais prévenue par mes compagnes." Zadig laissa cette Syrienne et les autres chercher leur basilic, et continua de marcher dans la prairie. Quand il fut au bord d'un petit ruisseau, il y trouva une autre dame couchée sur le gazon, et qui ne cherchait rien. Sa taille paraissait majestueuse, mais son visage était couvert d'un voile. Elle était penchée vers le ruisseau; de profonds soupirs sortaient de sa bouche. Elle tenait en main une petite baguette, avec laquelle elle traçait des caractères sur un sable fin qui se trouvait entre le gazon et le ruisseau. Zadig eut la curiosité de voir ce que cette femme écrivait; il s'approcha, il vit la lettre Z, puis un A il fut étonné; puis parut un D il tressaillit. Jamais surprise ne fut égale à la sienne quand il vit les deux dernières lettres de son nom. Il demeura quelque temps immobile; enfin, rompant le silence d'une voix entrecoupée "O généreuse dame! pardonnez à un étranger, à un infortuné, d'oser vous demander par quelle aventure étonnante je trouve ici le nom de Zadig tracé de votre main divine?" A cette voix, à ces paroles, la dame releva son voile d'une main tremblante, regarda Zadig, jeta un cri d'attendrissement, de surprise et de joie, et succombant sous tous les mouvements divers qui assaillaient à la fois son âme, elle tomba évanouie entre ses bras. C'était Astarté elle-même, c'était la reine de Babylone, c'était celle que Zadig adorait, et qu'il se reprochait d'adorer, c'était celle dont il avait tant pleuré et tant craint la destinée. Il fut un moment privé de l'usage de ses sens; et quand il eut attaché ses regards sur les yeux d'Astarté, qui se rouvraient avec une langueur mêlée de confusion et de tendresse "O puissances immortelles! s'écria-t-il, qui présidez aux destins des faibles humains, me rendez-vous Astarté? En quel temps, en quels lieux, en quel état la revois-je?" Il se jeta à genoux devant Astarté, et il attacha son front à la poussière de ses pieds. La reine de Babylone le relève, et le fait asseoir auprès d'elle sur le bord de ce ruisseau; elle essuyait à plusieurs reprises ses yeux, dont les larmes recommençaient toujours à couler. Elle reprenait vingt fois des discours que ses gémissements interrompaient; elle l'interrogeait sur le hasard qui les rassemblait, et prévenait soudain ses réponses par d'autres questions. Elle entamait le récit de ses malheurs, et voulait savoir ceux de Zadig. Enfin tous deux ayant un peu apaisé le tumulte de leurs âmes, Zadig lui conta en peu de mots par quelle aventure il se trouvait dans cette prairie. "Mais, ô malheureuse et respectable reine! comment vous retrouvé-je en ce lieu écarté, vêtue en esclave, et accompagnée d'autres femmes esclaves qui cherchent un basilic pour le faire cuire dans de l'eau-rose par ordonnance du médecin. - Pendant qu'elles cherchent leur basilic, dit la belle Astarté, je vais vous apprendre tout ce que j'ai souffert, et tout ce que je pardonne au ciel depuis que je vous revois. Vous savez que le roi mon mari trouva mauvais que vous fussiez le plus aimable de tous les hommes; et ce fut pour cette raison qu'il prit une nuit la résolution de vous faire étrangler et de m'empoisonner. Vous savez comme le ciel permit que mon petit muet m'avertÃt de l'ordre de sa Sublime Majesté. A peine le fidèle Cador vous eut-il forcé de m'obéir et de partir, qu'il osa entrer chez moi au milieu de la nuit par une issue secrète. Il m'enleva, et me conduisit dans le temple d'Orosmade, où le mage, son frère, m'enferma dans une statue colossale dont la base touche aux fondements du temple, et dont la tête atteint la voûte. Je fus là comme ensevelie, mais servie par le mage, et ne manquant d'aucune chose nécessaire. Cependant, au point du jour, l'apothicaire de Sa Majesté entra dans ma chambre avec une potion mêlée de jusquiame, d'opium, de ciguÃ, d'ellébore noir et d'aconit; et un autre officier alla chez vous avec un lacet de soie bleue. On ne trouva personne. Cador, pour mieux tromper le roi, feignit de venir nous accuser tous deux. Il dit que vous aviez pris la route des Indes, et moi celle de Memphis on envoya des satellites après vous et après moi. "Les courriers qui me cherchaient ne me connaissaient pas. Je n'avais presque jamais montré mon visage qu'à vous seul, en présence et par ordre de mon époux. Ils coururent à ma poursuite, sur le portrait qu'on leur faisait de ma personne une femme de la même taille que moi, et qui peut-être avait plus de charmes, s'offrit à leurs regards sur les frontières de l'Egypte. Elle était éplorée; errante. Ils ne doutèrent pas que cette femme ne fût la reine de Babylone; ils la menèrent à Moabdar. Leur méprise fit entrer d'abord le roi dans une violente colère; mais bientôt, ayant considéré de plus près cette femme, il la trouva très belle, et fut consolé. On l'appelait Missouf. On m'a dit depuis que ce nom signifie en langue égyptienne la belle capricieuse. Elle l'était en effet; mais elle avait autant d'art que de caprice. Elle plut à Moabdar. Elle le subjugua au point de se faire déclarer sa femme. Alors son caractère se développa tout entier elle se livra sans crainte à toutes les folies de son imagination. Elle voulut obliger le chef des mages, qui était vieux et goutteux, de danser devant elle; et sur le refus du mage, elle le persécuta violemment. Elle ordonna à son grand-écuyer de lui faire une tourte de confitures. Le grand-écuyer eut beau lui représenter qu'il n'était point pâtissier, il fallut qu'il fÃt la tourte; et on le chassa, parce qu'elle était trop brûlée. Elle donna la charge de grand-écuyer à son nain; et la place de chancelier à un page. C'est ainsi qu'elle gouverna Babylone. Tout le monde me regrettait. Le roi, qui avait été assez honnête homme jusqu'au moment où il avait voulu m'empoisonner et vous faire étrangler, semblait avoir noyé ses vertus dans l'amour prodigieux qu'il avait pour la belle capricieuse. Il vint au temple le grand jour du feu sacré. Je le vis implorer les dieux pour Missouf au pied de la statue où j'étais renfermée. J'élevai la voix; je lui criai "Les dieux refusent les voeux d'un roi devenu tyran, qui a voulu faire mourir une femme raisonnable pour épouser une extravagante." Moabdar fut confondu de ces paroles au point que sa tête se troubla. L'oracle que j'avais rendu, et la tyrannie de Missouf, suffisaient pour lui faire perdre le jugement. Il devint fou en peu de jours. "Sa folie, qui parut un châtiment du ciel, fut le signal de la révolte. On se souleva, on courut aux armes. Babylone, si longtemps plongée dans une mollesse oisive, devint le théâtre d'une guerre civile affreuse. On me tira du creux de ma statue, et on me mit à la tête d'un parti. Cador courut à Memphis, pour vous ramener à Babylone. Le prince d'Hyrcanie, apprenant ces funestes nouvelles, revint avec son armée faire un troisième parti dans la Chaldée. Il attaqua le roi, qui courut au-devant de lui avec son extravagante Egyptienne. Moabdar mourut percé de coups. Missouf tomba aux mains du vainqueur. Mon malheur voulut que je fusse prise moi-même par un parti hyrcanien, et qu'on me menât devant le prince précisément dans le temps qu'on lui amenait Missouf. Vous serez flatté, sans doute, en apprenant que le prince me trouva plus belle que l'Egyptienne; mais vous serez fâché d'apprendre qu'il me destina à son sérail. Il me dit fort résolument que, dès qu'il aurait fini une expédition militaire qu'il allait exécuter, il viendrait à moi. Jugez de ma douleur. Mes liens avec Moabdar étaient rompus, je pouvais être à Zadig; et je tombais dans les chaÃnes de ce barbare. Je lui répondis avec toute la fierté que me donnaient mon rang et mes sentiments. J'avais toujours entendu dire que le ciel attachait aux personnes de ma sorte un caractère de grandeur qui, d'un mot et d'un coup d'oeil, faisait rentrer dans l'abaissement du plus profond respect les téméraires qui osaient s'en écarter. Je parlai en reine, mais je fus traitée en demoiselle suivante. L'Hyrcanien, sans daigner seulement m'adresser la parole, dit à son eunuque noir que j'étais une impertinente, mais qu'il me trouvait jolie. Il lui ordonna d'avoir soin de moi et de me mettre au régime des favorites, afin de me rafraÃchir le teint, et de me rendre plus digne de ses faveurs pour le jour où il aurait la commodité de m'en honorer. Je lui dis que je me tuerais il répliqua en riant qu'on ne se tuait point, qu'il était fait à ces façons-là , et me quitta comme un homme qui vient de mettre un perroquet dans sa ménagerie. Quel état pour la première reine de l'univers, et; je dirai plus, pour un coeur qui était à Zadig!" A ces paroles il se jeta à ses genoux et les baigna de larmes. Astarté le releva tendrement, et elle continua ainsi "Je me voyais au pouvoir d'un barbare, et rivale d'une folle avec qui j'étais renfermée. Elle me raconta son aventure d'Egypte. Je jugeai par les traits dont elle vous peignait, par le temps, par le dromadaire sur lequel vous étiez monté, par toutes les circonstances, que c'était Zadig qui avait combattu pour elle. Je ne doutai pas que vous ne fussiez à Memphis; je pris la résolution de m'y retirer. "Belle Missouf, lui dis-je, vous êtes beaucoup plus plaisante que moi, vous divertirez bien mieux que moi le prince d'Hyrcanie. Facilitez-moi les moyens de me sauver; vous régnerez seule; vous me rendrez heureuse, en vous débarrassant d'une rivale." Missouf concerta avec moi les moyens de ma fuite. Je partis donc secrètement avec une esclave égyptienne. "J'étais déjà près de l'Arabie, lorsqu'un fameux voleur, nommé Arbogad, m'enleva, et me vendit à des marchands qui m'ont amenée dans ce château, où demeure le seigneur Ogul. Il m'a achetée sans savoir qui j'étais. C'est un homme voluptueux qui ne cherche qu'à faire grande chère et qui croit que Dieu l'a mis au monde pour tenir table. Il est d'un embonpoint excessif, qui est toujours prêt à le suffoquer. Son médecin, qui n'a que peu de crédit auprès de lui quand il digère bien, le gouverne despotiquement quand il a trop mangé. Il lui a persuadé qu'il le guérirait avec un basilic cuit dans de l'eau-rose. Le seigneur Ogul a promis sa main à celle de ses esclaves qui lui apporterait un basilic. Vous voyez que je les laisse s'empresser à mériter cet honneur, et je n'ai jamais eu moins d'envie de trouver ce basilic que depuis que le ciel a permis que je vous revisse." Alors Astarté et Zadig se dirent tout ce que des sentiments longtemps retenus, tout ce que leurs malheurs et leurs amours pouvaient inspirer aux coeurs les plus nobles et les plus passionnés; et les génies qui président à l'amour portèrent leurs paroles jusqu'à la sphère de Vénus. Les femmes rentrèrent chez Ogul sans avoir rien trouvé. Zadig se fit présenter à lui, et lui parla en ces termes "Que la santé immortelle descende du ciel pour avoir soin de tous vos jours! Je suis médecin, j'ai accouru vers vous sur le bruit de votre maladie, et je vous ai apporté un basilic cuit dans de l'eau-rose. Ce n'est pas que je prétende vous épouser je ne vous demande que la liberté d'une jeune esclave de Babylone que vous avez depuis quelques jours; et je consens de rester en esclavage à sa place si je n'ai pas le bonheur de guérir le magnifique seigneur Ogul." La proposition fut acceptée. Astarté partit pour Babylone avec le domestique de Zadig, en lui promettant de lui envoyer incessamment un courrier pour l'instruire de tout ce qui se serait passé. Leurs adieux furent aussi tendres que l'avait été leur reconnaissance. Le moment où l'on se retrouve, et celui où l'on se sépare, sont les deux plus grandes époques de la vie, comme dit le grand livre du Zend. Zadig aimait la reine autant qu'il le jurait, et la reine aimait Zadig plus qu'elle ne lui disait. Cependant Zadig parla ainsi à Ogul "Seigneur, on ne mange point mon basilic, toute sa vertu doit entrer chez vous par les pores. Je l'ai mis dans un petit outre bien enflé et couvert d'une peau fine il faut que vous poussiez cet outre de toute votre force, et que je vous le renvoie à plusieurs reprises; et en peu de jours de régime vous verrez ce que peut mon art." Ogul, dès le premier jour, fut tout essouflé, et crut qu'il mourrait de fatigue. Le second, il fut moins fatigué, et dormit mieux. En huit jours il recouvra toute la force, la santé, la légèreté et la gaieté de ses plus brillantes années. "Vous avez joué au ballon, et vous avez été sobre, lui dit Zadig apprenez qu'il n'y a point de basilic dans la nature, qu'on se porte toujours bien avec de la sobriété et de l'exercice, et que l'art de faire subsister ensemble l'intempérance et la santé est un art aussi chimérique que la pierre philosophale, l'astrologie judiciaire et la théologie des mages." Le premier médecin d'Ogul, sentant combien cet homme était dangereux pour la médecine, s'unit avec l'apothicaire du corps pour envoyer Zadig chercher des basilics dans l'autre monde. Ainsi, après avoir été toujours puni pour avoir bien fait, il était près de périr pour avoir guéri un seigneur gourmand. On l'invita à un excellent dÃner. Il devait être empoisonné au second service; mais il reçut un courrier de la belle Astarté au premier. Il quitta la table, et partit. Quand on est aimé d'une belle femme, dit le grand Zoroastre, on se tire toujours d'affaire dans ce monde. Les combats La reine avait été reçue à Babylone avec les transports qu'on a toujours pour une belle princesse qui a été malheureuse. Babylone alors paraissait être plus tranquille. Le prince d'Hyrcanie avait été tué dans un combat. Les Babyloniens, vainqueurs, déclarèrent qu'Astarté épouserait celui qu'on choisirait pour souverain. On ne voulut point que la première place du monde, qui serait celle de mari d'Astarté et de roi de Babylone, dépendÃt des intrigues et des cabales. On jura de reconnaÃtre pour roi le plus vaillant et le plus sage. Une grande lice, bordée d'amphithéâtres magnifiquement ornés, fut formée à quelques lieues de la ville. Les combattants devaient s'y rendre armés de toutes pièces. Chacun d'eux avait derrière les amphithéâtres un appartement séparé, où il ne devait être vu ni connu de personne. Il fallait courir quatre lances. Ceux qui seraient assez heureux pour vaincre quatre chevaliers devaient combattre ensuite les uns contre les autres; de façon que celui qui resterait le dernier maÃtre du champ serait proclamé le vainqueur des jeux. Il devait revenir quatre jours après avec les mêmes armes, et expliquer les énigmes proposées par les mages. S'il n'expliquait point les énigmes, il n'était point roi, et il fallait recommencer à courir des lances, jusqu'à ce qu'on trouvât un homme qui fût vainqueur dans ces deux combats car on voulait absolument pour roi le plus vaillant et le plus sage. La reine, pendant tout ce temps, devait être étroitement gardée on lui permettait seulement d'assister aux jeux, couverte d'un voile; mais on ne souffrait pas qu'elle parlât à aucun des prétendants, afin qu'il n'y eût ni faveur ni injustice. Voilà ce qu'Astarté faisait savoir à son amant, espérant qu'il montrerait pour elle plus de valeur et d'esprit que personne. Il partit, et pria Vénus de fortifier son courage et d'éclairer son esprit. Il arriva sur le rivage de l'Euphrate la veille de ce grand jour. Il fit inscrire sa devise parmi celles des combattants, en cachant son visage et son nom, comme la loi l'ordonnait, et alla se reposer dans l'appartement qui lui échut par le sort. Son ami Cador, qui était revenu à Babylone, après l'avoir inutilement cherché en Egypte, fit porter dans sa loge une armure complète que la reine lui envoyait. Il lui fit amener aussi de sa part le plus beau cheval de Perse. Zadig reconnut Astarté à ces présents son courage et son amour en prirent de nouvelles forces et de nouvelles espérances. Le lendemain, la reine étant venue se placer sous un dais de pierreries, et les amphithéâtres étant remplis de toutes les dames et de tous les ordres de Babylone, les combattants parurent dans le cirque. Chacun d'eux vint mettre sa devise aux pieds du grand mage. On tira au sort les devises; celle de Zadig fut la dernière. Le premier qui s'avança était un seigneur très riche, nommé Itobad, fort vain, peu courageux, très maladroit, et sans esprit. Ses domestiques l'avaient persuadé qu'un homme comme lui devait être roi; il leur avait répondu "Un homme comme moi doit régner." Ainsi on l'avait armé de pied en cap. Il portait une armure d'or émaillée de vert, un panache vert, une lance ornée de rubans verts. On s'aperçut d'abord, à la manière dont Itobad gouvernait son cheval, que ce n'était pas un homme comme lui à qui le ciel réservait le sceptre de Babylone. Le premier cavalier qui courut contre lui le désarçonna; le second le renversa sur la croupe de son cheval, les deux jambes en l'air et les bras étendus. Itobad se remit, mais de si mauvaise grâce que tout l'amphithéâtre se mit à rire. Un troisième ne daigna pas se servir de sa lance; mais, en lui faisant une passe, il le prit par la jambe droite, et lui faisant faire un demi-tour, il le fit tomber sur le sable les écuyers des jeux accoururent à lui en riant, et le remirent en selle. Le quatrième combattant le prend par la jambe gauche, et le fait tomber de l'autre côté. On le conduisit avec des huées à sa loge, où il devait passer la nuit selon la loi; et il disait en marchant à peine "Quelle aventure pour un homme comme moi!" Les autres chevaliers s'acquittèrent mieux de leur devoir. Il y en eut qui vainquirent deux combattants de suite; quelques-uns allèrent jusqu'à trois. Il n'y eut que le prince Otame qui en vainquit quatre. Enfin Zadig combattit à son tour; il désarçonna quatre cavaliers de suite avec toute la grâce possible. Il fallut donc voir qui serait vainqueur d'Otame ou de Zadig. Le premier portait des armes bleues et or, avec un panache de même; celles de Zadig étaient blanches. Tous les voeux se partageaient entre le cavalier bleu et le cavalier blanc. La reine, à qui le coeur palpitait, faisait des prières au ciel pour la couleur blanche. Les deux champions firent des passes et des voltes avec tant d'agilité, ils se donnèrent de si beaux coups de lance, ils étaient si fermes sur leurs arçons, que tout le monde, hors la reine, souhaitait qu'il y eût deux rois dans Babylone. Enfin, leurs chevaux étant lassés et leurs lances rompues, Zadig usa de cette adresse il passe derrière le prince bleu, s'élance sur la croupe de son cheval, le prend par le milieu du corps, le jette à terre, se met en selle à sa place, et caracole autour d'Otame étendu sur la place. Tout l'amphithéâtre crie "Victoire au cavalier blanc!" Otame, indigné, se relève, tire son épée; Zadig saute de cheval, le sabre à la main. Les voilà tous deux sur l'arène, livrant un nouveau combat où la force et l'agilité triomphent tour à tour. Les plumes de leur casque, les cous de leurs brassards, les mailles de leur armure sautent au loin sous mille coups précipités. Ils frappent de pointe et de taille, à droite, à gauche, sur la tête, sur la poitrine; ils reculent, ils avancent, ils se mesurent, ils se rejoignent, ils se saisissent, ils se replient comme des serpents, ils s'attaquent comme des lions; le feu jaillit à tout moment des coups qu'ils se portent. Enfin Zadig, ayant un moment repris ses esprits, s'arrête, fait une feinte, passe sur Otame, le fait tomber, le désarme, et Otame s'écrie "O chevalier blanc! c'est vous qui devez régner sur Babylone." La reine était au comble de la joie. On reconduisit le chevalier bleu et le chevalier blanc chacun à leur loge, ainsi que tous les autres, selon ce qui était porté par la loi. Des muets vinrent les servir et leur apporter à manger. On peut juger si le petit muet de la reine ne fut pas celui qui servit Zadig. Ensuite on les laissa dormir seuls jusqu'au lendemain matin, temps où le vainqueur devait apporter sa devise au grand mage, pour la confronter et se faire reconnaÃtre. Zadig dormit, quoique amoureux, tant il était fatigué. Itobad, qui était couché auprès de lui, ne dormit point. Il se leva pendant la nuit, entra dans sa loge, prit les armes blanches de Zadig avec sa devise, et mit son armure verte à la place. Le point du jour étant venu, il alla fièrement au grand mage déclarer qu'un homme comme lui était vainqueur. On ne s'y attendait pas; mais il fut proclamé pendant que Zadig dormait encore. Astarté, surprise, et le désespoir dans le coeur, s'en retourna dans Babylone. Tout l'amphithéâtre était déjà presque vide lorsque Zadig s'éveilla; il chercha ses armes, et ne trouva que cette armure verte. Il était obligé de s'en couvrir, n'ayant rien autre chose auprès de lui. Etonné et indigné, il les endosse avec fureur, il avance dans cet équipage. Tout ce qui était encore sur l'amphithéâtre et dans le cirque le reçut avec des huées. On l'entourait; on lui insultait la face. Jamais homme n'essuya des mortifications si humiliantes. La patience lui échappa; il écarta à coups de sabre la populace qui osait l'outrager; mais il ne savait quel parti prendre. Il ne pouvait voir la reine; il ne pouvait réclamer l'armure blanche qu'elle lui avait envoyée c'eût été la compromettre; ainsi, tandis qu'elle était plongée dans la douleur, il était pénétré de fureur et d'inquiétude. Il se promenait sur les bords de l'Euphrate, persuadé que son étoile le destinait à être malheureux sans ressource, repassant dans son esprit toutes ses disgrâces depuis l'aventure de la femme qui haïssait les borgnes, jusqu'à celle de son armure. "Voilà ce que c'est, disait-il, de m'être éveillé trop tard; si j'avais moins dormi, je serais roi de Babylone, je posséderais Astarté. Les sciences, les moeurs, le courage n'ont donc jamais servi qu'à mon infortune." Il lui échappa enfin de murmurer contre la Providence, et il fut tenté de croire que tout était gouverné par une destinée cruelle qui opprimait les bons et qui faisait prospérer les chevaliers verts. Un de ses chagrins était de porter cette armure verte qui lui avait attiré tant de huées. Un marchand passa, il la lui vendit à vil prix, et prit du marchand une robe et un bonnet long. Dans cet équipage, il côtoyait l'Euphrate, rempli de désespoir et accusant en secret la Providence, qui le persécutait toujours. L'ermite Il rencontra en marchant un ermite, dont la barbe blanche et vénérable lui descendait jusqu'à la ceinture. Il tenait en main un livre qu'il lisait attentivement. Zadig s'arrêta, et lui fit une profonde inclination. L'ermite le salua d'un air si noble et si doux que Zadig eut la curiosité de l'entretenir. Il lui demanda quel livre il lisait. "C'est le livre des destinées, dit l'ermite; voulez-vous en lire quelque chose?" Il mit le livre dans les mains de Zadig, qui, tout instruit qu'il était dans plusieurs langues, ne put déchiffrer un seul caractère du livre. Cela redoubla encore sa curiosité. "Vous me paraissez bien chagrin, lui dit ce bon père. - Hélas! que j'en ai sujet! dit Zadig. - Si vous permettez que je vous accompagne, repartit le vieillard, peut-être vous serai-je utile j'ai quelquefois répandu des sentiments de consolation dans l'âme des malheureux." Zadig se sentit du respect pour l'air, pour la barbe, et pour le livre de l'ermite. Il lui trouva dans la conversation des lumières supérieures. L'ermite parlait de la destinée, de la justice, de la morale, du souverain bien, de la faiblesse humaine, des vertus et des vices, avec une éloquence si vive et si touchante que Zadig se sentit entraÃné vers lui par un charme invincible. Il le pria avec instance de ne le point quitter, jusqu'à ce qu'ils fussent de retour à Babylone. "Je vous demande moi-même cette grâce, lui dit le vieillard; jurez-moi par Orosmade que vous ne vous séparerez point de moi d'ici à quelques jours, quelque chose que je fasse." Zadig jura, et ils partirent ensemble. Les deux voyageurs arrivèrent le soir à un château superbe. L'ermite demanda l'hospitalité pour lui et pour le jeune homme qui l'accompagnait. Le portier, qu'on aurait pris pour un grand seigneur, les introduisit avec une espèce de bonté dédaigneuse. On les présenta à un principal domestique, qui leur fit voir les appartements du maÃtre. Ils furent admis à sa table au bas bout, sans que le seigneur du château les honorât d'un regard; mais ils furent servis comme les autres avec délicatesse et profusion. On leur donna ensuite à laver dans un bassin d'or garni d'émeraudes et de rubis. On les mena coucher dans un bel appartement, et le lendemain matin un domestique leur apporta à chacun une pièce d'or, après quoi on les congédia. "Le maÃtre de la maison, dit Zadig en chemin, me paraÃt être un homme généreux, quoique un peu fier; il exerce noblement l'hospitalité." En disant ces paroles, il aperçut qu'une espèce de poche très large que portait l'ermite paraissait tendue et enflée il y vit le bassin d'or garni de pierreries, que celui-ci avait volé. Il n'osa d'abord en rien témoigner; mais il était dans une étrange surprise. Vers le midi, l'ermite se présenta à la porte d'une maison très petite, où logeait un riche avare; il y demanda l'hospitalité pour quelques heures. Un vieux valet mal habillé le reçut d'un ton rude, et fit entrer l'ermite et Zadig dans l'écurie, où on leur donna quelques olives pourries, de mauvais pain, et de la bière gâtée. L'ermite but et mangea d'un air aussi content que la veille; puis s'adressant à ce vieux valet qui les observait tous deux pour voir s'ils ne volaient rien, et qui les pressait de partir, il lui donna les deux pièces d'or qu'il avait reçues le matin, et le remercia de toutes ses attentions. "Je vous prie, ajouta-t-il, faites-moi parler à votre maÃtre." Le valet, étonné, introduisit les deux voyageurs "Magnifique seigneur, dit l'ermite, je ne puis que vous rendre de très humbles grâces de la manière noble dont vous nous avez reçus daignez accepter ce bassin d'or comme un faible gage de ma reconnaissance." L'avare fut près de tomber à la renverse. L'ermite ne lui donna pas le temps de revenir de son saisissement; il partit au plus vite avec son jeune voyageur. "Mon père, lui dit Zadig, qu'est-ce que tout ce que je vois? Vous ne me paraissez ressembler en rien aux autres hommes vous volez un bassin d'or garni de pierreries à un seigneur qui vous reçoit magnifiquement, et vous le donnez à un avare qui vous traite avec indignité. - Mon fils, répondit le vieillard, cet homme magnifique, qui ne reçoit les étrangers que par vanité, et pour faire admirer ses richesses, deviendra plus sage; l'avare apprendra à exercer l'hospitalité ne vous étonnez de rien, et suivez-moi." Zadig ne savait encore s'il avait affaire au plus fou ou au plus sage de tous les hommes; mais l'ermite parlait avec tant d'ascendant que Zadig, lié d'ailleurs par son serment, ne put s'empêcher de le suivre. Ils arrivèrent le soir à une maison agréablement bâtie, mais simple, où rien ne sentait ni la prodigalité ni l'avarice. Le maÃtre était un philosophe retiré du monde, qui cultivait en paix la sagesse et la vertu, et qui cependant ne s'ennuyait pas. Il s'était plu à bâtir cette retraite dans laquelle il recevait les étrangers avec une noblesse qui n'avait rien de l'ostentation. Il alla lui-même au-devant des deux voyageurs, qu'il fit reposer d'abord dans un appartement commode. Quelque temps après, il les vint prendre lui-même pour les inviter à un repas propre et bien entendu, pendant lequel il parla avec discrétion des dernières révolutions de Babylone. Il parut sincèrement attaché à la reine, et souhaita que Zadig eût paru dans la lice pour disputer la couronne. "Mais les hommes, ajouta-t-il, ne méritent pas d'avoir un roi comme Zadig." Celui-ci rougissait, et sentait redoubler ses douleurs. On convint dans la conversation que les choses de ce monde n'allaient pas toujours au gré des plus sages. L'ermite soutint toujours qu'on ne connaissait pas les voies de la Providence, et que les hommes avaient tort de juger d'un tout dont ils n'apercevaient que la plus petite partie. On parla des passions. "Ah! qu'elles sont funestes! disait Zadig. - Ce sont les vents qui enflent les voiles du vaisseau, repartit l'ermite elles le submergent quelquefois; mais sans elles il ne pourrait voguer. La bile rend colère et malade; mais sans la bile l'homme ne saurait vivre. Tout est dangereux ici-bas, et tout est nécessaire." On parla de plaisir, et l'ermite prouva que c'est un présent de la Divinité; "car, dit-il, l'homme ne peut se donner ni sensation ni idées, il reçoit tout; la peine et le plaisir lui viennent d'ailleurs comme son être." Zadig admirait comment un homme qui avait fait des choses si extravagantes pouvait raisonner si bien. Enfin, après un entretien aussi instructif qu'agréable, l'hôte reconduisit ses deux voyageurs dans leur appartement, en bénissant le Ciel qui lui avait envoyé deux hommes si sages et si vertueux. Il leur offrit de l'argent d'une manière aisée et noble qui ne pouvait déplaire. L'ermite le refusa, et lui dit qu'il prenait congé de lui, comptant partir pour Babylone avant le jour. Leur séparation fut tendre, Zadig surtout se sentait plein d'estime et d'inclination pour un homme si aimable. Quand l'ermite et lui furent dans leur appartement, ils firent longtemps l'éloge de leur hôte. Le vieillard au point du jour éveilla son camarade. "Il faut partir, dit-il; mais tandis que tout le monde dort encore, je veux laisser à cet homme un témoignage de mon estime et de mon affection." En disant ces mots, il prit un flambeau, et mit le feu à la maison. Zadig, épouvanté, jeta des cris, et voulut l'empêcher de commettre une action si affreuse. L'ermite l'entraÃnait par une force supérieure; la maison était enflammée. L'ermite, qui était déjà assez loin avec son compagnon, la regardait brûler tranquillement. "Dieu merci! dit-il, voilà la maison de mon cher hôte détruite de fond en comble! L'heureux homme!" A ces mots Zadig fut tenté à la fois d'éclater de rire, de dire des injures au révérend père, de le battre, et de s'enfuir; mais il ne fit rien de tout cela, et, toujours subjugué par l'ascendant de l'ermite, il le suivit malgré lui à la dernière couchée. Ce fut chez une veuve charitable et vertueuse qui avait un neveu de quatorze ans, plein d'agréments et son unique espérance. Elle fit du mieux qu'elle put les honneurs de sa maison. Le lendemain, elle ordonna à son neveu d'accompagner les voyageurs jusqu'à un pont qui, étant rompu depuis peu, était devenu un passage dangereux. Le jeune homme, empressé, marche au-devant d'eux. Quand ils furent sur le pont "Venez, dit l'ermite au jeune homme, il faut que je marque ma reconnaissance à votre tante." Il le prend alors par les cheveux, et le jette dans la rivière. L'enfant tombe, reparaÃt un moment sur l'eau, et est engouffré dans le torrent. "O monstre! ô le plus scélérat de tous les hommes! s'écria Zadig. - Vous m'aviez promis plus de patience, lui dit l'ermite en l'interrompant; apprenez que sous les ruines de cette maison où la Providence a mis le feu, le maÃtre a trouvé un trésor immense; apprenez que ce jeune homme dont la Providence a tordu le cou aurait assassiné sa tante dans un an, et vous dans deux. - Qui te l'a dit, barbare? cria Zadig; et quand tu aurais lu cet événement dans ton livre des destinées, t'est-il permis de noyer un enfant qui ne t'a point fait de mal?" Tandis que le Babylonien parlait, il aperçut que le vieillard n'avait plus de barbe, que son visage prenait les traits de la jeunesse. Son habit d'ermite disparut; quatre belles ailes couvraient un corps majestueux et resplendissant de lumière. "O envoyé du ciel! ô ange divin! s'écria Zadig en se prosternant, tu es donc descendu de l'empyrée pour apprendre à un faible mortel à se soumettre aux ordres éternels? - Les hommes, dit l'ange Jesrad, jugent de tout sans rien connaÃtre tu étais celui de tous les hommes qui méritait le plus d'être éclairé." Zadig lui demanda la permission de parler. "Je me défie de moi-même, dit-il; mais oserai-je te prier de m'éclaircir un doute ne vaudrait-il pas mieux avoir corrigé cet enfant, et l'avoir rendu vertueux, que de le noyer?" Jesrad reprit "S'il avait été vertueux, et s'il eût vécu, son destin était d'être assassiné lui-même avec la femme qu'il devait épouser, et le fils qui en devait naÃtre. - Mais quoi! dit Zadig, il est donc nécessaire qu'il y ait des crimes et des malheurs? et les malheurs tombent sur les gens de bien! - Les méchants, répondit Jesrad, sont toujours malheureux ils servent à éprouver un petit nombre de justes répandus sur la terre, et il n'y a point de mal dont il ne naisse un bien. - Mais, dit Zadig, s'il n'y avait que du bien, et point de mal? - Alors, reprit Jesrad, cette terre serait une autre terre, l'enchaÃnement des événements serait un autre ordre de sagesse; et cet autre ordre, qui serait parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de l'Etre suprême, de qui le mal ne peut approcher. Il a créé des millions de mondes dont aucun ne peut ressembler à l'autre. Cette immense variété est un attribut de sa puissance immense. Il n'y a ni deux feuilles d'arbres sur la terre, ni deux globes dans les champs infinis du ciel, qui soient semblables, et tout ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devait être dans sa place et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse tout. Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est tombé dans l'eau par hasard, que c'est par un même hasard que cette maison est brûlée; mais il n'y a point de hasard tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance. Souviens-toi de ce pêcheur qui se croyait le plus malheureux de tous les hommes. Orosmade t'a envoyé pour changer sa destinée. Faible mortel! cesse de disputer contre ce qu'il faut adorer. - Mais, dit Zadig..." Comme il disait mais, l'ange prenait déjà son vol vers la dixième sphère. Zadig, à genoux, adora la Providence, et se soumit. L'ange lui cria du haut des airs "Prends ton chemin vers Babylone." Les énigmes Zadig, hors de lui-même et comme un homme auprès de qui est tombé le tonnerre, marchait au hasard. Il entra dans Babylone le jour où ceux qui avaient combattu dans la lice étaient déjà assemblés dans le grand vestibule du palais pour expliquer les énigmes, et pour répondre aux questions du grand mage. Tous les chevaliers étaient arrivés, excepté l'armure verte. Dès que Zadig parut dans la ville, le peuple s'assembla autour de lui; les yeux ne se rassasiaient point de le voir, les bouches de le bénir, les coeurs de lui souhaiter l'empire. L'envieux le vit passer, frémit, et se détourna; le peuple le porta jusqu'au lieu de l'assemblée. La reine, à qui on apprit son arrivée, fut en proie à l'agitation de la crainte et de l'espérance; l'inquiétude la dévorait elle ne pouvait comprendre ni pourquoi Zadig était sans armes, ni comment Itobad portait l'armure blanche. Un murmure confus s'éleva à la vue de Zadig. On était surpris et charmé de le revoir; mais il n'était permis qu'aux chevaliers qui avaient combattu de paraÃtre dans l'assemblée. "J'ai combattu comme un autre, dit-il; mais un autre porte ici mes armes; et en attendant que j'aie l'honneur de le prouver, je demande la permission de me présenter pour expliquer les énigmes." On alla aux voix sa réputation de probité était encore si fortement imprimée dans les esprits qu'on ne balança pas à l'admettre. Le grand mage proposa d'abord cette question "Quelle est de toutes les choses du monde la plus longue et la plus courte, la plus prompte et la plus lente, la plus divisible et la plus étendue, la plus négligée et la plus regrettée, sans qui rien ne se peut faire, qui dévore tout ce qui est petit, et qui vivifie tout ce qui est grand?" C'était à Itobad à parler. Il répondit qu'un homme comme lui n'entendait rien aux énigmes, et qu'il lui suffisait d'avoir vaincu à grands coups de lance. Les uns dirent que le mot de l'énigme était la fortune, d'autres la terre, d'autres la lumière. Zadig dit que c'était le temps "Rien n'est plus long, ajouta-t-il, puisqu'il est la mesure de l'éternité; rien n'est plus court, puisqu'il manque à tous nos projets; rien n'est plus lent pour qui attend; rien de plus rapide pour qui jouit; il s'étend jusqu'à l'infini en grand; il se divise jusque dans l'infini en petit; tous les hommes le négligent, tous en regrettent la perte; rien ne se fait sans lui; il fait oublier tout ce qui est indigne de la postérité, et il immortalise les grandes choses." L'assemblée convint que Zadig avait raison. On demanda ensuite "Quelle est la chose qu'on reçoit sans remercier, dont on jouit sans savoir comment, qu'on donne aux autres quand on ne sait où l'on en est, et qu'on perd sans s'en apercevoir?" Chacun dit son mot Zadig devina seul que c'était la vie. Il expliqua toutes les autres énigmes avec la même facilité. Itobad disait toujours que rien n'était plus aisé, et qu'il en serait venu à bout tout aussi facilement s'il avait voulu s'en donner la peine. On proposa des questions sur la justice, sur le souverain bien, sur l'art de régner. Les réponses de Zadig furent jugées les plus solides. "C'est bien dommage, disait-on, qu'un si bon esprit soit un si mauvais cavalier. - Illustres seigneurs, dit Zadig, j'ai eu l'honneur de vaincre dans la lice. C'est à moi qu'appartient l'armure blanche. Le seigneur Itobad s'en empara pendant mon sommeil il jugea apparemment qu'elle lui siérait mieux que la verte. Je suis prêt de lui prouver d'abord devant vous, avec ma robe et mon épée, contre toute cette belle armure blanche qu'il m'a prise, que c'est moi qui ai eu l'honneur de vaincre le brave Otame." Itobad accepta le défi avec la plus grande confiance. Il ne doutait pas qu'étant casqué, cuirassé, brassardé, il ne vÃnt aisément à bout d'un champion en bonnet de nuit et en robe de chambre. Zadig tira son épée, en saluant la reine, qui le regardait, pénétrée de joie et de crainte. Itobad tira la sienne, en ne saluant personne. Il s'avança sur Zadig comme un homme qui n'avait rien à craindre. Il était prêt à lui fendre la tête Zadig sut parer le coup, en opposant ce qu'on appelle le fort de l'épée au faible de son adversaire, de façon que l'épée d'Itobad se rompit. Alors Zadig, saisissant son ennemi au corps, le renversa par terre; et lui portant la pointe de son épée au défaut de la cuirasse "Laissez-vous désarmer, dit-il, ou je vous tue." Itobad, toujours surpris des disgrâces qui arrivaient à un homme comme lui, laissa faire Zadig, qui lui ôta paisiblement son magnifique casque, sa superbe cuirasse, ses beaux brassards, ses brillants cuissards, s'en revêtit, et courut dans cet équipage se jeter aux genoux d'Astarté. Cador prouva aisément que l'armure appartenait à Zadig. Il fut reconnu roi d'un consentement unanime, et surtout de celui d'Astarté, qui goûtait, après tant d'adversités, la douceur de voir son amant digne aux yeux de l'univers d'être son époux. Itobad alla se faire appeler monseigneur dans sa maison. Zadig fut roi, et fut heureux. Il avait présent à l'esprit ce que lui avait dit l'ange Jesrad. Il se souvenait même du grain de sable devenu diamant. La reine et lui adorèrent la Providence. Zadig laissa la belle capricieuse Missouf courir le monde. Il envoya chercher le brigand Arbogad, auquel il donna un grade honorable dans son armée, avec promesse de l'avancer aux premières dignités s'il se comportait en vrai guerrier, et de le faire pendre s'il faisait le métier de brigand. Sétoc fut appelé du fond de l'Arabie, avec la belle Almona, pour être à la tête du commerce de Babylone. Cador fut placé et chéri selon ses services; il fut l'ami du roi, et le roi fut alors le seul monarque de la terre qui eût un ami. Le petit muet ne fut pas oublié. On donna une belle maison au pêcheur. Orcan fut condamné à lui payer une grosse somme, et à lui rendre sa femme; mais le pêcheur, devenu sage, ne prit que l'argent. Ni la belle Sémire ne se consolait d'avoir cru que Zadig serait borgne, ni Azora ne cessait de pleurer d'avoir voulu lui couper le nez. Il adoucit leurs douleurs par des présents. L'envieux mourut de rage et de honte. L'empire jouit de la paix, de la gloire et de l'abondance; ce fut le plus beau siècle de la terre; elle était gouvernée par la justice et par l'amour. On bénissait Zadig, et Zadig bénissait le ciel. Appendice La danse Sétoc devait aller, pour les affaires de son commerce, dans l'Ãle de Serendib; mais le premier mois de son mariage qui est, comme on sait, la lune du miel, ne lui permettait ni de quitter sa femme, ni de croire qu'il pût jamais la quitter il pria son ami Zadig de faire pour lui le voyage. "Hélas! disait Zadig; faut-il que je mette encore un plus vaste espace entre la belle Astarté et moi? Mais il faut servir mes bienfaiteurs." Il dit, il pleura, et il partit. Il ne fut pas longtemps dans l'Ãle de Serendib sans y être regardé comme un homme extraordinaire. Il devint l'arbitre de tous les différends entre les négociants, l'ami des sages, le conseil du petit nombre de gens qui prennent conseil. Le roi voulut le voir et l'entendre. Il connut bientôt tout ce que valait Zadig; il eut confiance en sa sagesse, et en fit son ami. La familiarité et l'estime du roi fit trembler Zadig. Il était nuit et jour pénétré du malheur que lui avaient attiré les bontés de Moabdar. "Je plais au roi, disait-il, ne serai-je pas perdu?" Cependant il ne pouvait se dérober aux caresses de Sa Majesté car il faut avouer que Nabussan, roi de Serendib, fils de Nussanab, fils de Nabassun, fils de Sanbusna, était un des meilleurs princes de l'Asie; et que quand on lui parlait il était difficile de ne le pas aimer. Ce bon prince était toujours loué, trompé et volé c'était à qui pillerait ses trésors. Le receveur général de l'Ãle de Serendib donnait toujours cet exemple, fidèlement suivi par les autres. Le roi le savait; il avait changé de trésorier plusieurs fois; mais il n'avait pu changer la mode établie de partager les revenus du roi en deux moitiés inégales, dont la plus petite revenait toujours à Sa Majesté, et la plus grosse aux administrateurs. Le roi Nabussan confia sa peine au sage Zadig. "Vous qui savez tant de belles choses, lui dit-il, ne sauriez-vous point le moyen de me faire trouver un trésorier qui ne me vole point? - Assurément, répondit Zadig, je sais une façon infaillible de vous donner un homme qui ait les mains nettes." Le roi, charmé, lui demanda, en l'embrassant, comment il fallait s'y prendre. "Il n'y a, dit Zadig, qu'à faire danser tous ceux qui se présenteront pour la dignité de trésorier, et celui qui dansera avec le plus de légèreté sera infailliblement le plus honnête homme. - Vous vous moquez, dit le roi; voilà une plaisante façon de choisir un receveur de mes finances! Quoi, vous prétendez que celui qui fera le mieux un entrechat sera le financier le plus intègre et le plus habile! - Je ne vous réponds pas qu'il sera le plus habile, repartit Zadig; mais je vous assure que ce sera indubitablement le plus honnête homme." Zadig parlait avec tant de confiance que le roi crut qu'il avait quelque secret surnaturel pour connaÃtre les financiers. "Je n'aime pas le surnaturel, dit Zadig, les gens et les livres à prodiges m'ont toujours déplu si Votre Majesté veut me laisser faire l'épreuve que je lui propose, elle sera bien convaincue que mon secret est la chose la plus simple et la plus aisée." Nabussan, roi de Serendib, fut bien plus étonné d'entendre que ce secret était simple, que si on le lui avait donné pour un miracle "Or bien, dit-il, faites comme vous l'entendez. - Laissez-moi faire, dit Zadig, vous gagnerez à cette épreuve plus que vous ne pensez." Le jour même il fit publier, au nom du roi, que tous ceux qui prétendaient à l'emploi de haut receveur des deniers de Sa Gracieuse Majesté Nabussan, fils de Nussanab, eussent à se rendre, en habits de soie légère, le premier de la lune du crocodile, dans l'antichambre du roi. Ils s'y rendirent au nombre de soixante et quatre. On avait fait venir des violons dans un salon voisin; tout était préparé pour le bal; mais la porte de ce salon était fermée, et il fallait, pour y entrer, passer par une petite galerie assez obscure. Un huissier vint chercher et introduire chaque candidat, l'un après l'autre, par ce passage dans lequel on le laissait seul quelques minutes. Le roi, qui avait le mot, avait étalé tous ses trésors dans cette galerie. Lorsque tous les prétendants furent arrivés dans le salon, Sa Majesté ordonna qu'on les fÃt danser. Jamais on ne dansa plus pesamment et avec moins de grâce; ils avaient tous la tête baissée, les reins courbés, les mains collées à leurs côtés. "Quels fripons!" disait tout bas Zadig. Un seul d'entre eux formait des pas avec agilité, la tête haute, le regard assuré, les bras étendus, le corps droit, le jarret ferme. "Ah! l'honnête homme! le brave homme!" disait Zadig. Le roi embrassa ce bon danseur, le déclara trésorier, et tous les autres furent punis et taxés avec la plus grande justice du monde car chacun, dans le temps qu'il avait été dans la galerie, avait rempli ses poches, et pouvait à peine marcher. Le roi fut fâché pour la nature humaine que de ces soixante et quatre danseurs il y eût soixante et trois filous. La galerie obscure fut appelée le corridor de la tentation. On aurait en Perse empalé ces soixante et trois seigneurs; en d'autres pays on eût fait une chambre de justice qui eût consommé en frais le triple de l'argent volé, et qui n'eût rien remis dans les coffres du souverain; dans un autre royaume, ils se seraient pleinement justifiés, et auraient fait disgracier ce danseur si léger à Serendib, ils ne furent condamnés qu'à augmenter le trésor public, car Nabussan était fort indulgent. Il était fort reconnaissant; il donna à Zadig une somme d'argent plus considérable qu'aucun trésorier n'en avait jamais volé au roi son maÃtre. Zadig s'en servit pour envoyer des exprès à Babylone, qui devaient l'informer de la destinée d'Astarté. Sa voix trembla en donnant cet ordre, son sang reflua vers son coeur, ses yeux se couvrirent de ténèbres, son âme fut prête à l'abandonner. Le courrier partit, Zadig le vit embarquer; il rentra chez le roi, ne voyant personne, croyant être dans sa chambre, et prononçant le nom d'amour. "Ah! l'amour, dit le roi; c'est précisément ce dont il s'agit; vous avez deviné ce qui fait ma peine. Que vous êtes un grand homme! J'espère que vous m'apprendrez à connaÃtre une femme à toute épreuve, comme vous m'avez fait trouver un trésorier désintéressé." Zadig, ayant repris ses sens, lui promit de le servir en amour comme en finance, quoique la chose parût plus difficile encore. Les yeux bleus "Le corps et le coeur", dit le roi à Zadig... A ces mots, le Babylonien ne peut s'empêcher d'interrompre Sa Majesté. "Que je vous sais bon gré, dit-il, de n'avoir point dit l'esprit et le coeur! Car on n'entend que ces mots dans les conversations de Babylone; on ne voit que des livres où il est question du coeur et de l'esprit, composés par des gens qui n'ont ni de l'un ni de l'autre; mais, de grâce, sire, poursuivez." Nabussan continua ainsi "Le corps et le coeur sont chez moi destinés à aimer; la première de ces deux puissances a tout lieu d'être satisfaite. J'ai ici cent femmes à mon service, toutes belles, complaisantes, prévenantes, voluptueuses même, ou feignant de l'être avec moi. Mon coeur n'est pas à beaucoup près si heureux. Je n'ai que trop éprouvé qu'on caresse beaucoup le roi de Serendib, et qu'on se soucie fort peu de Nabussan. Ce n'est pas que je croie mes femmes infidèles; mais je voudrais trouver une âme qui fût à moi; je donnerais pour un pareil trésor les cent beautés dont je possède les charmes voyez si, sur ces cent sultanes, vous pouvez m'en trouver une dont je sois sûr d'être aimé." Zadig lui répondit comme il avait fait sur l'article des financiers "Sire, laissez-moi faire; mais permettez d'abord que je dispose de ce que vous aviez étalé dans la galerie de la tentation; je vous en rendrai bon compte, et vous n'y perdrez rien." Le roi le laissa le maÃtre absolu. Il choisit dans Serendib trente-trois petits bossus des plus vilains qu'il put trouver, trente-trois pages des plus beaux, et trente-trois bonzes des plus éloquents et des plus robustes. Il leur laissa à tous la liberté d'entrer dans les cellules des sultanes; chaque petit bossu eut quatre mille pièces d'or à donner; et dès le premier jour tous les bossus furent heureux. Les pages, qui n'avaient rien à donner qu'eux-mêmes, ne triomphèrent qu'au bout de deux ou trois jours. Les bonzes eurent un peu plus de peine; mais enfin trente-trois dévotes se rendirent à eux. Le roi, par des jalousies qui avaient vue sur toutes les cellules, vit toutes ces épreuves, et fut émerveillé. De ses cent femmes, quatre-vingt-dix-neuf succombèrent à ses yeux. Il en restait une toute jeune, toute neuve, de qui Sa Majesté n'avait jamais approché. On lui détacha un, deux, trois bossus, qui lui offrirent jusqu'à vingt mille pièces; elle fut incorruptible, et ne put s'empêcher de rire de l'idée qu'avaient ces bossus de croire que de l'argent les rendrait mieux faits. On lui présenta les deux plus beaux pages; elle dit qu'elle trouvait le roi encore plus beau. On lui lâcha le plus éloquent des bonzes, et ensuite le plus intrépide; elle trouva le premier un bavard, et ne daigna pas même soupçonner le mérite du second. "Le coeur fait tout, disait-elle; je ne céderai jamais ni à l'or d'un bossu, ni aux grâces d'un jeune homme, ni aux séductions d'un bonze j'aimerai uniquement Nabussan, fils de Nussanab; et j'attendrai qu'il daigne m'aimer." Le roi fut transporté de joie, d'étonnement et de tendresse. Il reprit tout l'argent qui avait fait réussir les bossus, et en fit présent à la belle Falide c'était le nom de cette jeune personne. Il lui donna son coeur elle le méritait bien. Jamais la fleur de la jeunesse ne fut si brillante; jamais les charmes de la beauté ne furent si enchanteurs. La vérité de l'histoire ne permet pas de taire qu'elle faisait mal la révérence; mais elle dansait comme les fées, chantait comme les sirènes, et parlait comme les Grâces elle était pleine de talents et de vertus. Nabussan, aimé, l'adora; mais elle avait les yeux bleus, et ce fut la source des plus grands malheurs. Il y avait une ancienne loi qui défendait aux rois d'aimer une de ces femmes que les Grecs ont appelées depuis boopies. Le chef des bonzes avait établi cette loi il y avait plus de cinq mille ans; c'était pour s'approprier la maÃtresse du premier roi de l'Ãle de Serendib que ce premier bonze avait fait passer l'anathème des yeux bleus en constitution fondamentale d'Etat. Tous les ordres de l'empire vinrent faire à Nabussan des remontrances. On disait publiquement que les derniers jours du royaume étaient arrivés, que l'abomination était à son comble, que toute la nature était menacée d'un événement sinistre; qu'en un mot Nabussan, fils de Nussanab, aimait deux grands yeux bleus. Les bossus, les financiers, les bonzes et les brunes remplirent le royaume de leurs plaintes. Les peuples sauvages qui habitent le nord de Serendib profitèrent de ce mécontentement général. Ils firent une irruption dans les Etats du bon Nabussan. Il demanda des subsides à ses sujets; les bonzes, qui possédaient la moitié des revenus de l'Etat, se contentèrent de lever les mains au ciel, et refusèrent de les mettre dans leurs coffres pour aider le roi. Ils firent de belles prières en musique, et laissèrent l'Etat en proie aux barbares. "O mon cher Zadig, me tireras-tu encore de cet horrible embarras? s'écria douloureusement Nabussan. - Très volontiers, répondit Zadig; vous aurez de l'argent des bonzes tant que vous en voudrez. Laissez à l'abandon les terres où sont situés leurs châteaux, et défendez seulement les vôtres." Nabussan n'y manqua pas les bonzes vinrent se jeter aux pieds du roi, et implorer son assistance. Le roi leur répondit par une belle musique dont les paroles étaient des prières au ciel pour la conservation de leurs terres. Les bonzes enfin donnèrent de l'argent, et le roi finit heureusement la guerre. Ainsi Zadig, par ses conseils sages et heureux, et par les plus grands services, s'était attiré l'irréconciliable inimitié des hommes les plus puissants de l'Etat; les bonzes et les brunes jurèrent sa perte; les financiers et les bossus ne l'épargnèrent pas; on le rendit suspect au bon Nabussan. Les services rendus restent souvent dans l'antichambre, et les soupçons entrent dans le cabinet, selon la sentence de Zoroastre c'était tous les jours de nouvelles accusations; la première est repoussée, la seconde effleure, la troisième blesse, la quatrième tue. Zadig, intimidé, qui avait bien fait les affaires de son ami Sétoc, et qui lui avait fait tenir son argent, ne songea plus qu'à partir de l'Ãle, et résolut d'aller lui-même chercher des nouvelles d'Astarté. "Car, disait-il, si je reste dans Serendib, les bonzes me feront empaler; mais où aller? je serai esclave en Egypte, brûlé selon toutes les apparences en Arabie, étranglé à Babylone. Cependant il faut savoir ce qu'Astarté est devenue partons, et voyons à quoi me réserve ma triste destinée." C'est ici que finit le manuscrit qu'on a retrouvé de l'histoire de Zadig. Ces deux chapitres doivent certainement être placés après le douzième et avant l'arrivée de Zadig en Syrie on sait qu'il a essuyé bien d'autres aventures qui ont été fidèlement écrites. On prie messieurs les interprètes des langues orientales de les communiquer si elles parviennent jusqu'à eux." Memnon, ou la sagesse humaine Memnon conçut un jour le projet insensé d'être parfaitement sage. Il n'y a guère d'hommes à qui cette folie n'ait quelquefois passé par la tête. Memnon se dit à lui-même "Pour être très sage, et par conséquent très heureux, il n'y a qu'à être sans passions; et rien n'est plus aisé, comme on sait. Premièrement, je n'aimerai jamais de femme; car, en voyant une beauté parfaite, je me dirai à moi-même ces joues-là se rideront un jour; ces beaux yeux seront bordés de rouge; cette gorge ronde deviendra plate et pendante; cette belle tête deviendra chauve. Or je n'ai qu'à la voir à présent des mêmes yeux dont je la verrai alors, et assurément cette tête ne fera pas tourner la mienne. "En second lieu je serai toujours sobre; j'aurai beau être tenté par la bonne chère, par des vins délicieux, par la séduction de la société; je n'aurai qu'à me représenter les suites des excès, une tête pesante, un estomac embarrassé, la perte de la raison, de la santé et du temps, je ne mangerai alors que pour le besoin; ma santé sera toujours égale, mes idées toujours pures et lumineuses. Tout cela est si facile qu'il n'y a aucun mérite à y parvenir. "Ensuite, disait Memnon, il faut penser un peu à ma fortune; mes désirs sont modérés; mon bien est solidement placé sur le receveur général des finances de Ninive; j'ai de quoi vivre dans l'indépendance c'est là le plus grand des biens. Je ne serai jamais dans la cruelle nécessité de faire ma cour; je n'envierai personne, et personne ne m'enviera. Voilà qui est encore très aisé. J'ai des amis, continuait-il, je les conserverai, puisqu'ils n'auront rien à me disputer. Je n'aurai jamais d'humeur avec eux, ni eux avec moi; cela est sans difficulté." Ayant fait ainsi son petit plan de sagesse dans sa chambre, Memnon mit la tête à la fenêtre. Il vit deux femmes qui se promenaient sous des platanes auprès de sa maison. L'une était vieille, et paraissait ne songer à rien; l'autre était jeune, jolie, et semblait fort occupée. Elle soupirait, elle pleurait, et n'en avait que plus de grâces. Notre sage fut touché, non pas de la beauté de la dame il était bien sûr de ne pas sentir une telle faiblesse, mais de l'affliction où il la voyait. Il descendit; il aborda la jeune Ninivienne dans le dessein de la consoler avec sagesse. Cette belle personne lui conta, de l'air le plus naïf et le plus touchant, tout le mal que lui faisait un oncle qu'elle n'avait point; avec quels artifices il lui avait enlevé un bien qu'elle n'avait jamais possédé, et tout ce qu'elle avait à craindre de sa violence. "Vous me paraissez un homme de si bon conseil, lui dit-elle, que si vous aviez la condescendance de venir jusque chez moi, et d'examiner mes affaires, je suis sûre que vous me tireriez du cruel embarras où je suis." Memnon n'hésita pas à la suivre, pour examiner sagement ses affaires; et pour lui donner un bon conseil. La dame affligée le mena dans une chambre parfumée, et le fit asseoir avec elle poliment sur un large sofa, où ils se tenaient tous deux les jambes croisées vis-à -vis l'un de l'autre. La dame parla en baissant les yeux, dont il échappait quelquefois des larmes, et qui en se relevant rencontraient toujours les regards du sage Memnon. Ses discours étaient pleins d'un attendrissement qui redoublait toutes les fois qu'ils se regardaient. Memnon prenait ses affaires extrêmement à coeur, et se sentait de moment en moment la plus grande envie d'obliger une personne si honnête et si malheureuse. Ils cessèrent insensiblement, dans la chaleur de la conversation, d'être vis-à -vis l'un de l'autre. Leurs jambes ne furent plus croisées. Memnon la conseilla de si près, et lui donna des avis si tendres, qu'ils ne pouvaient ni l'un ni l'autre parler d'affaires, et qu'ils ne savaient plus où ils en étaient. Comme ils en étaient là , arrive l'oncle, ainsi qu'on peut bien le penser il était armé de la tête aux pieds; et la première chose qu'il dit fut qu'il allait tuer, comme de raison, le sage Memnon et sa nièce; la dernière qui lui échappa fut qu'il pouvait pardonner pour beaucoup d'argent. Memnon fut obligé de donner tout ce qu'il avait. On était heureux dans ce temps-là d'en être quitte à si bon marché; l'Amérique n'était pas encore découverte, et les dames affligées n'étaient pas à beaucoup près si dangereuses qu'elles le sont aujourd'hui. Memnon, honteux et désespéré, rentra chez lui il y trouva un billet qui l'invitait à dÃner avec quelques-uns de ses intimes amis. "Si je reste seul chez moi, dit-il, j'aurai l'esprit occupé de ma triste aventure, je ne mangerai point, je tomberai malade. Il vaut mieux aller faire avec mes amis intimes un repas frugal. J'oublierai, dans la douceur de leur société, la sottise que j'ai faite ce matin." Il va au rendez-vous; on le trouve un peu chagrin. On le fait boire pour dissiper sa tristesse. Un peu de vin pris modérément est un remède pour l'âme et pour le corps. C'est ainsi que pense le sage Memnon; et il s'enivre. On lui propose de jouer après le repas. Un jeu réglé avec des amis est un passe-temps honnête. Il joue; on lui gagne tout ce qu'il a dans sa bourse, et quatre fois autant sur sa parole. Une dispute s'élève sur le jeu, on s'échauffe l'un de ses amis intimes lui jette à la tête un cornet, et lui crève un oeil. On rapporte chez lui le sage Memnon ivre, sans argent, et ayant un oeil de moins. Il cuve un peu son vin, et dès qu'il a la tête plus libre, il envoie son valet chercher de l'argent chez le receveur général des finances de Ninive pour payer ses intimes amis on lui dit que son débiteur a fait le matin une banqueroute frauduleuse qui met en alarme cent familles. Memnon, outré, va à la cour avec un emplâtre sur l'oeil et un placet à la main pour demander justice au roi contre le banqueroutier. Il rencontre dans un salon plusieurs dames qui portaient toutes d'un air aisé des cerceaux de vingt-quatre pieds de circonférence. L'une d'elles, qui le connaissait un peu, dit en le regardant de côté "Ah! l'horreur!" Une autre, qui le connaissait davantage, lui dit "Bonsoir, monsieur Memnon; mais vraiment, monsieur Memnon, je suis fort aise de vous voir; à propos, monsieur Memnon, pourquoi avez-vous perdu un oeil?" Et elle passa sans attendre sa réponse. Memnon se cacha dans un coin, et attendit le moment où il pût se jeter aux pieds du monarque. Ce moment arriva. Il baisa trois fois la terre, et présenta son placet. Sa gracieuse Majesté le reçut très favorablement, et donna le mémoire à un de ses satrapes pour lui en rendre compte. Le satrape tire Memnon à part, et lui dit d'un air de hauteur, en ricanant amèrement "Je vous trouve un plaisant borgne de vous adresser au roi plutôt qu'à moi, et encore plus plaisant d'oser demander justice contre un honnête banqueroutier que j'honore de ma protection, et qui est le neveu d'une femme de chambre de ma maÃtresse. Abandonnez cette affaire-là , mon ami, si vous voulez conserver l'oeil qui vous reste." Memnon, ayant ainsi renoncé le matin aux femmes, aux excès de table, au jeu, à toute querelle, et surtout à la cour, avait été avant la nuit trompé et volé par une belle dame, s'était enivré, avait joué, avait eu une querelle, s'était fait crever un oeil, et avait été à la cour, où l'on s'était moqué de lui. Pétrifié d'étonnement et navré de douleur, il s'en retourne la mort dans le coeur. Il veut rentrer chez lui; il y trouve des huissiers qui démeublaient sa maison de la part de ses créanciers. Il reste presque évanoui sous un platane; il y rencontre la belle dame du matin, qui se promenait avec son cher oncle, et qui éclata de rire en voyant Memnon avec son emplâtre. La nuit vint; Memnon se coucha sur de la paille auprès des murs de sa maison. La fièvre le saisit; il s'endormit dans l'accès, et un esprit céleste lui apparut en songe. Il était tout resplendissant de lumière. Il avait six belles ailes, mais ni pieds, ni tête, ni queue, et ne ressemblait à rien. "Qui es-tu? lui dit Memnon. - Ton bon génie, lui répondit l'autre. - Rends-moi donc mon oeil, ma santé, mon bien, ma sagesse, lui dit Memnon." Ensuite il lui conta comment il avait perdu tout cela en un jour. "Voilà des aventures qui ne nous arrivent jamais dans le monde que nous habitons, dit l'esprit. - Et quel monde habitez-vous? dit l'homme affligé. - Ma patrie, répondit-il, est à cinq cents millions de lieues du soleil, dans une petite étoile auprès de Sirius, que tu vois d'ici. - Le beau pays! dit Memnon; quoi! vous n'avez point chez vous de coquines qui trompent un pauvre homme, point d'amis intimes qui lui gagnent son argent et qui lui crèvent un oeil, point de banqueroutiers, point de satrapes qui se moquent de vous en vous refusant justice? - Non, dit l'habitant de l'étoile, rien de tout cela. Nous ne sommes jamais trompés par les femmes, parce que nous n'en avons point; nous ne faisons point d'excès de table, parce que nous ne mangeons point; nous n'avons point de banqueroutiers, parce qu'il n'y a chez nous ni or ni argent; on ne peut pas nous crever les yeux, parce que nous n'avons point de corps à la façon des vôtres; et les satrapes ne nous font jamais d'injustice, parce que dans notre petite étoile tout le monde est égal." Memnon lui dit alors "Monseigneur, sans femme et sans dÃner, à quoi passez-vous votre temps? - A veiller, dit le génie, sur les autres globes qui nous sont confiés; et je viens pour te consoler. - Hélas! reprit Memnon, que ne veniez-vous la nuit passée pour m'empêcher de faire tant de folies? - J'étais auprès d'Assan, ton frère aÃné, dit l'être céleste. Il est plus à plaindre que toi. Sa gracieuse Majesté le roi des Indes, à la cour duquel il a l'honneur d'être, lui a fait crever les deux yeux pour une petite indiscrétion, et il est actuellement dans un cachot, les fers aux pieds et aux mains. - C'est bien la peine, dit Memnon, d'avoir un bon génie dans une famille pour que, de deux frères, l'un soit borgne, l'autre aveugle; l'un couché sur la paille, l'autre en prison. - Ton sort changera, reprit l'animal de l'étoile. Il est vrai que tu seras toujours borgne; mais, à cela près, tu seras assez heureux, pourvu que tu ne fasses jamais le sot projet d'être parfaitement sage. - C'est donc une chose à laquelle il est impossible de parvenir? s'écria Memnon en soupirant. - Aussi impossible, lui répliqua l'autre, que d'être parfaitement habile, parfaitement fort, parfaitement puissant, parfaitement heureux. Nous-mêmes, nous en sommes bien loin. Il y a un globe où tout cela se trouve; mais dans les cent mille millions de mondes qui sont dispersés dans l'étendue tout se suit par degrés. On a moins de sagesse et de plaisir dans le second que dans le premier, moins dans le troisième que dans le second, ainsi du reste jusqu'au dernier, où tout le monde est complètement fou. - J'ai bien peur, dit Memnon, que notre petit globe terraqué ne soit précisément les petites-maisons de l'univers dont vous me faites l'honneur de me parler. - Pas tout à fait, dit l'esprit; mais il en approche il faut que tout soit en sa place. - Eh mais! dit Memnon, certains poètes, certains philosophes ont donc grand tort de dire que tout est bien? - Ils ont grande raison, dit le philosophe de là -haut, en considérant l'arrangement de l'univers entier. - Ah! je ne croirai cela, répliqua le pauvre Memnon, que quand je ne serai plus borgne." Lettre d'un turc sur les fakirs et sur son ami Bababec Lorsque j'étais dans la ville de Bénarès sur le rivage du Gange, ancienne patrie des brachmanes, je tâchai de m'instruire. J'entendais passablement l'indien; j'écoutais beaucoup et remarquais tout. J'étais logé chez mon correspondant Omri; c'était le plus digne homme que j'aie jamais connu. Il était de la religion des bramins, j'ai l'honneur d'être musulman jamais nous n'avons eu une parole plus haute que l'autre au sujet de Mahomet et de Brama. Nous faisions nos ablutions chacun de notre côté; nous buvions de la même limonade, nous mangions du même riz, comme deux frères. Un jour, nous allâmes ensemble à la pagode de Gavani. Nous y vÃmes plusieurs bandes de fakirs, dont les uns étaient des janguis, c'est-à -dire des fakirs contemplatifs, et les autres, des disciples des anciens gymnosophistes, qui menaient une vie active. Ils ont, comme on sait, une langue savante, qui est celle des plus anciens brachmanes, et, dans cette langue, un livre qu'ils appellent le Veidam. C'est assurément le plus ancien livre de toute l'Asie, sans en excepter le Zend-Vesta. Je passai devant un fakir qui lisait ce livre. "Ah! malheureux infidèle! s'écria-t-il, tu m'as fait perdre le nombre des voyelles que je comptais; et de cette affaire-là mon âme passera dans le corps d'un lièvre, au lieu d'aller dans celui d'un perroquet, comme j'avais tout lieu de m'en flatter." Je lui donnai une roupie pour le consoler. A quelques pas de là , ayant eu le malheur d'éternuer, le bruit que je fis réveilla un fakir qui était en extase. "Où suis-je? dit-il. Quelle horrible chute! je ne vois plus le bout de mon nez la lumière céleste est disparue. - Si je suis cause, lui dis-je, que vous voyez enfin plus loin que le bout de votre nez, voilà une roupie pour réparer le mal que j'ai fait; reprenez votre lumière céleste." M'étant ainsi tiré d'affaire discrètement, je passai aux autres gymnosophistes; il y en eut plusieurs qui m'apportèrent de petits clous fort jolis, pour m'enfoncer dans les bras et dans les cuisses en l'honneur de Brama. J'achetai leurs clous, dont j'ai fait clouer mes tapis. D'autres dansaient sur les mains; d'autres voltigeaient sur la corde lâche; d'autres allaient toujours à cloche-pied. Il y en avait qui portaient des chaÃnes, d'autres, un bât; quelques-uns avaient leur tête dans un boisseau; au demeurant les meilleures gens du monde. Mon ami Omri me mena dans la cellule d'un des plus fameux; il s'appelait Bababec il était nu comme un singe, et avait au cou une grosse chaÃne qui pesait plus de soixante livres. Il était assis sur une chaise de bois; proprement garnie de petites pointes de clous qui lui entraient dans les fesses, et on aurait cru qu'il était sur un lit de satin. Beaucoup de femmes venaient le consulter; il était l'oracle des familles; et on peut dire qu'il jouissait d'une très grande réputation. Je fus témoin du long entretien qu'Omri eut avec lui. "Croyez-vous, lui dit-il, mon père, qu'après avoir passé par l'épreuve des sept métempsycoses, je puisse parvenir à la demeure de Brama? - C'est selon, dit le fakir; comment vivez-vous? - Je tâche, dit Omri, d'être bon citoyen, bon mari, bon père, bon ami; je prête de l'argent sans intérêt aux riches dans l'occasion, j'en donne aux pauvres; j'entretiens la paix parmi mes voisins. - Vous mettez-vous quelquefois des clous dans le cul? demanda le bramin. - Jamais, mon révérend père. - J'en suis fâché, répliqua le fakir, vous n'irez certainement que dans le dix-neuvième ciel; et c'est dommage. - Comment, dit Omri, cela est fort honnête; je suis très content de mon lot que m'importe du dix-neuvième ou du vingtième, pourvu que je fasse mon devoir dans mon pèlerinage, et que je sois bien reçu au dernier gÃte? N'est-ce pas assez d'être honnête homme dans ce pays-ci, et d'être ensuite heureux au pays de Brama? Dans quel ciel prétendez-vous donc aller, vous, monsieur Bababec, avec vos clous et vos chaÃnes? - Dans le trente-cinquième, dit Bababec. - Je vous trouve plaisant, répliqua Omri, de prétendre être logé plus haut que moi; ce ne peut être assurément que l'effet d'une excessive ambition. Vous condamnez ceux qui recherchent les honneurs dans cette vie, pourquoi en voulez-vous de si grands dans l'autre? Et sur quoi d'ailleurs prétendez-vous être mieux traité que moi? Sachez que je donne plus en aumônes en dix jours que ne vous coûtent en dix ans tous les clous que vous vous enfoncez dans le derrière. Brama a bien à faire que vous passiez la journée tout nu, avec une chaÃne au cou; vous rendez là un beau service à la patrie. Je fais cent fois plus de cas d'un homme qui sème des légumes, ou qui plante des arbres, que de tous vos camarades qui regardent le bout de leur nez, ou qui portent un bât, par excès de noblesse d'âme." Ayant parlé ainsi, Omri se radoucit, le caressa, le persuada, l'engagea enfin à laisser là ses clous et sa chaÃne, et à venir chez lui mener une vie honnête. On le décrassa, on le frotta d'essences parfumées; on l'habilla décemment; il vécut quinze jours d'une manière fort sage, et avoua qu'il était cent fois plus heureux qu'auparavant. Mais il perdait son crédit dans le peuple; les femmes ne venaient plus le consulter; il quitta Omri, et reprit ses clous pour avoir de la considération. Histoire des voyages de Scarmentado écrite par lui-même Je naquis dans la ville de Candie en 1600. Mon père en était gouverneur; et je me souviens qu'un poète médiocre qui n'était pas médiocrement dur, nommé Iro, fit de mauvais vers à ma louange, dans lesquels il me faisait descendre de Minos en droite ligne; mais mon père ayant été disgracié, il fit d'autres vers où je ne descendais plus que de Pasiphaé et de son amant. C'était un bien méchant homme que cet Iro, et le plus ennuyeux coquin qui fût dans l'Ãle. Mon père m'envoya, à l'âge de quinze ans, étudier à Rome. J'arrivai dans l'espérance d'apprendre toutes les vérités; car jusque-là on m'avait enseigné tout le contraire, selon l'usage de ce bas monde depuis la Chine jusqu'aux Alpes. Monsignor Profondo, à qui j'étais recommandé, était un homme singulier, et un des plus terribles savants qu'il y eût au monde. Il voulut m'apprendre les catégories d'Aristote, et fut sur le point de me mettre dans la catégorie de ses mignons je l'échappai belle. Je vis des processions, des exorcismes, et quelques rapines. On disait, mais très faussement, que la signora Olimpia, personne d'une grande prudence, vendait beaucoup de choses qu'on ne doit point vendre. J'étais dans un âge où tout cela me paraissait fort plaisant. Une jeune dame de moeurs très douce, nommée la signora Fatelo, s'avisa de m'aimer. Elle était courtisée par le révérend père Poignardini, et par le révérend père Aconiti, jeunes profès d'un ordre qui ne subsiste plus elle les mit d'accord en me donnant ses bonnes grâces; mais en même temps je courus risque d'être excommunié et empoisonné. Je partis, très content de l'architecture de Saint Pierre. Je voyageai en France; c'était le temps du règne de Louis le Juste. La première chose qu'on me demanda, ce fut si je voulais à mon déjeuner un petit morceau du maréchal d'Ancre, dont le peuple avait fait rôtir la chair, et qu'on distribuait à fort bon compte à ceux qui en voulaient. Cet Etat était continuellement en proie aux guerres civiles, quelquefois pour une place au conseil, quelquefois pour deux pages de controverse. Il y avait plus de soixante ans que ce feu, tantôt couvert et tantôt soufflé avec violence, désolait ces beaux climats. C'étaient là les libertés de l'église Gallicane. "Hélas! dis-je, ce peuple est pourtant né doux qui peut l'avoir tiré ainsi de son caractère? Il plaisante, et il fait des Saint-Barthélemy. Heureux le temps où il ne fera que plaisanter!" Je passai en Angleterre les mêmes querelles y excitaient les mêmes fureurs. De saints catholiques avaient résolu, pour le bien de l'Eglise, de faire sauter en l'air, avec de la poudre, le roi, la famille royale, et tout le parlement, et de délivrer l'Angleterre de ces hérétiques. On me montra la place où la bienheureuse reine Marie, fille de Henri VIII, avait fait brûler plus de cinq cents de ses sujets. Un prêtre hibernois m'assura que c'était une très bonne action premièrement, parce que ceux qu'on avait brûlés étaient Anglais; en second lieu, parce qu'ils ne prenaient jamais d'eau bénite, et qu'ils ne croyaient pas au trou de Saint Patrice. Il s'étonnait surtout que la reine Marie ne fût pas encore canonisée; mais il espérait qu'elle le serait bientôt, quand le cardinal-neveu aurait un peu de loisir. J'allai en Hollande, où j'espérais trouver plus de tranquillité chez des peuples plus flegmatiques. On coupait la tête à un vieillard vénérable lorsque j'arrivai à La Haye. C'était la tête chauve du premier ministre Barneveldt, l'homme qui avait le mieux mérité de la république. Touché de pitié, je demandai quel était son crime, et s'il avait trahi l'Etat. "Il a fait bien pis, me répondit un prédicant à manteau noir; c'est un homme qui croit que l'on peut se sauver par les bonnes oeuvres aussi bien que par la foi. Vous sentez bien que, si de telles opinions s'établissaient, une république ne pourrait subsister, et qu'il faut des lois sévères pour réprimer de si scandaleuses horreurs." Un profond politique du pays me dit en soupirant "Hélas! monsieur, le bon temps ne durera pas toujours; ce n'est que par hasard que ce peuple est si zélé; le fond de son caractère est porté au dogme abominable de la tolérance, un jour il y viendra cela fait frémir." Pour moi, en attendant que ce temps funeste de la modération et de l'indulgence fût arrivé, je quittai bien vite un pays où la sévérité n'était adoucie par aucun agrément, et je m'embarquai pour l'Espagne. La cour était à Séville, les galions étaient arrivés, tout respirait l'abondance et la joie dans la plus belle saison de l'année. Je vis au bout d'une allée d'orangers et de citronniers une espèce de lice immense entourée de gradins couverts d'étoffes précieuses. Le roi, la reine, les infants, les infantes, étaient sous un dais superbe. Vis-à -vis de cette auguste famille était un autre trône, mais plus élevé. Je dis à un de mes compagnons de voyage "A moins que ce trône ne soit réservé pour Dieu, je ne vois pas à quoi il peut servir." Ces indiscrètes paroles furent entendues d'un grave Espagnol, et me coûtèrent cher. Cependant je m'imaginais que nous allions voir quelque carrousel ou quelque fête de taureaux, lorsque le grand inquisiteur parut sur ce trône d'où il bénit le roi et le peuple. Ensuite vint une armée de moines défilant deux à deux, blancs, noirs, gris, chaussés, déchaussés, avec barbe, sans barbe, avec capuchon pointu, et sans capuchon; puis marchait le bourreau; puis on voyait au milieu des alguazils et des grands environ quarante personnes couvertes de sacs sur lesquels on avait peint des diables et des flammes. C'étaient des juifs qui n'avaient pas voulu renoncer absolument à Moïse, c'étaient des chrétiens qui avaient épousé leurs commères, ou qui n'avaient pas adoré Notre-Dame d'Atocha; ou qui n'avaient pas voulu se défaire de leur argent comptant en faveur des frères hiéronymites. On chanta dévotement de très belles prières, après quoi on brûla à petit feu tous les coupables; de quoi toute la famille royale parut extrêmement édifiée. Le soir, dans le temps que j'allais me mettre au lit, arrivèrent chez moi deux familiers de l'Inquisition avec la sainte Hermandad ils m'embrassèrent tendrement, et me menèrent, sans me dire un seul mot, dans un cachot très frais, meublé d'un lit de natte et d'un beau crucifix. Je restai là six semaines, au bout desquelles le révérend père inquisiteur m'envoya prier de venir lui parler il me serra quelque temps entre ses bras, avec une affection toute paternelle; il me dit qu'il était sincèrement affligé d'avoir appris que je fusse si mal logé; mais que tous les appartements de la maison étaient remplis, et qu'une autre fois il espérait que je serais plus à mon aise. Ensuite il me demanda cordialement si je ne savais pas pourquoi j'étais là . Je dis au révérend père que c'était apparemment pour mes péchés. "Eh bien, mon cher enfant, pour quel péché? parlez-moi avec confiance." J'eus beau imaginer, je ne devinai point; il me mit charitablement sur les voies. Enfin je me souvins de mes indiscrètes paroles. J'en fus quitte pour la discipline et une amende de trente mille réales. On me mena faire la révérence au grand inquisiteur c'était un homme poli, qui me demanda comment j'avais trouvé sa petite fête. Je lui dis que cela était délicieux, et j'allai presser mes compagnons de voyage de quitter ce pays, tout beau qu'il est. Ils avaient eu le temps de s'instruire de toutes les grandes choses que les Espagnols avaient faites pour la religion. Il avaient lu les mémoires du fameux évêque de Chiapa, par lesquels il paraÃt qu'on avait égorgé, ou brûlé, ou noyé dix millions d'infidèles en Amérique pour les convertir. Je crus que cet évêque exagérait; mais quand on réduirait ces sacrifices à cinq millions de victimes, cela serait encore admirable. Le désir de voyager me pressait toujours. J'avais compté finir mon tour de l'Europe par la Turquie; nous en prÃmes la route. Je me proposai bien de ne plus dire mon avis sur les fêtes que je verrais. "Ces Turcs, dis-je à mes compagnons, sont des mécréants qui n'ont point été baptisés, et qui par conséquent seront bien plus cruels que les révérends pères inquisiteurs. Gardons le silence quand nous serons chez les mahométans." J'allai donc chez eux. Je fus étrangement surpris de voir en Turquie beaucoup plus d'églises chrétiennes qu'il n'y en avait dans Candie. J'y vis jusqu'à des troupes nombreuses de moines qu'on laissait prier la vierge Marie librement, et maudire Mahomet, ceux-ci en grec, ceux-là en latin, quelques autres en arménien. "Les bonnes gens que les Turcs!" m'écriai-je. Les chrétiens grecs et le chrétiens latins étaient ennemis mortels dans Constantinople; ces esclaves se persécutaient les uns les autres, comme des chiens qui se mordent dans la rue, et à qui leurs maÃtres donnent des coups de bâtons pour les séparer. Le grand vizir protégeait alors les Grecs. Le patriarche grec m'accusa d'avoir soupé chez le patriarche latin, et je fus condamné en plein divan à cent coups de latte sur la plante des pieds, rachetables de cinq cents sequins. Le lendemain le grand vizir fut étranglé; le surlendemain son successeur, qui était pour le parti des Latins, et qui ne fut étranglé qu'un mois après, me condamna à la même amende pour avoir soupé chez le patriarche grec. Je fus dans la triste nécessité de ne plus fréquenter ni l'église grecque ni la latine. Pour m'en consoler, je pris à loyer une fort belle Circassienne, qui était la personne la plus tendre dans le tête-à -tête, et la plus dévote à la mosquée. Une nuit, dans les doux transports de son amour, elle s'écria en m'embrassant Alla, Illa, Alla ce sont les paroles sacramentales des Turcs je crus que c'étaient celles de l'amour; je m'écriai aussi fort tendrement "Alla, Illa, Alla; - Ah! me dit-elle, le Dieu miséricordieux soit loué! vous êtes Turc." Je lui dis que je le bénissais de m'en avoir donné la force, et je me crus trop heureux. Le matin l'iman vint pour me circoncire; et, comme je fis quelque difficulté, le cadi du quartier, homme loyal, me proposa de m'empaler je sauvai mon prépuce et mon derrière avec mille sequins, et je m'enfuis vite en Perse, résolu de ne plus entendre ni messe grecque ni latine en Turquie, et de ne plus crier Alla, Illa, Alla, dans un rendez-vous. En arrivant à Ispahan on me demanda si j'étais pour le mouton noir ou pour le mouton blanc. Je répondis que cela m'était fort indifférent, pourvu qu'il fût tendre. Il faut savoir que les factions du Mouton blanc et du Mouton noir partageaient encore les Persans. On crut que je me moquais des deux partis; de sorte que je me trouvai déjà une violente affaire sur les bras aux portes de la ville il m'en coûta encore grand nombre de sequins pour me débarrasser des moutons. Je poussai jusqu'à la Chine avec un interprète, qui m'assura que c'était là le pays où l'on vivait librement et gaiement. Les Tartares s'en étaient rendus maÃtres, après avoir tout mis à feu et à sang; et les révérends pères jésuites d'un côté, comme les révérends pères dominicains de l'autre, disaient qu'ils y gagnaient des âmes à Dieu, sans que personne en sût rien. On n'a jamais vu de convertisseurs si zélés car ils se persécutaient les uns les autres tour à tour; ils écrivaient à Rome des volumes de calomnies; ils se traitaient d'infidèles et de prévaricateurs pour une âme. Il y avait surtout une horrible querelle entre eux sur la manière de faire la révérence. Les jésuites voulaient que les Chinois saluassent leurs pères et leurs mères à la mode de la Chine, et les dominicains voulaient qu'on les saluât à la mode de Rome. Il m'arriva d'être pris par les jésuites pour un dominicain. On me fit passer chez Sa Majesté tartare pour un espion du pape. Le conseil suprême chargea un premier mandarin, qui ordonna à un sergent, qui commanda à quatre sbires du pays de m'arrêter et de me lier en cérémonie. Je fus conduit après cent quarante génuflexions devant Sa Majesté. Elle me fit demander si j'étais l'espion du pape, et s'il était vrai que ce prince dût venir en personne le détrôner. Je lui répondis que le pape était un prêtre de soixante et dix ans; qu'il demeurait à quatre mille lieues de Sa Sacrée Majesté tartaro-chinoise; qu'il avait environ deux mille soldats qui montaient la garde avec un parasol; qu'il ne détrônait personne, et que Sa Majesté pouvait dormir en sûreté. Ce fut l'aventure la moins funeste de ma vie. On m'envoya à Macao, d'où je m'embarquai pour l'Europe. Mon vaisseau eut besoin d'être radoubé vers les côtes de Golconde. Je pris ce temps pour aller voir la cour du grand Aureng-Zeb, dont on disait des merveilles dans le monde il était alors dans Delhi. J'eus la consolation de l'envisager le jour de la pompeuse cérémonie dans laquelle il reçut le présent céleste que lui envoyait le shérif de La Mecque. C'était le balai avec lequel on avait balayé la maison sainte, le Caaba, le Beth Alla. Ce balai est le symbole qui balaye toutes les ordures de l'âme. Aureng-Zeb ne paraissait pas en avoir besoin; c'était l'homme le plus pieux de tout l'Indoustan. Il est vrai qu'il avait égorgé un de ses frères et empoisonné son père. Vingt rayas et autant d'omras étaient morts dans les supplices; mais cela n'était rien, et on ne parlait que de sa dévotion. On ne lui comparait que la sacrée majesté du sérénissime empereur de Maroc, Muley-IsmaÃl, qui coupait des têtes tous les vendredis après la prière. Je ne disais mot; les voyages m'avaient formé, et je sentais qu'il ne m'appartenait pas de décider entre ces deux augustes souverains. Un jeune Français, avec qui je logeais, manqua, je l'avoue, de respect à l'empereur des Indes et à celui de Maroc. Il s'avisa de dire très indiscrètement qu'il y avait en Europe de très pieux souverains qui gouvernaient bien leurs états et qui fréquentaient même les églises, sans pourtant tuer leurs pères et leurs frères, et sans couper les têtes de leurs sujets. Notre interprète transmit en indou le discours impie de mon jeune homme. Instruit par le passé, je fis vite seller mes chameaux nous partÃmes, le Français et moi. J'ai su depuis que la nuit même les officiers du grand Aureng-Zeb étant venus pour nous prendre, ils ne trouvèrent que l'interprète. Il fut exécuté en place publique, et tous les courtisans avouèrent sans flatterie que sa mort était très juste. Il me restait de voir l'Afrique, pour jouir de toutes les douceurs de notre continent. Je la vis en effet. Mon vaisseau fut pris par des corsaires nègres. Notre patron fit de grandes plaintes; il leur demanda pourquoi ils violaient ainsi les lois des nations. Le capitaine nègre lui répondit "Vous avez le nez long, et nous l'avons plat; vos cheveux sont tout droits, et notre laine est frisée; vous avez la peau de couleur de cendre, et nous de couleur d'ébène; par conséquent nous devons, par les lois sacrées de la nature, être toujours ennemis. Vous nous achetez aux foires de la côte de Guinée, comme des bêtes de somme, pour nous faire travailler à je ne sais quel emploi aussi pénible que ridicule. Vous nous faites fouiller à coups de nerfs de boeuf dans des montagnes pour en tirer une espèce de terre jaune qui par elle-même n'est bonne à rien, et qui ne vaut pas, à beaucoup près, un bon oignon d'Egypte; aussi quand nous vous rencontrons, et que nous sommes les plus forts, nous vous faisons esclaves, nous vous faisons labourer nos champs, ou nous vous coupons le nez et le oreilles." On n'avait rien à répliquer à un discours si sage. J'allai labourer le champ d'une vieille négresse, pour conserver mes oreilles et mon nez. On me racheta au bout d'un an. J'avais vu tout ce qu'il y a de beau, de bon et d'admirable sur la terre je résolus de ne plus voir que mes pénates. Je me mariai chez moi je fus cocu, et je vis que c'était l'état le plus doux de la vie Les Deux consolés Le grand philosophe Citophile disait un jour à une femme désolée, et qui avait juste sujet de l'être "Madame la reine d'Angleterre, fille du grand Henri IV, a été aussi malheureuse que vous on la chassa de ses royaumes; elle fut prête à périr sur l'Océan par les tempêtes; elle vit mourir son royal époux sur l'échafaud. - J'en suis fâchée pour elle", dit la dame; et elle se mit à pleurer ses propres infortunes. "Mais, dit Citophile, souvenez-vous de Marie Stuart elle aimait fort honnêtement un brave musicien qui avait une très belle basse-taille. Son mari tua son musicien à ses yeux; et ensuite sa bonne amie et sa bonne parente, la reine Elisabeth, qui se disait pucelle, lui fit couper le cou sur un échafaud tendu de noir, après l'avoir tenue en prison dix-huit années. - Cela est fort cruel", répondit la dame; et elle se replongea dans sa mélancolie. "Vous avez peut-être entendu parler, dit le consolateur, de la belle Jeanne de Naples, qui fut prise et étranglée? - Je m'en souviens confusément", dit l'affligée. "Il faut que je vous conte, ajouta l'autre, l'aventure d'une souveraine qui fut détrônée de mon temps après souper, et qui est morte dans une Ãle déserte. - Je sais toute cette histoire", répondit la dame. "Eh bien donc, je vais vous apprendre ce qui est arrivé à une autre grande princesse à qui j'ai montré la philosophie. Elle avait un amant, comme en ont toutes les grandes et belles princesses. Son père entra dans sa chambre, et surprit l'amant, qui avait le visage tout en feu et l'oeil étincelant comme un escarboucle; la dame aussi avait le teint fort animé. Le visage du jeune homme déplut tellement au père qu'il lui appliqua le plus énorme soufflet qu'on eût jamais donné dans sa province. L'amant prit une paire de pincettes et cassa la tête au beau-père, qui guérit à peine, et qui porte encore la cicatrice de cette blessure. L'amante, éperdue, sauta par la fenêtre et se démit le pied; de manière qu'aujourd'hui elle boite visiblement, quoique d'ailleurs elle ait la taille admirable. L'amant fut condamné à la mort pour avoir cassé la tête à un très grand prince. Vous pouvez juger de l'état où était la princesse quand on menait pendre l'amant. Je l'ai vue longtemps lorsqu'elle était en prison; elle ne me parlait jamais que de ses malheurs." "Pourquoi ne voulez-vous donc pas que je songe aux miens? lui dit la dame. - C'est, dit le philosophe, parce qu'il n'y faut pas songer, et que, tant de grandes dames ayant été si infortunées, il vous sied mal de vous désespérer. Songez à Hécube, songez à Niobé. - Ah! dit la dame, si j'avais vécu de leur temps, ou de celui de tant de belles princesses, et si pour les consoler vous leur aviez conté mes malheurs, pensez-vous qu'elles vous eussent écouté?" Le lendemain, le philosophe perdit son fils unique, et fut sur le point d'en mourir de douleur. La dame fit dresser une liste de tous les rois qui avaient perdu leurs enfants, et la porta au philosophe; il la lut, la trouva fort exacte, et n'en pleura pas moins. Trois mois après il se revirent, et furent étonnés de se retrouver d'une humeur très gaie. Ils firent ériger une belle statue au Temps, avec cette inscription A CELUI QUI CONSOLE. Candide, ou l'optimisme traduit de l'allemand De Mr. le Docteur Ralph Chapitre premier. Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut chassé d'icelui Il y avait en Westphalie, dans le château de monsieur le baron de Thunder-ten-trunckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était le fils de la soeur de monsieur le baron, et d'un bon et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du temps. Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses palefreniers étaient ses piqueurs; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l'appelaient tous Monseigneur, et, ils riaient quand il faisait des contes. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par là une très grande considération et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraÃche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère. Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles. "Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux; aussi monseigneur a un très beau château la plus grand baron de la province doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l'année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise il fallait dire que toute est au mieux." Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment car il trouvait mademoiselle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne prÃt jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-trunckh, le second degré de bonheur était d'être mademoiselle Cunégonde; le troisième, de la voir tous les jours; et le quatrième, d'entendre maÃtre Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre. Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide qui pouvait aussi être la sienne. Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit; Candide rougit aussi; elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain, après le dÃner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. Monsieur le baron de Thunder-ten-trunckh passa auprès du paravent, et, voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans le derrière; Cunégonde s'évanouit; elle fut souffletée par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-même; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles. Chapitre second. Ce que devint Candide parmi les Bulgares Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau des châteaux, qui renfermait la plus belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons; la neige tombait à gros flocons. Candide, tout transi, se traÃna le lendemain vers la ville voisine, qui s'appelle Waldberghoff-trarbk-dikdorff, n'ayant point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il s'arrêta tristement à la porte d'un cabaret. Deux hommes habillés de bleu le remarquèrent "Camarade, dit l'un, voilà un jeune homme très bien fait, et qui a la taille requise." Ils s'avancèrent vers Candide, et le prièrent à dÃner très civilement. - "Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon écot. - Ah! monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien n'avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut? - Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en faisant la révérence. - Ah! monsieur, mettez-vous à table; non seulement nous vous défrayons, mais nous ne souffrirons jamais qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. - Vous avez raison, dit Candide; c'est ce que monsieur Pangloss m'a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux." On le prie d'accepter quelques écus, il les prend et veut faire son billet; on n'en veut point, on se met à table. "N'aimez-vous pas tendrement?... - Oh! oui, répond-il, j'aime tendrement mademoiselle Cunégonde. - Non, dit l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas tendrement le roi des Bulgares? - Point du tout, dit-il, car je ne l'ai jamais vu. - Comment! c'est le plus charmant des rois, et il faut boire à sa santé. - Oh! très volontiers, messieurs." Et il boit. "C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares; votre fortune est faite, et votre gloire est assurée." On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins mal, et il n'en reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige. Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment il était un héros. Il s'avisa un beau jour de printemps de s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c'était un privilège de l'espèce humaine, comme de l'espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n'eut pas fait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui l'atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il fallut faire un choix il se détermina, en vertu du don de Dieu qu'on nomme liberté, à passer trente-six fois par les baguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux mille hommes. Cela lui composa quatre mille coups de baguettes, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder à la troisième course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en grâce qu'on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête; il obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre à genoux; le roi des Bulgares passe dans ce moment, il s'informe du crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'était un jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau, et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares. Chapitre troisième. Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu'il devint Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum, chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il était en cendres, c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leur mamelles sanglantes; là des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village il appartenait à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants, ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais mademoiselle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là , et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron, avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde. Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui répondirent tous que, s'il continuait à faire ce métier, on l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre. Il s'adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet orateur, le regardant de travers, lui dit "Que venez-vous faire ici? y êtes-vous pour la bonne cause? - Il n'y a point d'effet sans cause, répondit modestement Candide; tout est enchaÃné nécessairement, et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse chassé d'auprès de mademoiselle Cunégonde, que j'aie passé par les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu'à ce que je puisse en gagner; tout cela ne pouvait être autrement. - Mon ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le pape soit l'Antéchrist? - je ne l'avais pas encore entendu dire, répondit Candide; mais, qu'il le soit ou qu'il ne le soit pas, je manque de pain. - Tu ne mérites pas d'en manger, dit l'autre; va, coquin; va, misérable, ne m'approche de ta vie." La femme de l'orateur ayant mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait que le pape fût antéchrist, lui répandit sur le chef un plein... O ciel! à quel excès se porte le zèle de la religion dans les dames! Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui avait une âme; il l'emmena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut même lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide, se prosternant presque devant lui, s'écriait "MaÃtre Pangloss me l'avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce monsieur à manteau noir; et de madame son épouse." Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé; la bouche de travers; les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d'une toux violente, et crachant une dent à chaque effort. Chapitre quatrième. Comment Candide rencontra son ancien maÃtre de philosophie le docteur Pangloss, et ce qui en advint Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna à cet épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de son honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes et sauta à son cou. Candide, effrayé, recule. "Hélas! dit le misérable à l'autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss? - Qu'entends-je? Vous, mon cher maÃtre! vous, dans cet état horrible! Quel malheur vous est-il donc arrivé? Pourquoi n'êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux? Qu'est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le chef-d'oeuvre de la nature? - Je n'en peux plus", dit Pangloss. Aussitôt Candide le mène dans l'étable de l'anabaptiste, où il lui fit, manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait "Eh bien! lui dit-il, Cunégonde? - Elle est morte", reprit l'autre. Candide s'évanouit à ce mot; son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'étable. Candide rouvre les yeux. "Cunégonde est morte! Ah! meilleur des mondes, où êtes-vous? Mais de quelle maladie e En53 av. J.-C., la défaite et la mort de Crassus et de son fils Publius à la bataille de Carrhes contre les Parthes, et la mort de Julia, fille de César et épouse de Pompée, et de l’enfant qu’elle avait eu de Pompée défont les liens du triumvirat [63], [64].
Fiche technique Format Broché Poids 266 g Dimensions 17cm X 24cm Date de parution 06/09/2022 ISBN 978-2-84673-372-4 EAN 9782846733724 la bataille de Gergovie de Yves Buffetaut chez Ysec Editions Collections Duels A paraître le 06/09/2022 Broché Tout public Quatrième de couvertureL'histoire de la bataille de Gergovie qui oppose l'armée de Vercingétorix aux troupes de César en 52 av. Face à la victoire gauloise, César reconnaît la perte de 46 centurions et de 700 légionnaires.
Ambiorix(c. 54/53 AEC) était le co-chef de la tribu des Éburons de Gallia Belgica (Gaule Belgique) qui mena une insurrection contre les forces d'occupation de César en Gaule durant l'hiver 54/53 AEC. On ne sait rien de sa jeunesse ni de son ascension au pouvoir; il entra et quitta l'histoire dans les pages des G uerres Gauloises de César

En 58 avant Rome a déjà conquis tout le pourtour de la Méditerranée. Les menaces d'invasions barbares ne sont toutefois pas écartées. Pour assurer sa sécurité, la République tente alors d'étendre sa suprématie aux territoires gaulois. Connue sous le nom de guerre des Gaules, cette conquête sera l'un des plus grands succès militaires de reddition de Vercingétorix signe la victoire de César dans la guerre des Gaules, qu’il a abondamment abordée dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules. © Lionel Royer, Wikimedia Commons, DP Cela vous intéressera aussiDébut de la guerre des Gaules une victoire facile pour César ?À son arrivée en Gaule, Jules César pensait trouver un terrain propice à une conquête facile ce vaste territoire est alors divisé en de nombreuses factions, dont certaines favorables à l'envahisseur. Durant six années, Rome parvient ainsi à engranger une longue série de succès militaires. Mais son avancée est stoppée à Gergovie en 52 avant lorsque toutes les grandes tribus gauloises se rangent derrière la révolte d'un jeune Arverne du nom de ou la victoire définitive de César dans la guerre des GaulesAprès sa défaite à Gergovie, Jules César assiège Alésia, où les Gaulois attendent des renforts. La bataille dure plus de six semaines. La bravoure gauloise ne suffit pas, et Vercingétorix est contraint de sonner le repli de ses troupes. Nombre de fuyards sont massacrés ou capturés. Devant cette déroute, le chef arverne décide de se rendre à César pour épargner ses hommes. Les nouvelles tentatives d'insurrection sont dès lors rapidement matées par l'armée romaine qui achève de conquérir la Gaule en 51 avant savoirNous connaissons bien le déroulement de la guerre des Gaules grâce à Jules César lui-même. Les sept volumes de ses Commentaires sur la guerre des Gaules sont l'une des œuvres les plus importantes de l'histoire par ce que vous venez de lire ? Abonnez-vous à la lettre d'information La question de la semaine notre réponse à une question que vous vous posez, forcément. Toutes nos lettres d’information

JulesCésar et les Juifs. Dans la lutte acharnée qu'il a menée contre le parti aristocratique et les instances conservatrices de Rome, Jules César a trouvé un appui déterminant auprès d'un
Paul Verlaine Å’uvres poétiques Poèmes saturniens Les Sages d'autrefois... Les Sages d'autrefois, qui valaient bien ceux-ci, Crurent, et c'est un point encor mal éclairci, Lire au ciel les bonheurs ainsi que les désastres, Et que chaque âme était liée à l'un des astres. On a beaucoup raillé, sans penser que souvent Le rire est ridicule autant que décevant, Cette explication du mystère nocturne. Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE, Fauve planète, chère aux nécromanciens, Ont entre tous, d'après les grimoires anciens, Bonne part de malheur et bonne part de bile. L'Imagination, inquiète et débile, Vient rendre nul en eux l'effort de la Raison. Dans leurs veines le sang, subtil comme un poison, Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule En grésillant leur triste Idéal qui s'écroule. Tels les Saturniens doivent souffrir et tels Mourir, - en admettant que nous soyons mortels, Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne Par la logique d'une Influence maligne. P. V. Prologue Dans ces temps fabuleux, les limbes de l'histoire, Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire, Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant, Et, par l'intensité de leur vertu troublant Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même, Augustes, s'élevaient jusqu'au Néant suprême, Ah! la terre et la mer et le ciel, purs encor Et jeunes, qu'arrosait une lumière d'or Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres, Et retenant le vol obstiné de essaims, Les Poètes sacrés chanter les Guerriers saints, Cependant que le ciel et la mer et la terre Voyaient, - rouges et las de leur travail austère, S'incliner, pénitents fauves et timorés, Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés! Une connexité grandiosement alme Liait le Kçhatrya serein au Chanteur calme, Valmiki l'excellent à l'excellent Rama Telles sur un étang deux touffes de padma. - Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique, De Spartè la sévère à la rieuse Attique, Les Aèdes, Orpheus, Alkaïos, étaient Encore des héros altiers, et combattaient. Homéros, s'il n'a pas, lui, manié le glaive, Fait retenir, clameur immense qui s'élève, Vos échos jamais las, vastes postérités, D'Hektôr, et d'Odysseus, et d'Akhilleus chantés. Les héros à leur tour, après les luttes vastes, Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes, Et non moins que de l'art d'Arès furent épris De l'Art dont une Palme immortelle est le prix, Akhilleus entre tous! Et le LaÃrtiade Dompta, parole d'or qui charme et persuade, Les esprits et les coeurs et les âmes toujours, Ainsi qu'Orpheus domptait les tigres et les ours. - Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères, Est-ce que le Trouvère héroïque n'eut pas Comme le Preux sa part auguste des combats? Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne, Et son neveu Roland resté dans la montagne Et le bon Olivier et Turpin au grand coeur, En beaux couplets et sur un rhythme âpre et vainqueur, Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles, Les durs Leudes, perdant leur sang par vingt entailles, Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux De Roland et de ceux qui virent Roncevaux Et furent de l'énorme et suprême tuerie, Du temps de l'Empereur à la barbe fleurie?... - Aujourd'hui, l'Action et le Rêve ont brisé Le pacte primitif par les siècles usé, Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce De l'Harmonie immense et bleue et de la Force. La Force, qu'autrefois le Poète tenait En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait, La Force, maintenant, la Force, c'est la Bête Féroce bondissante et folle et toujours prête A tout carnage, à tout dévastement, à tout Egorgement, d'un bout du monde à l'autre bout! L'Action qu'autrefois réglait le chant des lyres, Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires Fuligineux d'un siècle en ébullition, L'Action à présent, - ô pitié! - l'Action, C'est l'ouragan, c'est la tempête, c'est la houle Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule Et déroule parmi des bruits sourds l'effroi vert Et rouge des éclairs sur le ciel entr'ouvert! - Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes De la vie et du choc désordonné des armes Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs Ineffables, voici le groupe des Chanteurs Vêtus de blanc, et des lueurs d'apothéoses Empourprent la fierté sereine de leurs poses Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux, Et sous leur front le rêve inachevé des Dieux! Le monde, que troublait leur parole profonde, Les exile. A leur tour ils exilent le monde! C'est qu'ils ont à la fin compris qu'il ne faut plus Mêler leur note pure aux cris irrésolus Que va poussant la foule obscène et violente, Et que l'isolement sied à leur marche lente. Le Poète, l'amour du Beau, voilà sa foi, L'Azur, son étendard, et l'Idéal, sa loi! Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles, Où le rayonnement des choses éternelles A mis des visions qu'il suit avidement, Ne sauraient s'abaisser une heure seulement Sur le honteux conflit des besognes vulgaires Et sur vos vanités plates; et si naguères On le vit au milieu des hommes, épousant Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant Aux guerres, célébrant l'orgueil des Républiques Et l'éclat militaire et les splendeurs auliques Sur la kithare, sur la harpe et sur le luth, S'il honorait parfois le présent d'un salut Et daignait consentir à ce rôle de prêtre D'aimer et de bénir, et s'il voulait bien être La voix qui rit ou pleure alors qu'on pleure ou rit, S'il inclinait vers l'âme humaine son esprit, C'est qu'il se méprenait alors sur l'âme humaine. - Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène! Melancholia A Ernest Boutier. I Résignation Tout enfant, j'allais rêvant Ko-Hinnor, Somptuosité persane et papale, Héliogabale et Sardanapale! Mon désir créait sous des toits en or, Parmi les parfums, au son des musiques, Des harems sans fin, paradis physiques! Aujourd'hui, plus calme et non moins ardent, Mais sachant la vie et qu'il faut qu'on plie, J'ai dû refréner ma belle folie, Sans me résigner par trop cependant. Soit! le grandiose échappe à ma dent, Mais, fi de l'aimable et fi de la lie! Et je hais toujours la femme jolie, La rime assonante et l'ami prudent. II Nevermore Souvenir, souvenir, que me veux-tu? L'automne Faisait voler la grive à travers l'air atone, Et le soleil dardait un rayon monotone Sur le bois jaunissant où la bise détonne. Nous étions seul à seule et marchions en rêvant, Elle et moi, les cheveux et la pensée au vent. Soudain, tournant vers moi son regard émouvant "Quel fut ton plus beau jour?" fit sa voix d'or vivant, Sa voix douce et sonore, au frais timbre angélique. Un sourire discret lui donna la réplique, Et je baisai sa main blanche, dévotement. - Ah! les premières fleurs, qu'elles sont parfumées! Et qu'il bruit avec un murmure charmant Le premier oui qui sort de lèvres bien-aimées! III Après trois ans Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, Je me suis promené dans le petit jardin Qu'éclairait doucement le soleil du matin, Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle. Rien n'a changé. J'ai tout revu l'humble tonnelle De vigne folle avec les chaises de rotin... Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle. Les roses comme avant palpitent; comme avant, Les grands lys orgueilleux se balancent au vent. Chaque alouette qui va et vient m'est connue. Même j'ai retrouvé debout la Velléda Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue, - Grêle, parmi l'odeur fade du réséda. IV Voeu Ah! les oaristys! les premières maÃtresses! L'or des cheveux, l'azur des yeux, la fleur des chairs, Et puis, parmi l'odeur des corps jeunes et chers, La spontanéité craintive des caresses! Sont-elles assez loin toutes ces allégresses Et toutes ces candeurs! Hélas! toutes devers Le printemps des regrets ont fui les noirs hivers De mes ennuis, de mes dégoûts, de mes détresses! Si que me voilà seul à présent, morne et seul, Morne et désespéré, plus glacé qu'un aïeul, Et tel qu'un orphelin pauvre sans soeur aÃnée. O la femme à l'amour câlin et réchauffant, Douce, pensive et brune, et jamais étonnée, Et qui parfois vous baise au front, comme un enfant! V Lassitude A batallas de amor campo de pluma. Gongora. De la douceur, de la douceur, de la douceur! Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante. Même au fort du déduit parfois, vois-tu, l'amante Doit avoir l'abandon paisible de la soeur. Sois langoureuse, fais ta caresse endormante, Bien égaux tes soupirs et ton regard berceur. Va, l'étreinte jalouse et le spasme obsesseur Ne valent pas un long baiser, même qui mente! Mais dans ton cher coeur d'or, me dis-tu, mon enfant, La fauve passion va sonnant l'olifant!... Laisse-la trompeter à son aise, la gueuse! Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main, Et fais-moi des serments que tu rompras demain, Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse! VI Mon rêve familier Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime, Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend. Car elle me comprend, et mon coeur, transparent Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême, Elle seule les sait rafraÃchir, en pleurant. Est-elle brune, blonde ou rousse? - Je l'ignore. Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore Comme ceux des aimés que la Vie exila. Son regard est pareil au regard des statues, Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a L'inflexion des voix chères qui se sont tues. VII A une femme A vous ces vers de par la grâce consolante De vos grands yeux où rit et pleure un rêve doux, De par votre âme pure et toute bonne, à vous Ces vers du fond de ma détresse violente. C'est qu'hélas! le hideux cauchemar qui me hante N'a pas de trêve et va furieux, fou, jaloux, Se multipliant comme un cortège de loups Et se pendant après mon sort qu'il ensanglante! Oh! je souffre, je souffre affreusement, si bien Que le gémissement premier du premier homme Chassé d'Eden n'est qu'une églogue au prix du mien! Et les soucis que vous pouvez avoir sont comme Des hirondelles sur un ciel d'après-midi; - Chère, - par un beau jour de septembre attiédi. VIII L'angoisse Nature, rien de toi ne m'émeut, ni les champs Nourriciers, ni l'écho vermeil des pastorales Siciliennes, ni les pompes aurorales, Ni la solennité dolente des couchants. Je ris de l'Art, je ris de l'Homme aussi, des chants, Des vers, des temples grecs et des tours en spirales Qu'étirent dans le ciel vide les cathédrales, Et je vois du même oeil les bons et les méchants. Je ne crois pas en Dieu, j'abjure et je renie Toute pensée, et quant à la vieille ironie, L'Amour, je voudrais bien qu'on ne m'en parlât plus. Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille Au brick perdu jouet du flux et du reflux, Mon âme pour d'affreux naufrages appareille. Eaux-Fortes A François Coppée. I Croquis Parisien La lune plaquait ses teintes de zinc Par angles obtus. Des bouts de fumée en forme de cinq Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus. Le ciel était gris. La bise pleurait Ainsi qu'un basson. Au loin, un matou frileux et discret Miaulait d'étrange et grêle façon. Moi, j'allais, rêvant du divin Platon Et de Phidias, Et de Salamine et de Marathon, Sous l'oeil clignotant des bleus becs de gaz. II Cauchemar J'ai vu passer dans mon rêve - Tel l'ouragan sur la grève, - D'une main tenant un glaive Et de l'autre un sablier, Ce cavalier Des ballades d'Allemagne Qu'à travers ville et campagne, Et du fleuve à la montagne, Et des forêts au vallon, Un étalon Rouge-flamme et noir d'ébène, Sans bride, ni mors, ni rêne, Ni hop! ni cravache, entraÃne Parmi des râlements sourds Toujours! toujours! Un grand feutre à longue plume Ombrait son oeil qui s'allume Et s'éteint. Tel, dans la brume, Eclate et meurt l'éclair bleu D'une arme à feu. Comme l'aile d'une orfraie Qu'un subit orage effraie, Par l'air que la neige raie, Son manteau se soulevant Claquait au vent, Et montrait d'un air de gloire Un torse d'ombre et d'ivoire, Tandis que dans la nuit noire Luisaient en des cris stridents Trente-deux dents. III Marine L'Océan sonore Palpite sous l'oeil De la lune en deuil Et palpite encore, Tandis qu'un éclair Brutal et sinistre Fend le ciel de bistre D'un long zigzag clair, Et que chaque lame En bonds convulsifs Le long des récifs Va, vient, luit et clame, Et qu'au firmament, Où l'ouragan erre, Rugit le tonnerre IV Effet de nuit La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette De flèches et de tours à jour la silhouette D'une ville gothique éteinte au lointain gris. La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris Secoués par le bec avide des corneilles Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles, Tandis que leurs pieds sont la pâture des loups. Quelques buissons d'épine épars, et quelque houx Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche, Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche. Et puis, autour de trois livides prisonniers Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse, Luisent à contre-sens des lances de l'averse. V Grotesques Leurs jambes pour toutes montures, Pour tous biens l'or de leurs regards, Par le chemin des aventures Ils vont haillonneux et hagards. Le sage, indigné, les harangue; Le sot plaint ces fous hasardeux; Les enfants leur tirent la langue Et les filles se moquent d'eux. C'est qu'odieux et ridicules, Et maléfiques en effet, Ils ont l'air, sur les crépuscules, D'un mauvais rêve que l'on fait; C'est que, sur leurs aigres guitares Crispant la main des libertés, Ils nasillent des chants bizarres, Nostalgiques et révoltés; C'est enfin que dans leurs prunelles Rit et pleure - fastidieux - L'amour des choses éternelles, Des vieux morts et des anciens dieux! - Donc, allez, vagabonds sans trêves, Errez, funestes et maudits, Le long des gouffres et des grèves, Sous l'oeil fermé des paradis! La nature à l'homme s'allie Pour châtier comme il le faut L'orgueilleuse mélancolie Qui vous fait marcher le front haut, Et, vengeant sur vous le blasphème Des vastes espoirs véhéments, Meurtrit votre front anathème Au choc rude des éléments. Les juins brûlent et les décembres Gèlent votre chair jusqu'aux os, Et la fièvre envahit vos membres Qui se déchirent aux roseaux. Tout vous repousse et tout vous navre, Et quand la mort viendra pour vous, Maigre et froide, votre cadavre Sera dédaigné par les loups! Paysages tristes A Catulle Mendès. I Soleils couchants Une aube affaiblie Verse par les champs La mélancolie Des soleils couchants. La mélancolie Berce de doux chants Mon coeur qui s'oublie Aux soleils couchants. Et d'étranges rêves, Comme des soleils Couchants sur les grèves, Fantômes vermeils, Défilent sans trêves, Défilent, pareils A des grands soleils Couchants sur les grèves. II Crépuscule du soir mystique Le Souvenir avec le Crépuscule Rougeoie et tremble à l'ardent horizon De l'Espérance en flamme qui recule Et s'agrandit ainsi qu'une cloison Mystérieuse où mainte floraison - Dahlia, lys, tulipe et renoncule - S'élance autour d'un treillis, et circule Parmi la maladive exhalaison De parfums lourds et chauds, dont le poison - Dahlia, lys, tulipe et renoncule - Noyant mes sens, mon âme et ma raison, Mêle dans une immense pâmoison Le Souvenir avec le Crépuscule. III Promenade sentimentale Le couchant dardait ses rayons suprêmes Et le vent berçait les nénuphars blêmes; Les grands nénuphars entre les roseaux Tristement luisaient sur les calmes eaux. Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie Au long de l'étang, parmi la saulaie Où la brume vague évoquait un grand Fantôme laiteux se désespérant Et pleurant avec la voix des sarcelles Qui se rappelaient en battant des ailes Parmi la saulaie où j'errais tout seul Promenant ma plaie; et l'épais linceul Des ténèbres vint noyer les suprêmes Rayons du couchant dans ses ondes blêmes Et des nénuphars, parmi les roseaux, Des grands nénuphars sur les calmes eaux. IV Nuit du Walpurgis classique C'est plutôt le sabbat du second Faust que l'autre. Un rhythmique sabbat, rhythmique, extrêmement Rhythmique. - Imaginez un jardin de Lenôtre, Correct, ridicule et charmant. Des ronds-points; au milieu, des jets d'eau; des allées Toutes droites; sylvains de marbre; dieux marins De bronze; çà et là , des Vénus étalées; Des quinconces, des boulingrins; Des châtaigniers; des plants de fleurs formant la dune; Ici, des rosiers nains qu'un goût docte effila; Plus loin, des ifs taillés en triangle. La lune D'un soir d'été sur tout cela. Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air De chasse tel, doux, lent, sourd et mélancolique, L'air de chasse de Tannhauser. Des chants voilés de cors lointains où la tendresse Des sens étreint l'effroi de l'âme en des accords Harmonieusement dissonants dans l'ivresse; Et voici qu'à l'appel des cors S'entrelacent soudain des formes toutes blanches, Diaphanes, et que le clair de lune fait Opalines parmi l'ombre verte des branches, - Un Watteau rêvé par Raffet! - S'entrelacent parmi l'ombre verte des arbres D'un geste alangui, plein d'un désespoir profond, Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres Très lentement dansent en rond. - Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée Du poète ivre, ou son regret, ou son remords, Ces spectres agités en tourbe cadencée, Ou bien tout simplement des morts? Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu'invite L'horreur, ou ton regret, ou ta pensée, - hein? - tous Ces spectres qu'un vertige irrésistible agite, Ou bien des morts qui seraient fous? - N'importe! ils vont toujours, les fébriles fantômes, Menant leur ronde vaste et morne et tressautant Comme dans un rayon de soleil des atomes, Et s'évaporent à l'instant Humide et blême où l'aube éteint l'un après l'autre Les cors, en sorte qu'il ne reste absolument Plus rien - absolument - qu'un jardin de Lenôtre, Correct, ridicule et charmant. V Chanson d'automne Les sanglots longs Des violons De l'automne Blessent mon coeur D'une langueur Tout suffocant Et blême, quand Sonne l'heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure; Et je m'en vais Au vent mauvais Qui m'emporte Deçà , delà , Pareil à la Feuille morte. VI L'heure du berger La lune est rouge au brumeux horizon; Dans un brouillard qui danse la prairie S'endort fumeuse, et la grenouille crie Par les joncs verts où circule un frisson; Les fleurs des eaux referment leurs corolles; Des peupliers profilent aux lointains, Droits et serrés, leurs spectres incertains; Vers les buissons errent les lucioles; Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes, Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes. Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit. VII Le Rossignol Comme un vol criard d'oiseaux en émoi, Tous mes souvenirs s'abattent sur moi, S'abattent parmi le feuillage jaune De mon coeur mirant son tronc plié d'aune Au tain violet de l'eau des Regrets Qui mélancoliquement coule auprès, S'abattent, et puis la rumeur mauvaise Qu'une brise moite en montant apaise, S'éteint par degrés dans l'arbre, si bien Qu'au bout d'un instant on n'entend plus rien, Plus rien que la voix célébrant l'Absente, Plus rien que la voix - ô si languissante! - De l'oiseau que fut mon Premier Amour, Et qui chante encor comme au premier jour; Et dans la splendeur triste d'une lune Se levant blafarde et solennelle, une Nuit mélancolique et lourde d'été, Pleine de silence et d'obscurité; Berce sur l'azur qu'un vent doux effleure L'arbre qui frissonne et l'oiseau qui pleure. Caprices A Henry Winter. I Femme et chatte Elle jouait avec sa chatte, Et c'était merveille de voir La main blanche et la blanche patte S'ébattre dans l'ombre du soir. Elle cachait - la scélérate! - Sous ses mitaines de fil noir Ses meurtriers ongles d'agate, Coupants et clairs comme un rasoir. L'autre aussi faisait la sucrée Et rentrait sa griffe acérée, Mais le diable n'y perdait rien... Et dans le boudoir où, sonore, Tintait son rire aérien Brillaient quatre points de phosphore. II Jésuitisme Le Chagrin qui me tue est ironique, et joint Le sarcasme au supplice, et ne torture point Franchement, mais picote avec un faux sourire Et transforme en spectacle amusant mon martyre, Et sur la bière où gÃt mon Rêve mi-pourri Beugle un De Profundis sur l'air du Traderi. C'est un Tartuffe qui, tout en mettant des roses Pompons sur les autels des Madones moroses, Tout en faisant chanter à des enfants de choeur Ces cantiques d'eau tiède où se baigne le coeur, Tout en amidonnant ces guimpes amoureuses Qui serpentent au corps sacré des Bienheureuses, Tout en disant à voix basse son chapelet, Tout en passant la main sur son petit collet, Tout en parlant avec componction de l'âme, N'en médite pas moins ma ruine, - l'infâme! III La chanson des Ingénues Nous sommes les Ingénues Aux bandeaux plats, à l'oeil bleu, Qui vivons, presque inconnues, Dans les romans qu'on lit peu. Nous allons entrelacées, Et le jour n'est pas plus pur Que le fond de nos pensées, Et nos rêves sont d'azur; Et nous courons par les prées, Et rions et babillons Des aubes jusqu'aux vesprées, Et chassons aux papillons; Et des chapeaux de bergères Défendent notre fraÃcheur, Et nos robes - si légères - Sont d'une extrême blancheur; Les Richelieux, les Caussades Et les chevaliers Faublas Nous prodiguent les oeillades, Les saluts et les "hélas!", Mais en vain, et leurs mimiques Se viennent casser le nez Devant les plis ironiques De nos jupons détournés; Et notre candeur se raille Des imaginations De ces raseurs de muraille, Bien que parfois nous sentions Battre nos coeurs sous nos mantes A des pensers clandestins, En nous sachant les amantes Futures des libertins. IV Une grande dame Belle "à damner les saints", à troubler sous l'aumusse Un vieux juge! Elle marche impérialement. Elle parle - et ses dents font un miroitement - Italien, avec un léger accent russe. Ses yeux froids où l'émail sertit le bleu de Prusse Ont l'éclat insolent et dur du diamant. Pour la splendeur du sein, pour le rayonnement De la peau, nulle reine ou courtisane, fût-ce Cléopâtre la lynce ou la chatte Ninon, N'égale sa beauté patricienne, non! Vois, ô bon Buridan "C'est une grande dame!" Il faut - pas de milieu! - l'adorer à genoux, Plat, n'ayant d'astre aux cieux que ses lourds cheveux roux Ou bien lui cravacher la face, à cette femme! V Monsieur Prudhomme Il est grave il est maire et père de famille. Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux Dans un rêve sans fin flottent insoucieux, Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille. Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille Où l'oiseau chante à l'ombre, et que lui font les cieux, Et les prés verts et les gazons silencieux? Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu. Il est juste-milieu, botaniste et pansu. Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles, Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a Plus en horreur que son éternel coryza, Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles. Initium Les violons mêlaient leur rire au chant des flûtes Et le bal tournoyait quand je la vis passer Avec ses cheveux blonds jouant sur les volutes De son oreille où mon Désir comme un baiser S'élançait et voulait lui parler, sans oser. Cependant elle allait, et la mazurque lente La portait dans son rhythme indolent comme un vers, - Rime mélodieuse, image étincelante, - Et son âme d'enfant rayonnait à travers La sensuelle ampleur de ses yeux gris et verts. Et depuis, ma Pensée - immobile - contemple Sa Splendeur évoquée, en adoration, Et dans son Souvenir, ainsi que dans un temple, Mon Amour entre, plein de superstition. Et je crois que voici venir la Passion. Çavitrà Maha-Baratta. Pour sauver son époux, Çavitrà fit le voeu De se tenir trois jours entiers, trois nuits entières, Debout, sans remuer jambes, buste ou paupières Rigide, ainsi que dit Vyaça, comme un pieu. Ni, Çurya, tes rais cruels, ni la langueur Que Tchandra vient épandre à minuit sur les cimes Ne firent défaillir, dans leurs efforts sublimes, La pensée et la chair de la femme au grand coeur. - Que nous cerne l'Oubli, noir et morne assassin, Ou que l'Envie aux traits amers nous ait pour cibles, Ainsi que Çavitrà faisons-nous impassibles, Mais, comme elle, dans l'âme ayons un haut dessein. Sub Urbe Les petits ifs du cimetière Frémissent au vent hiémal, Dans la glaciale lumière. Avec des bruits sourds qui font mal, Les croix de bois des tombes neuves Vibrent sur un ton anormal. Silencieux comme des fleuves, Mais gros de pleurs comme eux de flots, Les fils, les mères et les veuves Par les détours du triste enclos S'écoulent, - lente théorie, - Au rhythme heurté des sanglots. Le sol sous les pieds glisse et crie, Là -haut de grands nuages tors S'échevèlent avec furie. Pénétrant comme le remords, Tombe un froid lourd qui vous écoeure Et qui doit filtrer chez les morts, Chez les pauvres morts, à toute heure Seuls, et sans cesse grelottants, - Qu'on les oublie ou qu'on les pleure! - Ah! vienne vite le Printemps, Et son clair soleil qui caresse, Et ses doux oiseaux caquetants! Refleurisse l'enchanteresse Gloire des jardins et des champs Que l'âpre hiver tient en détresse! Et que, - des levers aux couchants, - L'or dilaté d'un ciel sans bornes Berce de parfums et de chants, Chers endormis, vos sommeils mornes! Sérénade Comme la voix d'un mort qui chanterait Du fond de sa fosse, MaÃtresse, entends monter vers ton retrait Ma voix aigre et fausse. Ouvre ton âme et ton oreille au son De ma mandoline Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson Cruelle et câline. Je chanterai tes yeux d'or et d'onyx Purs de toutes ombres, Puis le Léthé de ton sein, puis le Styx De tes cheveux sombres. Comme la voix d'un mort qui chanterait Du fond de sa fosse, MaÃtresse, entends monter vers ton retrait Ma voix aigre et fausse. Puis je louerai beaucoup, comme il convient, Cette chair bénie Dont le parfum opulent me revient Les nuits d'insomnie. Et pour finir, je dirai le baiser De ta lèvre rouge, Et ta douceur à me martyriser, - Mon Ange! - ma Gouge! Ouvre ton âme et ton oreille au son De ma mandoline Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson Cruelle et câline. Un Dahlia Courtisane au sein dur, à l'oeil opaque et brun S'ouvrant avec lenteur comme celui d'un boeuf, Ton grand torse reluit ainsi qu'un marbre neuf. Fleur grasse et riche, autour de toi ne flotte aucun Arome, et la beauté sereine de ton corps Déroule, mate, ses impeccables accords. Tu ne sens même pas la chair, ce goût qu'au moins Exhalent celles-là qui vont fanant les foins, Et tu trônes, Idole insensible à l'encens. - Ainsi le Dahlia, roi vêtu de splendeur, Elève sans orgueil sa tête sans odeur, Irritant au milieu des jasmins agaçants! Nevermore Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice, Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux; Brûle un encens ranci sur tes autels d'or faux; Sème de fleurs les bords béants du précipice; Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice! Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni; Entonne, orgue enroué, des Te Deum splendides; Vieillard prématuré, mets du fard sur tes rides; Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni; Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni. Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches! Car mon rêve impossible a pris corps, et je l'ai Entre mes bras pressé le Bonheur, cet ailé Voyageur qui de l'Homme évite les approches, - Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches! Le Bonheur a marché côte à côte avec moi. Mais la FATALITE ne connaÃt point de trêve Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve, Et le remords est dans l'amour telle est la loi. - Le Bonheur a marché côte à côte avec moi. Il bacio Baiser! rose trémière au jardin des caresses! Vif accompagnement sur le clavier des dents Des doux refrains qu'Amour chante en les coeurs ardents Avec sa voix d'archange aux langueurs charmeresses! Sonore et gracieux Baiser, divin Baiser! Volupté nonpareille, ivresse inénarrable! Salut! l'homme, penché sur ta coupe adorable, S'y grise d'un bonheur qu'il ne sait épuiser. Comme le vin du Rhin et comme la musique, Tu consoles et tu berces, et le chagrin Expire avec la moue en ton pli purpurin... Qu'un plus grand, GoÃthe ou Will, te dresse un vers classique. Moi, je ne puis, chétif trouvère de Paris, T'offrir que ce bouquet de strophes enfantines Sois bénin et, pour prix, sur les lèvres mutines D'Une que je connais, Baiser, descends, et ris. Dans les bois D'autres, - des innocents ou bien des lymphatiques, - Ne trouvent dans les bois que charmes langoureux, Souffles frais et parfums tièdes. Ils sont heureux! D'autres s'y sentent pris - rêveurs - d'effrois mystiques. Ils sont heureux! Pour moi, nerveux, et qu'un remords Epouvantable et vague affole sans relâche, Par les forêts je tremble à la façon d'un lâche Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts. Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l'onde, D'où tombe un noir silence avec une ombre encor Plus noire, tout ce morne et sinistre décor Me remplit d'une horreur triviale et profonde. Surtout les soirs d'été la rougeur du couchant Se fond dans le gris bleu des brumes qu'elle teinte D'incendie et de sang; et l'angélus qui tinte Au lointain semble un cri plaintif se rapprochant. Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe Et repasse, toujours plus fort, dans l'épaisseur Toujours plus sombre des hauts chênes, obsesseur, Et s'éparpille, ainsi qu'un miasme, dans l'espace. La nuit vient. Le hibou s'envole. C'est l'instant Où l'on songe aux récits des aïeules naïves... Sous un fourré, là -bas, là -bas, des sources vives Font un bruit d'assassins postés se concertant. Nocturne Parisien A Edmond Lepelletier Roule, roule ton flot indolent, morne Sous tes ponts qu'environne une vapeur malsaine Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris, Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris. Mais tu n'en traÃnes pas, en tes ondes glacées, Autant que ton aspect m'inspire de pensées! Le Tibre a sur ses bords des ruines qui font Monter le voyageur vers un passé profond, Et qui, de lierre noir et de lichen couvertes, Apparaissent, tas gris, parmi les herbes vertes. Le gai Guadalquivir rit aux blonds orangers Et reflète, les soirs, des boléros légers. Le Pactole a son or, le Bosphore a sa rive Où vient faire son kief l'odalisque lascive. Le Rhin est un burgrave, et c'est un troubadour Que le Lignon, et c'est un ruffian que l'Adour. Le Nil, au bruit plaintif de ses eaux endormies, Berce de rêves doux le sommeil des momies. Le grand Meschascébé, fier de ses joncs sacrés, Charrie augustement ses Ãlots mordorés, Et soudain, beau d'éclairs, de fracas et de fastes, Splendidement s'écroule en Niagaras vastes. L'Eurotas, où l'essaim des cygnes familiers Mêle sa grâce blanche au vert mat des lauriers, Sous son ciel clair que raie un vol de gypaète, Rhythmique et caressant, chante ainsi qu'un poète. Enfin, Ganga, parmi les hauts palmiers tremblants Et les rouges padmas, marche à pas fiers et lents En appareil royal, tandis qu'au loin la foule Le long des temples va hurlant, vivante houle, Au claquement massif des cymbales de bois, Et qu'accroupi, filant ses notes de hautbois, Du saut de l'antilope agile attendant l'heure, Le tigre jaune au dos rayé s'étire et pleure. - Toi, Seine, tu n'as rien. Deux quais, et voilà tout, Deux quais crasseux, semés de l'un à l'autre bout D'affreux bouquins moisis et d'une foule insigne Qui fait dans l'eau des ronds et qui pêche à la ligne. Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin Les passants alourdis de sommeil ou de faim, Et que le couchant met au ciel des taches rouges, Qu'il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges Et, s'accoudant au pont de la Cité, devant Notre-Dame, songer, coeur et cheveux au vent! Les nuages, chassés par la brise nocturne, Courent, cuivreux et roux, dans l'azur taciturne. Sur la tête d'un roi du portail, le soleil, Au moment de mourir, pose un baiser vermeil. L'hirondelle s'enfuit à l'approche de l'ombre, Et l'on voit voleter la chauve-souris sombre. Tout bruit s'apaise autour. A peine un vague son Dit que la ville est là qui chante sa chanson, Qui lèche ses tyrans et qui mord ses victimes; Et c'est l'aube des vols, des amours et des crimes. - Puis, tout à coup, ainsi qu'un ténor effaré Lançant dans l'air bruni son cri désespéré, Son cri qui se lamente et se prolonge, et crie, Eclate en quelque coin l'orgue de Barbarie Il brame un de ces airs, romances ou polkas, Qu'enfants nous tapotions sur nos harmonicas Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes, Vibrer l'âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes. C'est écorché, c'est faux, c'est horrible, c'est dur, Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr; Ces rires sont traÃnés, ces plaintes sont hachées; Sur une clef de sol impossible juchées, Les notes ont un rhume et les do sont des la, Mais qu'importe! l'on pleure en entendant cela! Mais l'esprit, transporté dans le pays des rêves, Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves; La pitié monte au coeur et les larmes aux yeux, Et l'on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux, Et dans une harmonie étrange et fantastique Qui tient de la musique et tient de la plastique, L'âme, les inondant de lumière et de chant, Mêle les sons de l'orgue aux rayons du couchant! - Et puis l'orgue s'éloigne, et puis c'est le silence, Et la nuit terne arrive, et Vénus se balance Sur une molle nue au fond des cieux obscurs; On allume les becs de gaz le long des murs, Et l'astre et les flambeaux font des zigzags fantasques Dans le fleuve plus noir que le velours des masques; Et le contemplateur sur le haut garde-fou Par l'air et par les ans rouillé comme un vieux sou Se penche, en proie aux vents néfastes de l'abÃme. Pensée, espoir serein, ambition sublime, Tout, jusqu'au souvenir, tout s'envole, tout fuit, Et l'on est seul avec Paris, l'Onde et la Nuit! - Sinistre trinité! De l'ombre dures portes! Mané-Thécel-Pharès des illusions mortes! Vous êtes toutes trois, ô Goules de malheur, Si terribles, que l'Homme, ivre de la douleur Que lui font en perçant sa chair vos doigts de spectre, L'Homme, espèce d'Oreste à qui manque une Electre, Sous la fatalité de votre regard creux Ne peut rien et va droit au précipice affreux; Et vous êtes aussi toutes trois si jalouses De tuer et d'offrir au grand Ver des épouses Qu'on ne sait que choisir entre vos trois horreurs, Et si l'on craindrait moins périr par les terreurs Des Ténèbres que sous l'Eau sourde, l'Eau profonde, Ou dans tes bras fardés, Paris, reine du monde! - Et tu coules toujours, Seine, et, tout en rampant, Tu traÃnes dans Paris ton cours de vieux serpent, De vieux serpent boueux, emportant vers tes havres Tes cargaisons de bois, de houille, et de cadavres! Marco Quand Marco passait, tous les jeunes hommes Se penchaient pour voir ses yeux, des Sodomes Où les feux d'Amour brûlaient sans pitié Ta pauvre cahute, ô froide Amitié; Tout autour dansaient des parfums mystiques Où l'âme en pleurant s'anéantissait, Sur ses cheveux roux un charme glissait; Sa robe rendait d'étranges musiques Quand Marco passait. Quand Marco chantait, ses mains sur l'ivoire Evoquaient souvent la profondeur noire Des airs primitifs que nul n'a redits, Et sa voix montait dans les paradis De la symphonie immense des rêves, Et l'enthousiasme alors transportait Vers des cieux connus quiconque écoutait Ce timbre d'argent qui vibrait sans trêves Quand Marco chantait. Quand Marco pleurait, ses terribles larmes Défiaient l'éclat des plus belles armes; Ses lèvres de sang fonçaient leur carmin Et son désespoir n'avait rien d'humain; Pareil au foyer que l'huile exaspère, Son courroux croissait, rouge, et l'on aurait Dit d'une lionne à l'âpre forêt Communiquant sa terrible colère Quand Marco pleurait. Quand Marco dansait, sa jupe moirée Allait et venait comme une marée, Et, tel qu'un bambou flexible, son flanc Se tordait, faisant saillir son sein blanc Un éclair partait. Sa jambe de marbre, Emphatiquement cynique, haussait Ses mates splendeurs, et cela faisait Le bruit du vent de la nuit dans un arbre Quand Marco dansait. Quand Marco dormait, oh! quels parfums d'ambre Et de chair mêlés opprimaient la chambre! Sous les draps la ligne exquise du dos Ondulait, et dans l'ombre des rideaux L'haleine montait, rhythmique et légère; Un sommeil heureux et calme fermait Ses yeux, et ce doux mystère charmait Les vagues objets parmi l'étagère, Quand Marco dormait. Mais quand elle aimait, des flots de luxure Débordaient, ainsi que d'une blessure Sort un sang vermeil qui fume et qui bout, De ce corps cruel que son crime absout; Le torrent rompait les digues de l'âme, Noyait la pensée, et bouleversait Tout sur son passage, et rebondissait Souple et dévorant comme de la flamme, Et puis se glaçait. César Borgia Portrait en pied Sur fond d'ombre noyant un riche vestibule Où le buste d'Horace et celui de Tibulle Lointains et de profil rêvent en marbre blanc, La main gauche au poignard et la main droite au flanc Tandis qu'un rire doux redresse la moustache, Le duc CESAR en grand costume se détache. Les yeux noirs, les cheveux noirs et le velours noir Vont contrastant, parmi l'or somptueux d'un soir, Avec la pâleur mate et belle du visage Vu de trois quarts et très ombré, suivant l'usage Des Espagnols ainsi que des Vénitiens Dans les portraits de rois et de patriciens. Le nez palpite, fin et droit. La bouche, rouge, Est mince, et l'on dirait que la tenture bouge Au souffle véhément qui doit s'en exhaler. Et le regard errant avec laisser-aller Devant lui, comme il sied aux anciennes peintures, Fourmille de pensers énormes d'aventures. Et le front, large et pur, sillonné d'un grand pli, Sans doute de projets formidables rempli, Médite sous la toque où frissonne une plume S'élançant hors d'un noeud de rubis qui s'allume. La mort de Philippe II A Louis-Xavier de Ricard. Le coucher d'un soleil de septembre ensanglante La plaine morne et l'âpre arête des sierras Et de la brume au loin l'installation lente. Le Guadarrama pousse entre les sables ras Son flot hâtif qui va réfléchissant par places Quelques oliviers nains tordant leurs maigres bras. Le grand vol anguleux des éperviers rapaces Raye à l'ouest le ciel mat et rouge qui brunit, Et leur cri rauque grince à travers les espaces. Despotique, et dressant au-devant du zénith L'entassement brutal de ses tours octogones, L'Escurial étend son orgueil de granit. Les murs carrés, percés de vitraux monotones, Montent droits, blancs et nus, sans autres ornements Que quelques grils sculptés qu'alternent des couronnes. Avec des bruits pareils aux rudes hurlements D'un ours que des bergers navrent de coups de pioches Et dont l'écho redit les râles alarmants, Torrent de cris roulant ses ondes sur les roches Et puis s'évaporant en des murmures longs, Sinistrement dans l'air du soir tintent les cloches. Par les cours du palais, où l'ombre met ses plombs, Circule - tortueux serpent hiératique - Une procession de moines aux frocs blonds Qui marchent un par un, suivant l'ordre ascétique, Et qui, pieds nus, la corde aux reins, un cierge en main, Ululent d'une voix formidable un cantique. - Qui donc ici se meurt? Pour qui sur le chemin Cette paille épandue et ces croix long-voilées Selon le rituel catholique romain? - La chambre est haute, vaste et sombre. Niellées, Les portes d'acajou massif tournent sans bruit, Leurs serrures étant, comme leurs gonds, huilées. Une vague rougeur plus triste que la nuit Filtre à rais indécis par les plis des tentures A travers les vitraux où le couchant reluit, Et fait papilloter sur les architectures, A l'angle des objets, dans l'ombre du plafond, Ce halo singulier qu'on voit dans les peintures. Parmi le clair-obscur transparent et profond S'agitent effarés des hommes et des femmes A pas furtifs, ainsi que les hyènes font. Riches, les vêtements des seigneurs et des dames, Velours, panne, satin, soie, hermine et brocart, Chantent l'ode du luxe en chatoyantes gammes, Et, trouant par éclairs distancés avec art L'opaque demi-jour, les cuirasses de cuivre Des gardes alignés scintillent de trois quart. Un homme en robe noire, à visage de guivre, Se penche, en caressant de la main ses fémurs, Sur un lit, comme l'on se penche sur un livre. Des rideaux de drap d'or roides comme des murs Tombent d'un dais de bois d'ébène en droite ligne, Dardant à temps égaux l'oeil des diamants durs. Dans le lit, un vieillard d'une maigreur insigne Egrène un chapelet, qu'il baise par moment, Entre ses doigts crochus comme des brins de vigne. Ses lèvres font ce sourd et long marmottement, Dernier signe de vie et premier d'agonie, - Et son haleine pue épouvantablement. Dans sa barbe couleur d'amarante ternie, Parmi ses cheveux blancs où luisent des tons roux Sous son linge bordé de dentelle jaunie, Avides, empressés, fourmillants, et jaloux De pomper tout le sang malsain du mourant fauve, En bataillons serrés vont et viennent les poux. C'est le Roi, ce mourant qu'assiste un mire chauve, Le Roi Philippe Deux d'Espagne, - Saluez! - Et l'aigle autrichien s'effare dans l'alcôve, Et de grands écussons, aux murailles cloués, Brillent, et maints drapeaux où l'oiseau noir s'étale Pendent deçà delà , vaguement remués!... - La porte s'ouvre. Un flot de lumière brutale Jaillit soudain, déferle et bientôt s'établit Par l'ampleur de la chambre en nappe horizontale; Porteurs de torches, roux, et que l'extase emplit, Entrent dix capucins qui restent en prière Un d'entre eux se détache et marche droit au lit. Il est grand, jeune et maigre, et son pas est de pierre, Et les élancements farouches de la Foi Rayonnent à travers les cils de sa paupière; Son pied ferme et pesant et lourd, comme la Loi, Sonne sur les tapis, régulier, emphatique; Les yeux baissés en terre, il marche droit au Roi. Et tous sur son trajet dans un geste extatique S'agenouillent, frappant trois fois du poing leur sein; Car il porte avec lui le sacré Viatique. Du lit s'écarte avec respect le matassin, Le médecin du corps, en pareille occurrence, Devant céder la place, Ame, à ton médecin. La figure du Roi, qu'étire la souffrance, A l'approche du fray se rassérène un peu. Tant la religion est grosse d'espérance! Le moine cette fois ouvrant son oeil de feu Tout brillant de pardons mêlés à des reproches, S'arrête, messager des justices de Dieu. - Sinistrement dans l'air du soir tintent les cloches. Et la Confession commence. Sur le flanc Se retournant, le roi, d'un ton sourd, bas et grêle, Parle de feux, de juifs, de bûchers et de sang. - "Vous repentiriez-vous par hasard de ce zèle? Brûler des juifs, mais c'est une dilection! Vous fûtes, ce faisant, orthodoxe et fidèle." - Et, se pétrifiant dans l'exaltation, Le Révérend, les bras en croix, tête dressée, Semble l'esprit sculpté de l'Inquisition. Ayant repris haleine, et d'une voix cassée, Péniblement, et comme arrachant par lambeaux Un remords douloureux du fond de sa pensée, Le Roi, dont la lueur tragique des flambeaux Eclaire le visage osseux et le front blême, Prononce ces mots Flandre, Albe, morts, sacs, tombeaux. - "Les Flamands, révoltés contre l'Eglise même, Furent très justement punis, à votre los, Et je m'étonne, ô Roi, de ce doute suprême. Poursuivez." - Et le Roi parla de don Carlos. Et deux larmes coulaient tremblantes sur sa joue Palpitante et collée affreusement à l'os. - "Vous déplorez cet acte, et moi je vous en loue! L'Infant, certes, était coupable au dernier point, Ayant voulu tirer l'Espagne dans la boue De l'hérésie anglaise, et de plus n'ayant point Frémi de conspirer - ô ruses abhorrées! - Et contre un Père, et contre un MaÃtre, et contre un Oint!" - Le moine ensuite dit les formules sacrées Par quoi tous nos péchés nous sont remis, et puis, Prenant l'Hostie avec ses deux mains timorées, Sur la langue du Roi la déposa. Tous bruits Se sont tus, et la Cour, pliant dans la détresse, Pria, muette et pâle, et nul n'a su depuis Si sa prière fut sincère ou bien traÃtresse. - Qui dira les pensers obscurs que protégea Ce silence, brouillard complice qui se dresse? - Ayant communié, le Roi se replongea Dans l'ampleur des coussins, et la béatitude De l'Absolution reçue ouvrant déjà L'oeil de son âme au jour clair de la certitude, Epanouit ses traits en un sourire exquis Qui tenait de la fièvre et de la quiétude. Et tandis qu'alentour ducs, comtes et marquis, Pleins d'angoisses, fichaient leurs yeux sous la courtine, L'âme du Roi mourant montait aux cieux conquis. Puis le râle des morts hurla dans la poitrine De l'auguste malade avec des sursauts fous Tel l'ouragan passe à travers une ruine. Et puis, plus rien; et puis, sortant par mille trous, Ainsi que des serpents frileux de leur repaire, Sur le corps froid les vers se mêlèrent aux poux. - Philippe Deux était à la droite du Père. Epilogue I Le soleil, moins ardent, luit clair au ciel moins dense. Balancés par un vent automnal et berceur, Les rosiers du jardin s'inclinent en cadence. L'atmosphère ambiante a des baisers de soeur. La Nature a quitté pour cette fois son trône De splendeur, d'ironie et de sérénité Clémente, elle descend, par l'ampleur de l'air jaune, Vers l'homme, son sujet pervers et révolté. Du pan de son manteau que l'abÃme constelle, Elle daigne essuyer les moiteurs de nos fronts, Et son âme éternelle et sa forme immortelle Donnent calme et vigueur à nos coeurs mous et prompts. Le frais balancement des ramures chenues, L'horizon élargi plein de vagues chansons, Tout, jusqu'au vol joyeux des oiseaux et des nues, Tout aujourd'hui console et délivre. - Pensons. II Donc, c'en est fait. Ce livre est clos. Chères Idées Qui rayiez mon ciel gris de vos ailes de feu Dont le vent caressait mes tempes obsédées, Vous pouvez revoler devers l'Infini bleu! Et toi, Vers qui tintais, et toi, Rime sonore, Et vous, Rhythmes chanteurs, et vous, délicieux Ressouvenirs, et vous, Rêves, et vous encore, Images qu'évoquaient mes désirs anxieux, Il faut nous séparer. Jusqu'aux jours plus propices Où nous réunira l'Art, notre maÃtre, adieu, Adieu, doux compagnons, adieu, charmants complices! Vous pouvez revoler devers l'Infini bleu. Aussi bien, nous avons fourni notre carrière Et le jeune étalon de notre bon plaisir, Tout affolé qu'il est de sa course première, A besoin d'un peu d'ombre et de quelque loisir. - Car toujours nous t'avons fixée, ô Poésie, Notre astre unique et notre unique passion, T'ayant seule pour guide et compagne choisie, Mère, et nous méfiant de l'Inspiration. III Ah! l'Inspiration superbe et souveraine, L'Egérie aux regards lumineux et profonds, Le Genium commode et l'Erato soudaine, L'Ange des vieux tableaux avec des ors au fond, La Muse, dont la voix est puissante sans doute, Puisqu'elle fait d'un coup dans les premiers cerveaux, Comme ces pissenlits dont s'émaille la route, Pousser tout un jardin de poèmes nouveaux, La Colombe, le Saint-Esprit, le saint Délire, Les Troubles opportuns, les Transports complaisants, Gabriel et son luth, Apollon et sa lyre, Ah! l'Inspiration, on l'invoque à seize ans! Ce qu'il nous faut à nous, les Suprêmes Poètes Qui vénérons les Dieux et qui n'y croyons pas, A nous dont nul rayon n'auréola les têtes, Dont nulle Béatrix n'a dirigé les pas, A nous qui ciselons les mots comme des coupes Et qui faisons des vers émus très froidement, A nous qu'on ne voit point les soirs aller par groupes Harmonieux au bord des lacs et nous pâmant, Ce qu'il nous faut à nous, c'est, aux lueurs des lampes, La science conquise et le sommeil dompté, C'est le front dans les mains du vieux Faust des estampes, C'est l'Obstination et c'est la Volonté! C'est la Volonté sainte, absolue, éternelle, Cramponnée au projet comme un noble condor Aux flancs fumants de peur d'un buffle, et d'un coup d'aile Emportant son trophée à travers les cieux d'or! Ce qu'il nous faut à nous, c'est l'étude sans trêve, C'est l'effort inouï, le combat nonpareil, C'est la nuit, l'âpre nuit du travail, d'où se lève Lentement, lentement, l'Oeuvre, ainsi qu'un soleil! Libre à nos Inspirés, coeurs qu'une oeillade enflamme, D'abandonner leur être aux vents comme un bouleau; Pauvres gens! l'Art n'est pas d'éparpiller son âme Est-elle en marbre, ou non, la Vénus de Milo? Nous donc, sculptons avec le ciseau des Pensées Le bloc vierge du Beau, Paros immaculé, Et faisons-en surgir sous nos mains empressées Quelque pure statue au péplos étoilé, Afin qu'un jour, frappant de rayons gris et roses Le chef-d'oeuvre serein, comme un nouveau Memnon, L'Aube-Postérité, fille des Temps moroses, Fasse dans l'air futur retentir notre nom! Fêtes galantes Clair de lune Votre âme est un paysage choisi Que vont charmant masques et bergamasques Jouant du luth et dansant et quasi Tristes sous leurs déguisements fantasques. Tout en chantant sur le mode mineur L'amour vainqueur et la vie opportune, Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur Et leur chanson se mêle au clair de lune, Au calme clair de lune triste et beau, Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres Et sangloter d'extase les jets d'eau, Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres. Pantomime Pierrot qui n'a rien d'un Clitandre Vide un flacon sans plus attendre, Et, pratique, entame un pâté. Cassandre, au fond de l'avenue, Verse une larme méconnue Sur son neveu déshérité. Ce faquin d'Arlequin combine L'enlèvement de Colombine Et pirouette quatre fois. Colombine rêve, surprise De sentir un coeur dans la brise Et d'entendre en son coeur des voix. Sur l'herbe - L'abbé divague. - Et toi, marquis, Tu mets de travers ta perruque. - Ce vieux vin de Chypre est exquis Moins, Camargo, que votre nuque. - Ma flamme... - Do, mi, sol, la si. - L'abbé, ta noirceur se dévoile. - Que je meure, mesdames, si Je ne vous décroche une étoile! - Je voudrais être petit chien! - Embrassons nos bergères, l'une Après l'autre. - Messieurs! eh bien? - Do, mi, sol. - Hé! bonsoir, la Lune! L'Allée Fardée et peinte comme au temps des bergeries, Frêle parmi les noeuds énormes de rubans, Elle passe, sous les ramures assombries, Dans l'allée où verdit la mousse des vieux bancs, Avec mille façons et mille afféteries Qu'on garde d'ordinaire aux perruches chéries. Sa longue robe à queue est bleue, et l'éventail Qu'elle froisse en ses doigts fluets aux larges bagues S'égaie en des sujets érotiques, si vagues Qu'elle sourit, tout en rêvant, à maint détail. - Blonde, en somme. Le nez mignon avec la bouche Incarnadine, grasse et divine d'orgueil Inconscient. - D'ailleurs, plus fine que la mouche Qui ravive l'éclat un peu niais de l'oeil. A la promenade Le ciel si pâle et les arbres si grêles Semblent sourire à nos costumes clairs Qui vont flottant légers, avec des airs De nonchalance et des mouvements d'ailes. Et le vent doux ride l'humble bassin, Et lueur du soleil qu'atténue L'ombre des bas tilleuls de l'avenue. Nous parvient bleue et mourante à dessein. Trompeurs exquis et coquettes charmantes, Coeurs tendres, mais affranchis du serment, Nous devisons délicieusement, Et les amants lutinent les amantes, De qui la main imperceptible sait Parfois donner un soufflet, qu'on échange Contre un baiser sur l'extrême phalange Du petit doigt, et comme la chose est Immensément excessive et farouche, On est puni par un regard très sec, Lequel contraste, au demeurant, avec La moue assez clémente de la bouche. Dans la grotte Là ! je me tue à vos genoux! Car ma détresse est infinie, Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie Est une agnelle au prix de vous. Oui, céans, cruelle Clymène, Ce glaive qui, dans maints combats, Mit tant de Scipions et de Cyrus à bas, Va finir ma vie et ma peine! Ai-je même besoin de lui Pour descendre aux Champs-Elysées? Amour perça-t-il pas de flèches aiguisées Mon coeur, dès que votre oeil m'eut lui? Les Ingénus Les hauts talons luttaient avec les longues jupes, En sorte que, selon le terrain et le vent, Parfois luisaient des bas de jambe, trop souvent Interceptés! - et nous aimions ce jeu de dupes. Parfois aussi le dard d'un insecte jaloux Inquiétait le col des belles sous les branches, Et c'étaient des éclairs soudains de nuques blanches, Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous. Le soir tombait, un soir équivoque d'automne Les belles, se pendant rêveuses à nos bras, Dirent alors des mots si spécieux, tout bas, Que notre âme, depuis ce temps, tremble et s'étonne. Cortége Un singe en veste de brocart Trotte et gambade devant elle Qui froisse un mouchoir de dentelle Dans sa main gantée avec art, Tandis qu'un négrillon tout rouge Maintient à tour de bras les pans De sa lourde robe en suspens, Attentif à tout pli qui bouge; Le singe ne perd pas des yeux La gorge blanche de la dame, Opulent trésor que réclame Le torse nu de l'un des dieux; Le négrillon parfois soulève Plus haut qu'il ne faut, l'aigrefin, Son fardeau somptueux, afin De voir ce dont la nuit il rêve; Elle va par les escaliers, Et ne paraÃt pas davantage Sensible à l'insolent suffrage De ses animaux familiers. Les Coquillages Chaque coquillage incrusté Dans la grotte où nous nous aimâmes A sa particularité. L'un a la pourpre de nos âmes Dérobée au sang de nos coeurs Quand je brûle et que tu t'enflammes; Cet autre affecte tes langueurs Et tes pâleurs alors que, lasse, Tu m'en veux de mes yeux moqueurs; Celui-ci contrefait la grâce De ton oreille, et celui-là Ta nuque rose, courte et grasse; Mais un, entre autres, me troubla. En patinant Nous fûmes dupes, vous et moi, De manigances mutuelles, Madame, à cause de l'émoi Dont l'Eté férut nos cervelles. Le Printemps avait bien un peu Contribué, si ma mémoire Est bonne, à brouiller notre jeu, Mais que d'une façon moins noire! Car au printemps l'air est si frais Qu'en somme les roses naissantes Qu'Amour semble entr'ouvrir exprès Ont des senteurs presque innocentes; Et même les lilas ont beau Pousser leur haleine poivrée Dans l'ardeur du soleil nouveau Cet excitant au plus récrée, Tant le zéphir souffle, moqueur, Dispersant l'aphrodisiaque Effluve, en sorte que le coeur Chôme et que même l'esprit vaque, Et qu'émoustillés, les cinq sens Se mettent alors de la fête, Mais seuls, tout seuls, bien seuls et sans Que la crise monte à la tête. Ce fut le temps, sous de clairs ciels, Vous en souvenez-vous, Madame? Des baisers superficiels Et des sentiments à fleur d'âme. Exempts de folles passions, Pleins d'une bienveillance amène, Comme tous deux nous jouissions Sans enthousiasme - et sans peine! Heureux instants! - mais vint l'Eté Adieu, rafraÃchissantes brises! Un vent de lourde volupté Investit nos âmes surprises. Des fleurs aux calices vermeils Nous lancèrent leurs odeurs mûres, Et partout les mauvais conseils Tombèrent sur nous des ramures. Nous cédâmes à tout cela, Et ce fut un bien ridicule Vertigo qui nous affola Tant que dura la canicule. Rires oiseux, pleurs sans raisons, Mains indéfiniment pressées, Tristesses moites, pâmoisons, Et quel vague dans les pensées! L'Automne, heureusement, avec Son jour froid et ses bises rudes, Vint nous corriger, bref et sec, De nos mauvaises habitudes, Et nous induisit brusquement En l'élégance réclamée De tout irréprochable amant, Comme de toute digne aimée... Or c'est l'Hiver, Madame, et nos Parieurs tremblent pour leur bourse, Et déjà les autres traÃneaux Osent nous disputer la course. Les deux mains dans votre manchon, Tenez-vous bien sur la banquette Et filons! - et bientôt Fanchon Nous fleurira - quoi qu'on caquette! Fantoches Scaramouche et Pulcinella Qu'un mauvais dessein rassembla Gesticulent, noirs sur la lune. Cependant l'excellent docteur Bolonais cueille avec lenteur Des simples parmi l'herbe brune. Lors sa fille, piquant minois, Sous la charmille, en tapinois, Se glisse demi-nue, en quête De son beau pirate espagnol Dont un langoureux rossignol Clame la détresse à tue-tête. Cythère Un pavillon à claires-voies Abrite doucement nos joies Qu'éventent des rosiers amis; L'odeur des roses, faible, grâce Au vent léger d'été qui passe, Se mêle aux parfums qu'elle a mis; Comme ses yeux l'avaient promis Son courage est grand et sa lèvre Communique une exquise fièvre; Et, l'Amour comblant tout, hormis La faim, sorbets et confitures Nous préservent des courbatures. En bateau L'étoile du berger tremblote Dans l'eau plus noire, et le pilote Cherche un briquet dans sa culotte. C'est l'instant, Messieurs, ou jamais, D'être audacieux, et je mets Mes deux mains partout désormais! Le chevalier Atys, qui gratte Sa guitare, à Chloris l'ingrate Lance une oeillade scélérate. L'abbé confesse bas Eglé, Et ce vicomte déréglé Des champs donne à son coeur la clé. Cependant la lune se lève Et l'esquif en sa course brève File gaÃment sur l'eau qui rêve. Le Faune Un vieux faune de terre cuite Rit au centre des boulingrins, Présageant sans doute une suite Mauvaise à ces instants sereins Qui m'ont conduit et t'ont conduite, Mélancoliques pèlerins, Jusqu'à cette heure dont la fuite Tournoie au son des tambourins. Mandoline Les donneurs de sérénades Et les belles écouteuses Echangent des propos fades Sous les ramures chanteuses. C'est Tircis et c'est Aminte, Et c'est l'éternel Clitandre, Et c'est Damis qui pour mainte Cruelle fait maint vers tendre. Leurs courtes vestes de soie, Leurs longues robes à queues, Leur élégance, leur joie Et leurs molles ombres bleues Tourbillonnent dans l'extase D'une lune rose et grise, Et la mandoline jase Parmi les frissons de brise. A Clymène Mystiques barcarolles, Romances sans paroles, Chère, puisque tes yeux, Couleur des cieux, Puisque ta voix, étrange Vision qui dérange Et trouble l'horizon De ma raison, Puisque l'arome insigne De ta pâleur de cygne, Et puisque la candeur De ton odeur, Ah! puisque tout ton être, Musique qui pénètre, Nimbes d'anges défunts, Tons et parfums, A, sur d'almes cadences, En ses correspondances Induit mon coeur subtil, Ainsi soit-il! Lettre Eloigné de vos yeux, Madame, par des soins Impérieux j'en prends tous les dieux à témoins, Je languis et me meurs, comme c'est ma coutume En pareil cas, et vais, le coeur plein d'amertume, A travers des soucis où votre ombre me suit, Le jour dans mes pensers, dans mes rêves la nuit, Et la nuit et le jour adorable, Madame! Si bien qu'enfin, mon corps faisant place à mon âme, Je deviendrai fantôme à mon tour aussi, moi, Et qu'alors, et parmi le lamentable émoi Des enlacements vains et des désirs sans nombre, Mon ombre se fondra pour jamais en votre ombre. En attendant, je suis, très chère, ton valet. Tout se comporte-t-il là -bas comme il te plaÃt, Ta perruche, ton chat, ton chien? La compagnie Est-elle toujours belle, et cette Silvanie Dont j'eusse aimé l'oeil noir si le tien n'était bleu, Et qui parfois me fit des signes, palsambleu! Te sert-elle toujours de douce confidente? Or, Madame, un projet impatient me hante De conquérir le monde et tous ses trésors pour Mettre à vos pieds ce gage - indigne - d'un amour Egal à toutes les flammes les plus célèbres Qui des grands coeurs aient fait resplendir les ténèbres. Cléopâtre fut moins aimée, oui, sur ma foi! Par Marc-Antoine et par César que vous par moi, N'en doutez pas, Madame, et je saurai combattre Comme César pour un sourire, ô Cléopâtre, Et comme Antoine fuir au seul prix d'un baiser. Sur ce, très chère, adieu. Car voilà trop causer, Et le temps que l'on perd à lire une missive N'aura jamais valu la peine qu'on l'écrive. Les Indolents - "Bah! malgré les destins jaloux, Mourons ensemble, voulez-vous? - La proposition est rare. - Le rare est le bon. Donc mourons Comme dans les Décamérons. - Hi! hi! hi! quel amant bizarre! - Bizarre, je ne sais. Amant Irréprochable, assurément. Si vous voulez, mourons ensemble? - Monsieur, vous raillez mieux encor Que vous n'aimez, et parlez d'or; Mais taisons-nous, si bon vous semble?" Si bien que ce soir-là Tircis Et Dorimène, à deux assis Non loin de deux silvains hilares, Eurent l'inexpiable tort D'ajourner une exquise mort. Hi! hi! hi! les amants bizarres. Colombine Léandre le sot, Pierrot qui d'un saut De puce Franchit le buisson, Cassandre sous son Capuce, Arlequin aussi, Cet aigrefin si Fantasque Aux costumes fous, Ses yeux luisant sous Son masque, - Do, mi, sol, mi, fa, - Tout ce monde va, Rit, chante Et danse devant Une belle enfant Méchante Dont les yeux pervers Comme les yeux verts Des chattes Gardent ses appas Et disent "A bas Les pattes!" - Eux ils vont toujours! - Fatidique cours Des astres, Oh! dis-moi vers quels Mornes ou cruels Désastres L'implacable enfant, Preste et relevant Ses jupes, La rose au chapeau, Conduit son troupeau De dupes? L'Amour par terre Le vent de l'autre nuit a jeté bas l'Amour Qui, dans le coin le plus mystérieux du parc, Souriait en bandant malignement son arc, Et dont l'aspect nous fit tant songer tout un jour! Le vent de l'autre nuit l'a jeté bas! Le marbre Au souffle du matin tournoie, épars. C'est triste De voir le piédestal, où le nom de l'artiste Se lit péniblement parmi l'ombre d'un arbre, Oh! c'est triste de voir debout le piédestal Tout seul! Et des pensers mélancoliques vont Et viennent dans mon rêve où le chagrin profond Evoque un avenir solitaire et fatal. Oh! c'est triste! - Et toi-même, est-ce pas? es touchée D'un si dolent tableau, bien que ton oeil frivole S'amuse au papillon de pourpre et d'or qui vole Au-dessus des débris dont l'allée est jonchée. En sourdine Calmes dans le demi-jour Que les branches hautes font, Pénétrons bien notre amour De ce silence profond. Fondons nos âmes, nos coeurs Et nos sens extasiés, Parmi les vagues langueurs Des pins et des arbousiers. Ferme tes yeux à demi, Croise tes bras sur ton sein, Et de ton coeur endormi Chasse à jamais tout dessein. Laissons-nous persuader Au souffle berceur et doux, Qui vient à tes pieds rider Les ondes de gazon roux. Et quand, solennel, le soir Des chênes noirs tombera, Voix de notre désespoir, Le rossignol chantera Colloque sentimental Dans le vieux parc solitaire et glacé, Deux formes ont tout à l'heure passé. Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles, Et l'on entend à peine leurs paroles. Dans le vieux parc solitaire et glacé, Deux spectres ont évoqué le passé. - Te souvient-il de notre extase ancienne? - Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne? - Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom? Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non. - Ah! les beaux jours de bonheur indicible Où nous joignions nos bouches! - C'est possible. - Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir! - L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir. Tels ils marchaient dans les avoines folles, Et la nuit seule entendit leurs paroles. La Bonne Chanson I Le soleil du matin doucement chauffe et dore Les seigles et les blés tout humides encore, Et l'azur a gardé sa fraÃcheur de la nuit. L'on sort sans autre but que de sortir; on suit, Le long de la rivière aux vagues herbes jaunes, Un chemin de gazon que bordent de vieux aunes. L'air est vif. Par moment un oiseau vole avec Quelque fruit de la haie ou quelque paille au bec, Et son reflet dans l'eau survit à son passage. C'est tout. Mais le songeur aime ce paysage Dont la claire douceur a soudain caressé Son rêve de bonheur adorable, et bercé Le souvenir charmant de cette jeune fille, Blanche apparition qui chante et qui scintille, Dont rêve le poète et que l'homme chérit, Evoquant en ses voeux dont peut-être on sourit La Compagne qu'enfin il a trouvée, et l'âme Que son âme depuis toujours pleure et réclame. II Toute grâce et toutes nuances Dans l'éclat doux de ses seize ans, Elle a la candeur des enfances Et les manéges innocents. Ses yeux, qui sont les yeux d'un ange, Savent pourtant, sans y penser, Eveiller le désir étrange D'un immatériel baiser. Et sa main, à ce point petite Qu'un oiseau-mouche n'y tiendrait, Captive, sans espoir de fuite, Le coeur pris par elle en secret. L'intelligence vient chez elle En aide à l'âme noble; elle est Pure autant que spirituelle Ce qu'elle a dit, il le fallait! Et si la sottise l'amuse Et la fait rire sans pitié, Elle serait, étant la muse, Clémente jusqu'à l'amitié, Jusqu'à l'amour - qui sait? peut-être, A l'égard d'un poète épris Qui mendierait sous sa fenêtre, L'audacieux! un digne prix De sa chanson bonne ou mauvaise! Mais témoignant sincèrement, Sans fausse note et sans fadaise, Du doux mal qu'on souffre en aimant. III En robe grise et verte avec des ruches, Un jour de juin que j'étais soucieux, Elle apparut souriante à mes yeux Qui l'admiraient sans redouter d'embûches; Elle alla, vint, revint, s'assit, parla, Légère et grave, ironique, attendrie Et je sentais en mon âme assombrie Comme un joyeux reflet de tout cela; Sa voix, étant de la musique fine, Accompagnait délicieusement L'esprit sans fiel de son babil charmant Où la gaÃté d'un coeur bon se devine. Aussi soudain fus-je, après le semblant D'une révolte aussitôt étouffée, Au plein pouvoir de la petite Fée Que depuis lors je supplie en tremblant. IV Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore, Puisque, après m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore, Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien, C'en est fait à présent des funestes pensées, C'en est fait des mauvais rêves, ah! c'en est fait Surtout de l'ironie et des lèvres pincées Et des mots où l'esprit sans l'âme triomphait. Arrière aussi les poings crispés et la colère A propos des méchants et des sots rencontrés; Arrière la rancune abominable! arrière L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés! Car je veux, maintenant qu'un Etre de lumière A dans ma nuit profonde émis cette clarté D'une amour à la fois immortelle et première, De par la grâce, le sourire et la bonté, Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces, Par toi conduit, ô main où tremblera ma main, Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin; Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie, Vers le but où le sort dirigera mes pas, Sans violence, sans remords et sans envie Ce sera le devoir heureux aux gais combats. Et comme, pour bercer les lenteurs de la route, Je chanterai des airs ingénus, je me dis Qu'elle m'écoutera sans déplaisir sans doute; Et vraiment je ne veux pas d'autre Paradis. V Avant que tu ne t'en ailles, Pâle étoile du matin, - Mille cailles Chantent, chantent dans le thym. - Tourne devers le poète, Dont les yeux sont pleins d'amour; - L'alouette Monte au ciel avec le jour. - Tourne ton regard que noie L'aurore dans son azur; - Quelle joie Parmi les champs de blé mûr! - Puis fais luire ma pensée Là -bas, - bien loin, oh, bien loin! - La rosée GaÃment brille sur le foin. - Dans le doux rêve où s'agite Ma mie endormie encor... - Vite, vite, Car voici le soleil d'or - VI La lune blanche Luit dans les bois; De chaque branche Part une voix Sous la ramée... O bien-aimée. L'étang reflète, Profond miroir, La silhouette Du saule noir Où le vent pleure... Rêvons, c'est l'heure, Un vaste et tendre Apaisement Semble descendre Du firmament Que l'astre irise... C'est l'heure exquise. VII Le paysage dans le cadre des portières Court furieusement, et des plaines entières Avec de l'eau, des blés, des arbres et du ciel Vont s'engouffrant parmi le tourbillon cruel Où tombent les poteaux minces du télégraphe Dont les fils ont l'allure étrange d'un paraphe. Une odeur de charbon qui brûle et d'eau qui bout, Tout le bruit que feraient mille chaÃnes au bout Desquelles hurleraient mille géants qu'on fouette; Et tout à coup des cris prolongés de chouette. - - Que me fait tout cela, puisque j'ai dans les yeux La blanche vision qui fait mon coeur joyeux, Puisque la douce voix pour moi murmure encore, Puisque le Nom si beau, si noble et si sonore Se mêle, pur pivot de tout ce tournoiement, Au rhythme du wagon brutal, suavement. VIII Une Sainte en son auréole, Une Châtelaine en sa tour, Tout ce que contient la parole Humaine de grâce et d'amour; La note d'or que fait entendre Un cor dans le lointain des bois, Mariée à la fierté tendre Des nobles Dames d'autrefois; Avec cela le charme insigne D'un frais sourire triomphant Eclos dans des candeurs de cygne Et des rougeurs de femme-enfant; Des aspects nacrés, blancs et roses, Un doux accord patricien. Je vois, j'entends toutes ces choses Dans son nom Carlovingien. IX Son bras droit, dans un geste aimable de douceur, Repose autour du cou de la petite soeur, Et son bras gauche suit le rhythme de la jupe. A coup sûr une idée agréable l'occupe, Car ses yeux si francs, car sa bouche qui sourit, Témoignent d'une joie intime avec esprit. Oh! sa pensée exquise et fine, quelle est-elle? Toute mignonne, tout aimable et toute belle, Pour ce portrait, son goût infaillible a choisi La pose la plus simple et la meilleure aussi Debout, le regard droit, en cheveux; et sa robe Est longue juste assez pour qu'elle ne dérobe Qu'à moitié sous ses plis jaloux le bout charmant D'un pied malicieux imperceptiblement. X Quinze longs jours encore et plus de six semaines Déjà ! Certes, parmi les angoisses humaines La plus dolente angoisse est celle d'être loin. On s'écrit, on se dit comme on s'aime; on a soin D'évoquer chaque jour la voix, les yeux, le geste De l'être en qui l'on mit son bonheur, et l'on reste Des heures à causer tout seul avec l'absent. Mais tout ce que l'on pense et tout ce que l'on sent Et tout ce dont on parle avec l'absent, persiste A demeurer blafard et fidèlement triste. Oh! l'absence! le moins clément de tous les maux! Se consoler avec des phrases et des mots, Puiser dans l'infini morose des pensées De quoi vous rafraÃchir, espérances lassées, Et n'en rien remonter que de fade et d'amer! Puis voici, pénétrant et froid comme le fer, Plus rapide que les oiseaux et que les balles Et que le vent du sud en mer et ses rafales Et portant sur sa pointe aiguà un fin poison, Voici venir, pareil aux flèches, le soupçon Décoché par le Doute impur et lamentable. Est-ce bien vrai? tandis qu'accoudé sur ma table Je lis sa lettre avec des larmes dans les yeux, Sa lettre, où s'étale un aveu délicieux, N'est-elle pas alors distraite en d'autres choses? Qui sait? Pendant qu'ici pour moi lents et moroses Coulent les jours, ainsi qu'un fleuve au bord flétri, Peut-être que sa lèvre innocente a souri? Peut-être qu'elle est très joyeuse et qu'elle oublie? Et je relis sa lettre avec mélancolie. XI La dure épreuve va finir Mon coeur, souris à l'avenir. Ils sont passés les jours d'alarmes Où j'étais triste jusqu'aux larmes. Ne suppute plus les instants, Mon âme, encore un peu de temps. J'ai tu les paroles amères Et banni les sombres chimères. Mes yeux exilés de la voir De par un douloureux devoir, Mon oreille avide d'entendre Les notes d'or de sa voix tendre, Tout mon être et tout mon amour Acclament le bienheureux jour Où, seul rêve et seule pensée, Me reviendra la fiancée! XII Va, chanson, à tire-d'aile Au-devant d'elle, et dis-lui Bien que dans mon coeur fidèle Un rayon joyeux a lui, Dissipant, lumière sainte, Ces ténèbres de l'amour Méfiance, doute, crainte, Et que voici le grand jour! Longtemps craintive et muette, Entendez-vous? la gaÃté Comme une vive alouette Dans le ciel clair a chanté. Va donc, chanson ingénue, Et que, sans nul regret vain, Elle soit la bien venue Celle qui revient enfin. XIII Hier, on parlait de choses et d'autres Et mes yeux allaient recherchant les vôtres; Et votre regard recherchait le mien Tandis que courait toujours l'entretien. Sous le sens banal des phrases pesées Mon amour errait après vos pensées; Et quand vous parliez, à dessein distrait Je prêtais l'oreille à votre secret Car la voix, ainsi que les yeux de Celle Qui vous fait joyeux et triste, décèle Malgré tout effort morose ou rieur Et met au plein jour l'être intérieur. Or, hier je suis parti plein d'ivresse Est-ce un espoir vain que mon coeur caresse, Un vain espoir, faux et doux compagnon? Oh! non! n'est-ce pas? n'est-ce pas que non? XIV Le foyer, la lueur étroite de la lampe; La rêverie avec le doigt contre la tempe Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés; L'heure du thé fumant et des livres fermés; La douceur de sentir la fin de la soirée; La fatigue charmante et l'attente adorée De l'ombre nuptiale et de la douce nuit, Oh! tout cela, mon rêve attendri le poursuit Sans relâche, à travers toutes remises vaines, Impatient des mois, furieux des semaines! XV J'ai presque peur, en vérité, Tant je sens ma vie enlacée A la radieuse pensée Qui m'a pris l'âme l'autre été, Tant votre image, à jamais chère, Habite en ce coeur tout à vous, Mon coeur uniquement jaloux De vous aimer et de vous plaire; Et je tremble, pardonnez-moi D'aussi franchement vous le dire, A penser qu'un mot, un sourire De vous est désormais ma loi, Et qu'il vous suffirait d'un geste, D'une parole ou d'un clin d'oeil, Pour mettre tout mon être en deuil De son illusion céleste. Mais plutôt je ne veux vous voir, L'avenir dût-il m'être sombre Et fécond en peines sans nombre, Qu'à travers un immense espoir, Plongé dans ce bonheur suprême De me dire encore et toujours, En dépit des mornes retours, Que je vous aime, que je t'aime! XVI Le bruit des cabarets, la fange des trottoirs, Les platanes déchus s'effeuillant dans l'air noir, L'omnibus, ouragan de ferraille et de boues, Qui grince, mal assis entre ses quatre roues, Et roule ses yeux verts et rouges lentement, Les ouvriers allant au club, tout en fumant Leur brûle-gueule au nez des agents de police, Toits qui dégouttent, murs suintants, pavé qui glisse, Bitume défoncé, ruisseaux comblant l'égout, Voilà ma route - avec le paradis au bout. XVII N'est-ce pas? en dépit des sots et des méchants Qui ne manqueront pas d'envier notre joie, Nous serons fiers parfois et toujours indulgents. N'est-ce pas? nous irons, gais et lents, dans la voie Modeste que nous montre en souriant l'Espoir, Peu soucieux qu'on nous ignore ou qu'on nous voie. Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir, Nos deux coeurs, exhalant leur tendresse paisible, Seront deux rossignols qui chantent dans le soir. Quant au Monde, qu'il soit envers nous irascible Ou doux, que nous feront ses gestes? Il peut bien, S'il veut, nous caresser ou nous prendre pour cible. Unis par le plus fort et le plus cher lien, Et d'ailleurs, possédant l'armure adamantine, Nous sourirons à tous et n'aurons peur de rien. Sans nous préoccuper de ce que nous destine Le Sort, nous marcherons pourtant du même pas, Et la main dans la main, avec l'âme enfantine De ceux qui s'aiment sans mélange, n'est-ce pas? XVIII Nous sommes en des temps infâmes Où le mariage des âmes Doit sceller l'union des coeurs; A cette heure d'affreux orages Ce n'est pas trop de deux courages Pour vivre sous de tels vainqueurs. En face de ce que l'on ose Il nous siérait, sur toute chose, De nous dresser, couple ravi Dans l'extase austère du juste Et proclamant d'un geste auguste Notre amour fier, comme un défi! Mais quel besoin de te le dire? Toi la bonté, toi le sourire, N'es-tu pas le conseil aussi, Le bon conseil loyal et brave, Enfant rieuse au penser grave, A qui tout mon coeur dit merci! XIX Donc, ce sera par un clair jour d'été Le grand soleil, complice de ma joie, Fera, parmi le satin et la soie, Plus belle encor votre chère beauté; Le ciel tout bleu, comme une haute tente, Frissonnera somptueux à longs plis Sur nos deux fronts heureux qu'auront pâlis L'émotion du bonheur et l'attente; Et quand le soir viendra, l'air sera doux Qui se jouera, caressant, dans vos voiles, Et les regards paisibles des étoiles Bienveillamment souriront aux époux. XX J'allais par des chemins perfides, Douloureusement incertain. Vos chères mains furent mes guides. Si pâle à l'horizon lointain Luisait un faible espoir d'aurore; Votre regard fut le matin. Nul bruit, sinon son pas sonore, N'encourageait le voyageur. Votre voix me dit "Marche encore!" Mon coeur craintif, mon sombre coeur Pleurait, seul, sur la triste voie; L'amour, délicieux vainqueur, Nous a réunis dans la joie. XXI L'hiver a cessé la lumière est tiède Et danse, du sol au firmament clair. Il faut que le coeur le plus triste cède A l'immense joie éparse dans l'air. Même ce Paris maussade et malade Semble faire accueil aux jeunes soleils Et comme pour une immense accolade Tend les mille bras de ses toits vermeils. J'ai depuis un an le printemps dans l'âme Et le vert retour du doux floréal, Ainsi qu'une flamme entoure une flamme, Met de l'idéal sur mon idéal. Le ciel bleu prolonge, exhausse et couronne L'immuable azur où rit mon amour. La saison est belle et ma part est bonne Et tous mes espoirs ont enfin leur tour. Que vienne l'été! que viennent encore L'automne et l'hiver! Et chaque saison Me sera charmante, ô Toi que décore Cette fantaisie et cette raison! Romances sans paroles Ariettes oubliées I Le vent dans la plaine Suspend son haleine. Favart. C'est l'extase langoureuse, C'est la fatigue amoureuse, C'est tous les frissons des bois Parmi l'étreinte des brises, C'est, vers les ramures grises, Le choeur des petites voix. O le frêle et frais murmure! Cela gazouille et susurre, Cela ressemble au cri doux Que l'herbe agitée expire... Tu dirais, sous l'eau qui vire, Le roulis sourd des cailloux. Cette âme qui se lamente En cette plainte dormante, C'est la nôtre, n'est-ce pas? La mienne, dis, et la tienne, Dont s'exhale l'humble antienne Par ce tiède soir, tout bas? II Je devine, à travers un murmure, Le contour subtil des voix anciennes Et dans les lueurs musiciennes, Amour pâle, une aurore future! Et mon âme et mon coeur en délires Ne sont plus qu'une espèce d'oeil double Où tremblote à travers un jour trouble L'ariette, hélas! de toutes lyres! O mourir de cette mort seulette Que s'en vont, cher amour qui t'épeures, Balançant jeunes et vieilles heures! O mourir de cette escarpolette! III Il pleut doucement sur la ville. Arthur Rimbaud. Il pleure dans mon coeur Comme il pleut sur la ville, Quelle est cette langueur Qui pénètre mon coeur? O bruit doux de la pluie Par terre et sur les toits! Pour un coeur qui s'ennuie O le chant de la pluie! Il pleure sans raison Dans ce coeur qui s'écoeure. Quoi! nulle trahison? Ce deuil est sans raison. C'est bien la pire peine De ne savoir pourquoi, Sans amour et sans haine, Mon coeur a tant de peine! IV Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses. De cette façon nous serons bien heureuses, Et si notre vie a des instants moroses, Du moins nous serons, n'est-ce pas? deux pleureuses. O que nous mêlions, âmes soeurs que nous sommes, A nos voeux confus la douceur puérile De cheminer loin des femmes et des hommes, Dans le frais oubli de ce qui nous exile! Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles Eprises de rien et de tout étonnées, Qui s'en vont pâlir sous les chastes charmilles Sans même savoir qu'elles sont pardonnées. V Son joyeux, importun d'un clavecin sonore. Pétrus Borel. Le piano que baise une main frêle Luit dans le soir rose et gris vaguement, Tandis qu'avec un très léger bruit d'aile Un air bien vieux, bien faible et bien charmant Rôde discret, épeuré quasiment, Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle. Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain Qui lentement dorlote mon pauvre être? Que voudrais-tu de moi, doux chant badin? Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre Ouverte un peu sur le petit jardin? VI C'est le chien de Jean de Nivelle Qui mord sous l'oeil même du guet Le chat de la mère Michel; François-les-bas-bleus s'en égaie. La lune à l'écrivain public Dispense sa lumière obscure Où Médor avec Angélique Verdissent sur le pauvre mur. Et voici venir La Ramée Sacrant en bon soldat du Roi. Sous son habit blanc mal famé, Son coeur ne se tient pas de joie, Car la boulangère... - Elle? - Oui dam! Bernant Lustucru, son vieil homme, A tantôt couronné sa flamme... Enfants, Dominus vobis-cum! Place! en sa longue robe bleue Toute en satin qui fait frou-frou, C'est une impure, palsembleu! Dans sa chaise qu'il faut qu'on loue, Fût-on philosophe ou grigou, Car tant d'or s'y relève en bosse, Que ce luxe insolent bafoue Tout le papier de monsieur Loss! Arrière, robin crotté! place, Petit courtaud, petit abbé, Petit poète jamais las De la rime non attrapée! Voici que la nuit vraie arrive... Cependant jamais fatigué D'être inattentif et naïf François-les-bas-bleus s'en égaie. VII O triste, triste était mon âme A cause, à cause d'une femme. Je ne me suis pas consolé, Bien que mon coeur s'en soit allé, Bien que mon coeur, bien que mon âme Eussent fui loin de cette femme. Je ne me suis pas consolé, Bien que mon coeur s'en soit allé. Et mon coeur, mon coeur trop sensible Dit à mon âme Est-il possible, Est-il possible, - le fût-il, - Ce fier exil, ce triste exil? Mon âme dit à mon coeur Sais-je Moi-même, que nous veut ce piège D'être présents bien qu'exilés, Encore que loin en allés? VIII Dans l'interminable Ennui de la plaine La neige incertaine Luit comme du sable. Le ciel est de cuivre Sans lueur aucune. On croirait voir vivre Et mourir la lune. Comme des nuées Flottent gris les chênes Des forêts prochaines Parmi les buées. Le ciel est de cuivre Sans lueur aucune. On croirait voir vivre Et mourir la lune. Corneille poussive Et vous, les loups maigres, Par ces bises aigres Quoi donc vous arrive? Dans l'interminable Ennui de la plaine La neige incertaine Luit comme du sable. IX Le rossignol, qui du haut d'une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d'un chêne et toutefois il a peur de se noyer. Cyrano de Bergerac. L'ombre des arbres dans la rivière embrumée Meurt comme de la fumée, Tandis qu'en l'air, parmi les ramures réelles, Se plaignent les tourterelles. Combien, ô voyageur, ce paysage blême Te mira blême toi-même, Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées Tes espérances noyées! Mai, Juin 1872 Paysages Belges "Conquestes du Roy." Vieilles estampes. WALCOURT Briques et tuiles, O les charmants Petits asiles Pour les amants! Houblons et vignes, Feuilles et fleurs, Tentes insignes Des francs buveurs! Guinguettes claires, Bières, clameurs, Servantes chères A tous fumeurs! Gares prochaines, Gais chemins grands... Quelles aubaines, Bons juifs errants! CHARLEROI Dans l'herbe noire Les Kobolds vont. Le vent profond Pleure, on veut croire. Quoi donc se sent? L'avoine siffle. Un buisson gifle L'oeil au passant. Plutôt des bouges Que des maisons. Quels horizons De forges rouges! On sent donc quoi? Des gares tonnent, Les yeux s'étonnent, Où Charleroi? Parfums sinistres! Qu'est-ce que c'est? Quoi bruissait Comme des sistres? Sites brutaux! Oh! votre haleine, Sueur humaine, Cris des métaux! Dans l'herbe noire Les Kobolds vont. Le vent profond Pleure, on veut croire. BRUXELLES Simples fresques I La fuite est verdâtre et rose Des collines et des rampes, Dans un demi-jour de lampes Qui vient brouiller toute chose. L'or, sur les humbles abÃmes, Tout doucement s'ensanglante, Des petits arbres sans cimes, Où quelque oiseau faible chante. Triste à peine tant s'effacent Ces apparences d'automne, Toutes mes langueurs rêvassent, Que berce l'air monotone. II L'allée est sans fin Sous le ciel, divin D'être pâle ainsi! Sais-tu qu'on serait Bien sous le secret De ces arbres-ci? Des messieurs bien mis, Sans nul doute amis Des Royer-Collards, Vont vers le château. J'estimerais beau D'être ces vieillards. Le château, tout blanc Avec, à son flanc, Le soleil couché. Les champs à l'entour... Oh! que notre amour N'est-il là niché! Estaminet du Jeune Renard, août 1872. BRUXELLES Chevaux de bois Par Saint-Gille, Viens-nous-en, Mon agile V. Hugo. Tournez, tournez, bons chevaux de bois, Tournez cent tours, tournez mille tours, Tournez souvent et tournez toujours, Tournez, tournez au son des hautbois. Le gros soldat, la plus grosse bonne Sont sur vos dos comme dans leur chambre; Car, en ce jour, au bois de la Cambre, Les maÃtres sont tous deux en personne. Tournez, tournez, chevaux de leur coeur, Tandis qu'autour de tous vos tournois. Clignote l'oeil du filou sournois, Tournez au son du piston vainqueur. C'est ravissant comme ça vous soûle, D'aller ainsi dans ce cirque bête! Bien dans le ventre et mal dans la tête, Du mal en masse et du bien en foule. Tournez, tournez, sans qu'il soit besoin D'user jamais de nuls éperons Pour commander à vos galops ronds, Tournez, tournez, sans espoir de foin. Et dépêchez, chevaux de leur âme, Déjà , voici que la nuit qui tombe Va réunir pigeon et colombe, Loin de la foire et loin de madame. Tournez, tournez! le ciel en velours D'astres en or se vêt lentement. Voici partir l'amante et l'amant. Tournez au son joyeux des tambours. Champ de foire de Saint-Gilles, août 1872. MALINES Vers les prés le vent cherche noise Aux girouettes, détail fin Du château de quelque échevin, Rouge de brique et bleu d'ardoise, Vers les prés clairs, les prés sans fin... Comme les arbres des féeries Des frênes, vagues frondaisons, Echelonnent mille horizons A ce Sahara de prairies, Trèfle, luzerne et blancs gazons. Les wagons filent en silence Parmi ces sites apaisés. Dormez, les vaches! Reposez, Doux taureaux de la plaine immense, Sous vos cieux à peine irisés! Le train glisse sans un murmure, Chaque wagon est un salon Où l'on cause bas et d'où l'on Aime à loisir cette nature Faite à souhait pour Fénelon. Août 1872. Birds in the night Vous n'avez pas eu toute patience, Cela se comprend par malheur, de reste. Vous êtes si jeune! et l'insouciance, C'est le lot amer de l'âge céleste! Vous n'avez pas eu toute la douceur, Cela par malheur d'ailleurs se comprend; Vous êtes si jeune, ô ma froide soeur, Que votre coeur doit être indifférent! Aussi me voici plein de pardons chastes, Non, certes! joyeux, mais très calme, en somme, Bien que je déplore, en ces mois néfastes, D'être, grâce à vous, le moins heureux homme. * ** Et vous voyez bien que j'avais raison, Quand je vous disais, dans mes moments noirs, Que vos yeux, foyer de mes vieux espoirs, Ne couvaient plus rien que la trahison. Vous juriez alors que c'était mensonge Et votre regard qui mentait lui-même Flambait comme un feu mourant qu'on prolonge, Et de votre voix vous disiez "je t'aime!" Hélas! on se prend toujours au désir Qu'on a d'être heureux malgré la saison... Mais ce fut un jour plein d'amer plaisir, Quand je m'aperçus que j'avais raison! * ** Aussi bien pourquoi me mettrais-je à geindre? Vous ne m'aimiez pas, l'affaire est conclue, Et, ne voulant pas qu'on ose me plaindre, Je souffrirai d'une âme résolue. Oui, je souffrirai car je vous aimais! Mais je souffrirai comme un bon soldat Blessé, qui s'en va dormir à jamais, Plein d'amour pour quelque pays ingrat. Vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie, Encor que de vous vienne ma souffrance, N'êtes-vous donc pas toujours ma Patrie, Aussi jeune, aussi folle que la France? * ** Or, je ne veux pas, - le puis-je d'abord? Plonger dans ceci mes regards mouillés. Pourtant mon amour que vous croyez mort A peut-être enfin les yeux dessillés. Mon amour qui n'est que ressouvenance, Quoique sous vos coups il saigne et qu'il pleure Encore et qu'il doive, à ce que je pense, Souffrir longtemps jusqu'à ce qu'il en meure, Peut-être a raison de croire entrevoir En vous un remords qui n'est pas banal, Et d'entendre dire, en son désespoir, A votre mémoire ah! fi! que c'est mal! * ** Je vous vois encor. J'entr'ouvris la porte. Vous étiez au lit comme fatiguée. Mais, ô corps léger que l'amour emporte, Vous bondÃtes nue, éplorée et gaie. O quels baisers, quels enlacements fous! J'en riais moi-même à travers mes pleurs. Certes, ces instants seront entre tous, Mes plus tristes, mais aussi mes meilleurs. Je ne veux revoir de votre sourire Et de vos bons yeux en cette occurrence Et de vous, enfin, qu'il faudrait maudire, Et du piège exquis, rien que l'apparence. * ** Je vous vois encor! En robe d'été Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux. Mais vous n'aviez plus l'humide gaÃté Du plus délirant de tous nos tantôts. La petite épouse et la fille aÃnée Etait reparue avec la toilette Et c'était déjà notre destinée Qui me regardait sous votre voilette. Soyez pardonnée! Et c'est pour cela Que je garde, hélas! avec quelque orgueil, En mon souvenir qui vous cajola, L'éclair de côté que coulait votre oeil. * ** Par instants je suis le pauvre navire Qui court démâté parmi la tempête, Et ne voyant pas Notre-Dame luire Pour l'engouffrement en priant s'apprête. Par instants je meurs la mort du pécheur Qui se sait damné s'il n'est confessé, Et, perdant l'espoir de nul confesseur, Se tord dans l'Enfer qu'il a devancé. O mais! par instants, j'ai l'extase rouge Du premier chrétien, sous la dent rapace, Qui rit à Jésus témoin, sans que bouge Un poil de sa chair, un nerf de sa face! Bruxelles-Londres. - Septembre-Octobre 1872. Aquarelles GREEN Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches, Et puis voici mon coeur, qui ne bat que pour vous. Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches Et qu'à vos yeux si beaux l'humble présent soit doux. J'arrive tout couvert encore de rosée Que le vent du matin vient glacer à mon front. Souffrez que ma fatigue, à vos pieds reposée, Rêve des chers instants qui la délasseront. Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête Toute sonore encor de vos derniers baisers; Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête, Et que je dorme un peu puisque vous reposez. SPLEEN Les roses étaient toutes rouges, Et les lierres étaient tout noirs. Chère, pour peu que tu te bouges, Renaissent tous mes désespoirs. Le ciel était trop bleu, trop tendre, La mer trop verte et l'air trop doux. Je crains toujours, - ce qu'est d'attendre! Quelque fuite atroce de vous. Du houx à la feuille vernie Et du luisant buis je suis las, Et de la campagne infinie Et de tout, fors de vous, hélas! STREETS I Dansons la gigue! J'aimais surtout ses jolis yeux, Plus clairs que l'étoile des cieux, J'aimais ses yeux malicieux. Dansons la gigue! Elle avait des façons vraiment De désoler un pauvre amant, Que c'en était vraiment charmant! Dansons la gigue! Mais je trouve encore meilleur Le baiser de sa bouche en fleur, Depuis qu'elle est morte à mon coeur. Dansons la gigue! Je me souviens, je me souviens Des heures et des entretiens, Et c'est le meilleur de mes biens. Dansons la gigue! II O la rivière dans la rue! Fantastiquement apparue Derrière un mur haut de cinq pieds, Elle roule sans un murmure Son onde opaque et pourtant pure, Par les faubourgs pacifiés. La chaussée est très large, en sorte Que l'eau jaune comme une morte Dévale ample et sans nuls espoirs De rien refléter que la brume, Même alors que l'aurore allume Les cottages jaunes et noirs. CHILD WIFE Vous n'avez rien compris à ma simplicité, Rien, ô ma pauvre enfant! Et c'est avec un front éventé, dépité, Que vous fuyez devant. Vos yeux qui ne devaient refléter que douceur, Pauvre cher bleu miroir, Ont pris un ton de fiel, ô lamentable soeur, Qui nous fait mal à voir. Et vous gesticulez avec vos petits bras Comme un héros méchant, En poussant d'aigres cris poitrinaires, hélas! Vous qui n'étiez que chant! Car vous avez eu peur de l'orage et du coeur Qui grondait et sifflait, Et vous bêlâtes vers votre mère - ô douleur! - Comme un triste agnelet. Et vous n'avez pas su la lumière et l'honneur D'un amour brave et fort, Joyeux dans le malheur, grave dans le bonheur, Jeune jusqu'à la mort! A POOR YOUNG SHEPHERD J'ai peur d'un baiser Comme d'une abeille. Je souffre et je veille Sans me reposer. J'ai peur d'un baiser! Pourtant j'aime Kate Et ses yeux jolis. Elle est délicate Aux longs traits pâlis. Oh! que j'aime Kate! C'est Saint-Valentin! Je dois et je n'ose Lui dire au matin... La terrible chose Que Saint-Valentin! Elle m'est promise, Fort heureusement! Mais quelle entreprise Que d'être un amant Près d'une promise! J'ai peur d'un baiser Comme d'une abeille. Je souffre et je veille Sans me reposer J'ai peur d'un baiser! BEAMS Elle voulut aller sur les flots de la mer, Et comme un vent bénin soufflait une embellie, Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie, Et nous voilà marchant par le chemin amer. Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse, Et dans ses cheveux blonds c'étaient des rayons d'or, Si bien que nous suivions son pas plus calme encor Que le déroulement des vagues, ô délice! Des oiseaux blancs volaient alentour mollement, Et des voiles au loin s'inclinaient toutes blanches. Parfois de grands varechs filaient en longues branches, Nos pieds glissaient d'un pur et large mouvement. Elle se retourna, doucement inquiète De ne nous croire pas pleinement rassurés; Mais nous voyant joyeux d'être ses préférés, Elle reprit sa route et portait haut la tête. Douvres-Ostende, à bord de la Comtesse-de-Flandre, 4 Avril 1873 Sagesse I A la mémoire de ma mère P. V. Mai 1889. I. Bon chevalier... Bon chevalier masqué qui chevauche en silence, Le malheur a percé mon vieux coeur de sa lance. Le sang de mon vieux coeur n'a fait qu'un jet vermeil Puis s'est évaporé sur les fleurs, au soleil. L'ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche Et mon vieux coeur est mort dans un frisson farouche. Alors le chevalier Malheur s'est rapproché, Il a mis pied à terre et sa main m'a touché. Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure Tandis qu'il attestait sa loi d'une voix dure. Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer Un coeur me renaissait, tout un coeur pur et fier. Et voici que, fervent d'une candeur divine, Tout un coeur jeune et bon battit dans ma poitrine. Or, je restais tremblant, ivre, incrédule un peu, Comme un homme qui voit des visions de Dieu. Mais le bon chevalier, remonté sur sa bête, En s'éloignant me fit un signe de la tête Et me cria j'entends encore cette voix "Au moins, prudence! Car c'est bon pour une fois." II. J'avais peiné... J'avais peiné comme Sisyphe Et comme Hercule travaillé Contre la chair qui se rebiffe. J'avais lutté, j'avais baillé Des coups à trancher des montagnes, Et comme Achille ferraillé. Farouche ami qui m'accompagnes, Tu le sais, courage païen, Si nous en fÃmes des campagnes, Si nous avons négligé rien Dans cette guerre exténuante, Si nous avons travaillé bien! Le tout en vain l'âpre géante A mon effort de tout côté Opposait sa ruse ambiante, Et toujours un lâche abrité Dans mes conseils qu'il environne Livrait les clés de la cité. Que ma chance fût male ou bonne, Toujours un parti de mon coeur Ouvrait sa porte à la Gorgone. Toujours l'ennemi suborneur Savait envelopper d'un piège Même la victoire et l'honneur! J'étais le vaincu qu'on assiège, Prêt à vende son sang bien cher, Quand, blanche en vêtements de neige, Toute belle au front humble et fier, Une Dame vint sur la nue, Qui d'un signe fit fuir la Chair. Dans une tempête inconnue De rage et de cris inhumains, Et déchirant sa gorge nue, Le Monstre reprit ses chemins Par les bois pleins d'amours affreuses, Et la Dame, joignant les mains "Mon pauvre combattant qui creuses, Dit-elle, ce dilemme en vain, Trêve aux victoires malheureuses! Il t'arrive un secours divin Dont je suis sûre messagère Pour ton salut, possible enfin!" - "O ma Dame dont la voix chère Encourage un blessé jaloux De voir finir l'atroce guerre, Vous qui parlez d'un ton si doux En m'annonçant de bonnes choses, Ma Dame, qui donc êtes-vous?" - J'étais née avant toutes causes Et je verrai la fin de tous Les effets, étoiles et roses. En même temps, bonne, sur vous, Hommes faibles et pauvres femmes, Je pleure, et je vous trouve fous! Je pleure sur vos tristes âmes, J'ai l'amour d'elles, j'ai la peur D'elles, et de leurs voeux infâmes! O ceci n'est pas le bonheur, Veillez, Quelqu'un l'a dit que j'aime, Veillez, crainte du Suborneur, Veillez, crainte du Jour suprême! Qui je suis? me demandais-tu. Mon nom courbe les anges même; Je suis le coeur de la vertu, Je suis l'âme de la sagesse, Mon nom brûle l'Enfer têtu; Je suis la douceur qui redresse, J'aime tous et n'accuse aucun, Mon nom, seul, se nomme promesse, Je suis l'unique hôte opportun, Je parle au Roi le vrai langage Du matin rose et du soir brun, Je suis la Prière, et mon gage C'est ton vice en déroute au loin; Ma condition "Toi, sois sage." - "Oui, ma Dame, et soyez témoin!" III. Qu'en dis-tu, voyageur... Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares? Du moins as-tu cueilli l'ennui, puisqu'il est mûr, Toi que voilà fumant de maussades cigares, Noir, projetant une ombre absurde sur le mur? Tes yeux sont aussi morts depuis les aventures, Ta grimace est la même et ton deuil est pareil Telle la lune vue à travers des mâtures, Telle la vieille mer sous le jeune soleil, Tel l'ancien cimetière aux tombes toujours neuves! Mais voyons, et dis-nous les récits devinés, Ces désillusions pleurant le long des fleuves, Ces dégoûts comme autant de fades nouveau-nés, Ces femmes! Dis les gaz, et l'horreur identique Du mal toujours, du laid partout sur tes chemins, Et dis l'Amour et dis encor la Politique Avec du sang déshonoré d'encre à leurs mains. Et puis surtout ne va pas t'oublier toi-même TraÃnassant ta faiblesse et ta simplicité Partout où l'on bataille et partout où l'on aime, D'une façon si triste et folle, en vérité! A-t-on assez puni cette lourde innocence? Qu'en dis-tu? L'homme est dur, mais la femme? Et tes pleurs, Qui les a bus? Et quelle âme qui les recense Console ce qu'on peut appeler tes malheurs? Ah les autres, ah toi! Crédule à qui te flatte, Toi qui rêvais c'était trop excessif, aussi Je ne sais quelle mort légère et délicate! Ah toi, l'espèce d'ange avec ce voeu transi! Mais maintenant les plans, les buts? Es-tu de force, Ou si d'avoir pleuré t'a détrempé le coeur? L'arbre est tendre s'il faut juger d'après l'écorce, Et tes aspects ne sont pas ceux d'un grand vainqueur. Si gauche encore! avec l'aggravation d'être Une sorte à présent d'idyllique engourdi Qui surveille le ciel bête par la fenêtre Ouverte aux yeux matois du démon de midi. Si le même dans cette extrême décadence! Enfin! - Mais à ta place un être avec du sens, Payant les violons voudrait mener la danse, Au risque d'alarmer quelque peu les passants. N'as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme, Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil, Quelque vice joyeux, effronté, qui s'enflamme Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil? Un ou plusieurs? Si oui, tant mieux! Et pars bien vite En guerre, et bats d'estoc et de taille, sans choix Surtout, et mets ce masque indolent où s'abrite La haine inassouvie et repue à la fois... Il faut n'être pas dupe en ce farceur de monde Où le bonheur n'a rien d'exquis et d'alléchant S'il n'y frétille un peu de pervers et d'immonde, Et pour n'être pas dupe il faut être méchant. - Sagesse humaine, ah, j'ai les yeux sur d'autres choses, Et parmi ce passé dont ta voix décrivait L'ennui, pour des conseils encore plus moroses, Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait. Dans tous les mouvements bizarres de ma vie, De mes "malheurs", selon le moment et le lieu, Des autres et de moi, de la route suivie, Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu. Si je me sens puni, c'est que je le dois être. Ni l'homme ni la femme ici ne sont pour rien. Mais j'ai le ferme espoir d'un jour pouvoir connaÃtre Le pardon et la paix promis à tout Chrétien. Bien de n'être pas dupe en ce monde d'une heure, Mais pour ne l'être pas durant l'éternité, Ce qu'il faut à tout prix qui règne et qui demeure, Ce n'est pas la méchanceté, c'est la bonté. IV. Malheureux!... Malheureux! Tous les dons, la gloire du baptême, Ton enfance chrétienne, une mère qui t'aime, La force et la santé comme le pain et l'eau, Cet avenir enfin, décrit dans le tableau De ce passé plus clair que le jeu des marées, Tu pilles tout, tu perds en viles simagrées Jusqu'aux derniers pouvoirs de ton esprit, hélas! La malédiction de n'être jamais las Suit tes pas sur le monde où l'horizon t'attire, L'enfant prodigue avec des gestes de satyre! Nul avertissement, douloureux ou moqueur, Ne prévaut sur l'élan funeste de ton coeur. Tu flânes à travers péril et ridicule, Avec l'irresponsable audace d'un Hercule Dont les travaux seraient fous, nécessairement. L'amitié - dame! - a tu son reproche clément, Et chaste, et sans aucun espoir que le suprême, Vient prier, comme au lit d'un mourant qui blasphème. La patrie oubliée est dure au fils affreux, Et le monde alentour dresse ses buissons creux Où ton désir mauvais s'épuise en flèches mortes. Maintenant il te faut passer devant les portes, Hâtant le pas de peur qu'on ne lâche le chien, Et si tu n'entends pas rire, c'est encor bien. Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage! Mais tu vas, la pensée obscure de l'image D'un bonheur qu'il te faut immédiat, étant Athée avec la foule! et jaloux de l'instant, Tout appétit parmi ces appétits féroces, Epris de la fadaise actuelle, mots, noces Et festins, la "Science", et "l'esprit de Paris", Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris, Imbécile! et niant le soleil qui t'aveugle! Tout ce que les temps ont de bête paÃt et beugle Dans ta cervelle, ainsi qu'un troupeau dans un pré, Et les vices de tout le monde ont émigré Pour ton sang dont le fer lâchement s'étiole. Tu n'es plus bon à rien de propre, ta parole Est morte de l'argot et du ricanement, Et d'avoir rabâché les bourdes du moment. Ta mémoire, de tant d'obscénités bondée, Ne saurait accueillir la plus petite idée, Et patauge parmi l'égoïsme ambiant, En quête d'on ne peut dire quel vil néant! Seul, entre les débris honnis de ton désastre, L'Orgueil, qui met la flamme au front du poétastre Et fait au criminel un prestige odieux, Seul, l'Orgueil est vivant, il danse dans tes yeux, Il regarde la Faute et rit de s'y complaire. - Dieu des humbles, sauvez cet enfant de colère! V. Beauté des femmes... Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal. Et ces yeux, où plus rien ne reste d'animal Que juste assez pour dire "assez" aux fureurs mâles Et toujours, maternelle endormeuse des râles, Même quand elle ment, cette voix! Matinal Appel, ou chant bien doux à vêpre, ou frais signal, Ou beau sanglot qui va mourir au pli des châles!... Hommes durs! Vie atroce et laide d'ici-bas! Ah! que du moins, loin des baisers et des combats, Quelque chose demeure un peu sur la montagne, Quelque chose du coeur enfantin et subtil, Bonté, respect! Car qu'est-ce qui nous accompagne, Et vraiment, quand la mort viendra, que reste-t-il? VI. O vous,... O vous, comme un qui boite au loin, Chagrins et Joies, Toi, coeur saignant d'hier qui flambes aujourd'hui, C'est vrai pourtant que c'est fini, que tout a fui De nos sens, aussi bien les ombres que les proies. Vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d'oies Sur la route en poussière où tous les pieds ont lui, Bon voyage! Et le Rire, et, plus vieille que lui, Toi, Tristesse, noyée au vieux noir que tu broies, Et le reste! - Un doux vide, un grand renoncement, Quelqu'un en nous qui sent la paix immensément, Une candeur d'une fraÃcheur délicieuse... Et voyez! notre coeur qui saignait sous l'orgueil, Il flambe dans l'amour, et s'en va faire accueil A la vie, en faveur d'une mort précieuse! VII. Les faux beaux jours... Les faux beaux jours ont lui tout le jour, ma pauvre âme, Et les voici vibrer aux cuivres du couchant. Ferme les yeux, pauvre âme, et rentre sur-le-champ Une tentation des pires. Fuis l'infâme. Ils ont lui tout le jour en longs grêlons de flamme, Battant toute vendange aux collines, couchant Toute moisson de la vallée, et ravageant Le ciel tout bleu, le ciel chanteur qui te réclame. O pâlis, et va-t'en, lente et joignant les mains. Si ces hiers allaient manger nos beaux demains? Si la vieille folie était encore en route? Ces souvenirs, va-t-il falloir les retuer? Un assaut furieux, le suprême, sans doute! O va prier contre l'orage, va prier. VIII. La vie humble... La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles Est une oeuvre de choix qui veut beaucoup d'amour Rester gai quand le jour, triste, succède au jour, Etre fort, et s'user en circonstances viles, N'entendre, n'écouter aux bruits des grandes villes Que l'appel, ô mon Dieu, des cloches dans la tour, Et faire un de ces bruits soi-même, cela pour L'accomplissement vil de tâches puériles, Dormir chez les pécheurs étant un pénitent, N'aimer que le silence et converser pourtant, Le temps si grand dans la patience si grande, Le scrupule naïf aux repentirs têtus, Et tous ces soins autour de ces pauvres vertus! - Fi, dit l'Ange Gardien, de l'orgueil qui marchande! IX. Sagesse d'un Louis Racine,... Sagesse d'un Louis Racine, je t'envie! O n'avoir pas suivi les leçons de Rollin, N'être pas né dans le grand siècle à son déclin, Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie, Quand Maintenon jetait sur la France ravie L'ombre douce et la paix de ses coiffes de lin, Et royale abritait la veuve et l'orphelin, Quand l'étude de la prière était suivie, Quand poète et docteur, simplement, bonnement, Communiaient avec des ferveurs de novices, Humbles servaient la Messe et chantaient aux offices Et, le printemps venu, prenaient un soin charmant D'aller dans les Auteuils cueillir lilas et roses En louant Dieu, comme Garo, de toutes choses! X. Non. Il fut gallican,... Non. Il fut gallican, ce siècle, et janséniste! C'est vers le Moyen Age énorme et délicat Qu'il faudrait que mon coeur en panne naviguât, Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste. Roi, politicien, moine, artisan, chimiste, Architecte, soldat, médecin, avocat, Quel temps! Oui, que mon coeur naufragé rembarquât Pour toute cette force ardente, souple, artiste! Et là que j'eusse part - quelconque, chez les rois Ou bien ailleurs, n'importe, - à la chose vitale, Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits, Haute théologie et solide morale, Guidé par la folie unique de la Croix Sur tes ailes de pierre, ô folle Cathédrale! XI. Petits amis qui sûtes... Petits amis qui sûtes nous prouver Par A plus B que deux et deux font quatre, Mais qui depuis voulez parachever Une victoire où l'on se laissait battre, Et couronner vos conquêtes d'un coup Par ce soufflet à la mémoire humaine "Dieu ne vous a révélé rien du tout, Car nous disons qu'il n'est que l'ombre vaine, Que le profil et que l'allongement Sur tous les murs que la peur édifie De votre pur et simple mouvement, Et nous dictons cette philosophie." - Frères trop chers, laissez-nous rire un peu, Nous les fervents d'une logique rance, Qui justement n'avons de foi qu'en Dieu Et mettons notre espoir dans l'Espérance, Laissez-nous rire un peu, pleurer aussi, Pleurer sur vous, rire du vieux blasphème, Rire du vieux Satan stupide ainsi, Pleurer sur cet Adam dupe quand même! Frère de nous qui payons vos orgueils, Tous fils du même Amour, ah! la science, Allons donc, allez donc, c'est nos cercueils Naïfs ou non, c'est notre méfiance Ou notre confiance aux seuls Récits, C'est notre oreille ouverte toute grande Ou tristement fermée au Mot précis! Frères, lâchez la science gourmande Qui veut voler sur les ceps défendus Le fruit sanglant qu'il ne faut pas connaÃtre. Lâchez son bras qui vous tient attendus Pour des enfers que Dieu n'a pas fait naÃtre, Mais qui sont l'oeuvre affreuse du péché, Car nous, les fils attentifs de l'Histoire, Nous tenons pour l'honneur jamais taché De la Tradition, supplice et gloire! Nous sommes sûrs des Aïeux nous disant Qu'ils ont vu Dieu sous telle ou telle forme, Et prédisant aux crimes d'à présent La peine immense ou le pardon énorme. Puisqu'ils avaient vu Dieu présent toujours, Puisqu'ils ne mentaient pas, puisque nos crimes Vont effrayants, puisque vos yeux sont courts, Et puisqu'il est des repentirs sublimes, Ils ont dit tout. Savoir le reste est bien Que deux et deux fassent quatre, à merveille! Riens innocents, mais des riens moins que rien, La dernière heure étant là qui surveille Tout autre soin dans l'homme en vérité! Gardez que trop chercher ne vous séduise Loin d'une sage et forte humilité... Le seul savant, c'est encore Moïse. XII. Or, vous voici promus,... Or, vous voici promus, petits amis, Depuis les temps de ma lettre première, Promus, disais-je, aux fiers emplois promis A votre thèse, en ces jours de lumière. Vous voici rois de France! A votre tour! Rois à plusieurs d'une France postiche, Mais rois de fait et non sans quelque amour D'un trône lourd avec un budget riche. A l'oeuvre, amis petits! Nous avons droit De vous y voir, payant de notre poche, Et d'être un peu réjouis à l'endroit De votre état sans peur et sans reproche. Sans peur? Du maÃtre? O le maÃtre, mais c'est L'Ignorant-chiffre et le Suffrage-nombre, Total, le peuple, "un âne" fort "qui s'est Cabré", pour vous espoir clair, puis fait sombre. Cabré comme une chèvre, c'est le mot. Et votre bras, saignant jusqu'à l'aisselle, S'efforce en vain fort comme Béhémot, Le monstre tire... et votre peur est telle Quand l'âne brait, que le voilà parti Qui par les dents vous boute cent ruades En forme de reproche bien senti... Courez après, frottant vos reins malades! O Peuple, nous t'aimons immensément N'es-tu donc pas la pauvre âme ignorante En proie à tout ce qui sait et qui ment? N'es-tu donc pas l'immensité souffrante? La charité nous fait chercher tes maux, La foi nous guide à travers tes ténèbres. On t'a rendu semblable aux animaux, Moins leur candeur, et plein d'instincts funèbres. L'orgueil t'a pris en ce quatre-vingt-neuf, Nabuchodonosor, et te fait paÃtre, Ane obstiné, mouton buté, dur boeuf, Broutant pouvoir, famille, soldat, prêtre! O paysan cassé sur tes sillons, Pâle ouvrier qu'esquinte la machine, Membres sacrés de Jésus-Christ, allons, Relevez-vous, honorez votre échine, Portez l'amour qu'il faut à vos bras forts, Vos pieds vaillants sont les plus beaux du monde, Respectez-les, fuyez ces chemins tors, Fermez l'oreille à ce conseil immonde, Redevenez les Français d'autrefois, Fils de l'Eglise, et dignes de vos pères! O s'ils savaient ceux-ci sur vos pavois, Leurs os sueraient de honte aux cimetières. - Vous, nos tyrans minuscules d'un jour L'énormité des actes rend les princes Surtout de souche impure, et malgré cour Et splendeur et le faste, encor plus minces, Laissez le règne et rentrez dans le rang. Aussi bien l'heure est proche où la tourmente Vous va donner des loisirs, et tout blanc L'avenir flotte avec sa Fleur charmante Sur la Bastille absurde où vous teniez La France aux fers d'un blasphème et d'un schisme, Et la chronique en de cléments Téniers Déjà vous peint allant au catéchisme. XIII. Prince mort en soldat... Prince mort en soldat à cause de la France, Ame certes élue, Fier jeune homme si pur tombé plein d'espérance, Je t'aime et te salue! Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie Va sous tant de ténèbres, Vaisseau désemparé dont l'équipage crie Avec des voix funèbres, Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages Semblent écrits d'avance... Ma jeunesse, élevée aux doctrines sauvages, Détesta ton enfance, Et plus tard, coeur pirate épris des seuls côtes Où la révolte naisse, Mon âge d'homme, noir d'orages et de fautes, Abhorrait ta jeunesse. Maintenant j'aime Dieu dont l'amour et la foudre M'ont fait une âme neuve, Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre, Humble, accepte l'épreuve, J'admire ton destin, j'adore, tout en larmes Pour les pleurs de ta mère, Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes, Comme un héros d'Homère. Et je dis, réservant d'ailleurs mon voeu suprême Au lys de Louis Seize Napoléon qui fus digne du diadème, Gloire à ta mort française! Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne, Aujourd'hui vraiment "Sire", Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne, Bon chrétien, du martyre! XIV. Vous reviendrez bientôt... Vous reviendrez bientôt, les bras pleins de pardons Selon votre coutume, O Pères excellents qu'aujourd'hui nous perdons Pour comble d'amertume. Vous reviendrez, vieillards exquis, avec l'honneur, Avec la Fleur chérie. Et que de pleurs joyeux, et quels cris de bonheur Dans toute la patrie! Vous reviendrez, après ces glorieux exils, Après des moissons d'âmes, Après avoir prié pour ceux-ci, fussent-ils Encore plus infâmes, Après avoir couvert les Ãles et la mer De votre ombre si douce Et réjoui le ciel et consterné l'enfer, Béni qui vous repousse, Béni qui vous dépouille au cri de liberté, Béni l'impie en armes, Et l'enfant qu'il vous prend des bras, - et racheté Nos crimes par vos larmes! Proscrits des jours, vainqueurs des temps, non point adieu, Vous êtes l'espérance. A tantôt, Pères saints, qui nous vaudrez de Dieu Le salut pour la France! XV. On n'offense... On n'offense que Dieu qui seul pardonne. Mais On contriste son frère, on l'afflige, on le blesse, On fait gronder sa haine ou pleurer sa faiblesse, Et c'est un crime affreux qui va troubler la paix Des simples, et donner au monde sa pâture, Scandale, coeurs perdus, gros mots et rire épais. Le plus souvent par un effet de la nature Des choses, ce péché trouve son châtiment Même ici-bas, féroce et long communément. Mais l'Amour tout-puissant donne à la créature Le sens de son malheur, qui mène au repentir Par une route lente et haute, mais très sûre. Alors un grand désir, un seul, vient investir Le pénitent, après les premières alarmes, Et c'est d'humilier son front devant les larmes De naguère, sans rien qui pourrait amortir Le coup droit pour l'orgueil, et de rendre les armes Comme un soldat vaincu, - triste, de bonne foi. O ma soeur, qui m'avez puni, pardonnez-moi! XVI. Ecoutez la chanson bien douce... Ecoutez la chanson bien douce Qui ne pleure que pour vous plaire. Elle est discrète, elle est légère Un frisson d'eau sur de la mousse! La voix vous fut connue et chère?, Mais à présent elle est voilée Comme une veuve désolée, Pourtant comme elle encore fière, Et dans les longs plis de son voile Qui palpite aux brises d'automne, Cache et montre au coeur qui s'étonne La vérité comme une étoile. Elle dit, la voix reconnue, Que la bonté c'est notre vie, Que de la haine et de l'envie Rien ne reste, la mort venue. Elle parle aussi de la gloire D'être simple sans plus attendre, Et de noces d'or et du tendre Bonheur d'une paix sans victoire. Accueillez la voix qui persiste Dans son naïf épithalame. Allez, rien n'est meilleur à l'âme Que de faire une âme moins triste! Elle est en peine et de passage, L'âme qui souffre sans colère, Et comme sa morale est claire!... Ecoutez la chanson bien sage. XVII. Les chères mains... Les chères mains qui furent miennes, Toutes petites, toutes belles, Après ces méprises mortelles Et toutes ces choses païennes, Après les rades et les grèves, Et les pays et les provinces, Royales mieux qu'au temps des princes Les chères mains m'ouvrent les rêves. Mains en songe, mains sur mon âme, Sais-je, moi, ce que vous daignâtes, Parmi ces rumeurs scélérates, Dire à cette âme qui se pâme? Ment-elle, ma vision chaste D'affinité spirituelle, De complicité maternelle, D'affection étroite et vaste? Remords si cher, peine très bonne, Rêves bénits, mains consacrées, O ces mains, ses mains vénérées, Faites le geste qui pardonne! XVIII. Et j'ai revu l'enfant... Et j'ai revu l'enfant unique il m'a semblé Que s'ouvrait dans mon coeur la dernière blessure, Celle dont la douleur plus exquise m'assure D'une mort désirable en un jour consolé. La bonne flèche aiguà et sa fraÃcheur qui dure! En ces instants choisis elles ont éveillé Les rêves un peu lourds du scrupule ennuyé, Et tout mon sang chrétien chanta la Chanson pure. J'entends encor, je vois encor! Loi du devoir Si douce! Enfin, je sais ce qu'est entendre et voir, J'entends, je vois toujours! Voix des bonnes pensées, Innocence, avenir! Sage et silencieux, Que je vais vous aimer, vous un instant pressées, Belles petites mains qui fermerez nos yeux! XIX. Voix de l'Orgueil... Voix de l'Orgueil un cri puissant comme d'un cor. Des étoiles de sang sur des cuirasses d'or, On trébuche à travers des chaleurs d'incendie... Mais en somme la voix s'en va, comme d'un cor. Voix de la Haine cloche en mer, fausse, assourdie De neige lente. Il fait si froid! Lourde, affadie, La vie a peur et court follement sur le quai Loin de la cloche qui devient plus assourdie. Voix de la Chair un gros tapage fatigué. Des gens ont bu. L'endroit fait semblant d'être gai. Des yeux, des noms, et l'air plein de parfums atroces Où vient mourir le gros tapage fatigué. Voix d'Autrui; de lointains dans des brouillards. Des noces Vont et viennent. Des tas d'embarras. Des négoces, Et tout le cirque des civilisations Au son trotte-menu du violon des noces. Colères, soupirs noirs, regrets, tentations Qu'il a fallu pourtant que nous entendissions Pour l'assourdissement des silences honnêtes, Colères, soupirs noirs, regrets, tentations, Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes, Sentences, mots en vain, métaphores mal faites, Toute la rhétorique en fuite des péchés, Ah, les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes! Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés. Mourez à nous, mourez aux humbles voeux cachés Que nourrit la douceur de la Parole forte, Car notre coeur n'est plus de ceux que vous cherchez! Mourez parmi la voix que la prière emporte Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour, Mourez parmi la voix que la prière apporte, Mourez parmi la voix terrible de l'Amour! XX. L'ennemi se déguise... L'ennemi se déguise en l'Ennui Et me dit "A quoi bon, pauvre dupe?" Moi je passe et me moque de lui. L'ennemi se déguise en la Chair Et me dit "Bah, retrousse une jupe!" Moi j'écarte le conseil amer. L'ennemi se transforme en un Ange De lumière et dit "Qu'est ton effort A côté des tributs de louange Et de Foi dus au Père céleste? Ton Amour va-t-il jusqu'à la mort?" Je réponds "L'Espérance me reste." Comme c'est le vieux logicien, Il a fait bientôt de me réduire A ne plus vouloir répliquer rien. Mais sachant qui c'est, épouvanté De ne plus sentir les mondes luire, Je prierai pour de l'humilité. XXI. Va ton chemin... Va ton chemin sans plus t'inquiéter! La route est droite et tu n'as qu'à monter, Portant d'ailleurs le seul trésor qui vaille Et l'arme unique au cas d'une bataille, La pauvreté d'esprit et Dieu pour toi. Surtout il faut garder toute espérance. Qu'importe un peu de nuit et de souffrance? La route est bonne et la mort est au bout. Oui, garde toute espérance surtout. La mort là -bas te dresse un lit de joie. Et fais-toi doux de toute la douceur. La vie est laide, encore c'est ta soeur. Simple, gravis la côte et même chante Pour écarter la prudence méchante Dont la voix basse est pour tenter ta foi. Simple comme un enfant, gravis la côte, Humble comme un pécheur qui hait la faute, Chante, et même sois gai, pour défier L'ennui que l'ennemi peut t'envoyer Afin que tu t'endormes sur la voie. Ris du vieux piège et du vieux séducteur, Puisque la Paix est là , sur la hauteur, Qui luit parmi des fanfares de gloire. Monte, ravi, dans la nuit blanche et noire, Déjà l'Ange Gardien étend sur toi Joyeusement des ailes de victoire. XXII. Pourquoi triste... Pourquoi triste, ô mon âme, Triste jusqu'à la mort, Quand l'effort te réclame, Quand le suprême effort Est là qui te réclame? Ah, tes mains que tu tords Au lieu d'être à la tâche, Tes lèvres que tu mords Et leur silence lâche, Et tes yeux qui sont morts! N'as-tu pas l'espérance De la fidélité, Et, pour plus d'assurance Dans la sécurité, N'as-tu pas la souffrance? Mais chasse le sommeil Et ce rêve qui pleure. Grand jour et plein soleil! Vois, il est plus que l'heure Le ciel bruit vermeil, Et la lumière crue Découpant d'un trait noir Toute chose apparue Te montre le Devoir Et sa forme bourrue. Marche à lui vivement, Tu verras disparaÃtre Tout aspect inclément De sa manière d'être, Avec l'éloignement. C'est le dépositaire Qui te garde un trésor D'amour et de mystère, Plus précieux que l'or, Plus sûr que rien sur terre Les biens qu'on ne voit pas, Toute joie inouïe, Votre paix, saints combats, L'extase épanouie Et l'oubli d'ici-bas, Et l'oubli d'ici-bas! XXIII. Né l'enfant... Né l'enfant des grandes villes Et des révoltes serviles J'ai là tout cherché, trouvé De tout appétit rêvé. Mais, puisque rien n'en demeure, J'ai dit un adieu léger A tout ce qui peut changer, Au plaisir, au bonheur même, Et même à tout ce que j'aime Hors de vous, mon doux Seigneur! La Croix m'a pris sur ses ailes Qui m'emporte aux meilleurs zèles, Silence, expiation, Et l'âpre vocation Pour la vertu qui s'ignore. Douce, chère Humilité, Arrose ma charité, Trempe-la de tes eaux vives. O mon coeur, que tu ne vives Qu'aux fins d'une bonne mort! XXIV L'âme antique était rude et vaine Et ne voyait dans la douleur Que l'acuité de la peine Ou l'étonnement du malheur. L'art, sa figure la plus claire, Traduit ce double sentiment Par deux grands types de la Mère En proie au suprême tourment. C'est la vielle reine de Troie Tous ses fils sont morts par le fer. Alors ce deuil brutal aboie Et glapit au bord de la mer. Elle court le long du rivage, Bavant vers le flot écumant, Hirsute, criarde, sauvage, La chienne littéralement!... Et c'est Niobé qui s'effare Et garde fixement des yeux Sur les dalles de pierre rare Ses enfants tués par les dieux. Le souffle expire sur sa bouche, Elle meurt dans un geste fou. Ce n'est plus qu'un marbre farouche Là transporté nul ne sait d'où!... La douleur chrétienne est immense, Elle, comme le coeur humain. Elle souffre, puis elle pense, Et calme poursuit son chemin. Elle est debout sur le Calvaire Pleine de larmes et sans cris. C'est également une mère, Mais quelle mère de quel fils! Elle participe au Supplice Qui sauve toute nation, Attendrissant le sacrifice Par sa vaste compassion. Et comme tous sont les fils d'elle, Sur le monde et sur sa langueur Toute la charité ruisselle Des sept blessures de son coeur. Au jour qu'il faudra, pour la gloire Des cieux enfin tout grands ouverts, Ceux qui surent et purent croire, Bons et doux, sauf au seul Pervers, Ceux-là , vers la joie infinie Sur la colline de Sion, Monteront d'une aile bénie Aux plis de son assomption. II I. O mon Dieu... O mon Dieu vous m'avez blessé d'amour Et la blessure est encore vibrante, O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour. O mon Dieu, votre crainte m'a frappé Et la brûlure est encor là qui tonne, O mon Dieu votre crainte m'a frappé. O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil Et votre gloire en moi s'est installée, O mon Dieu, j'ai connu que tout est vil. Noyez mon âme aux flots de votre Vin, Fondez ma vie au Pain de votre table, Noyez mon âme aux flots de votre Vin. Voici mon sang que je n'ai pas versé, Voici ma chair indigne de souffrance, Voici mon sang que je n'ai pas versé. Voici mon front qui n'a pu que rougir, Pour l'escabeau de vos pieds adorables, Voici mon front qui n'a pu que rougir. Voici mes mains qui n'ont pas travaillé, Pour les charbons ardents et l'encens rare, Voici mes mains qui n'ont pas travaillé. Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain, Pour palpiter aux ronces du Calvaire, Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain. Voici mes pieds, frivoles voyageurs, Pour accourir au cri de votre grâce, Voici mes pieds, frivoles voyageurs. Voici ma voix, bruit maussade et menteur, Pour les reproches de la Pénitence, Voici ma voix, bruit maussade et menteur. Voici mes yeux, luminaires d'erreur, Pour être éteints aux pleurs de la prière, Voici mes yeux, luminaires d'erreur. Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon, Quel est le puits de mon ingratitude, Hélas, Vous, Dieu d'offrande et de pardon, Dieu de terreur et Dieu de sainteté, Hélas! ce noir abÃme de mon crime, Dieu de terreur et Dieu de sainteté, Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur, Toutes mes peurs, toutes mes ignorances, Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur, Vous connaissez tout cela, tout cela, Et que je suis plus pauvre que personne, Vous connaissez tout cela, tout cela, Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne. II. Je ne veux plus... Je ne veux plus aimer que ma mère Marie. Tous les autres amours sont de commandement. Nécessaires qu'ils sont, ma mère seulement Pourra les allumer aux coeurs qui l'ont chérie. C'est pour Elle qu'il faut chérir mes ennemis, C'est par Elle que j'ai voué ce sacrifice, Et la douceur de coeur et le zèle au service, Comme je la priais, Elle les a permis. Et comme j'étais faible et bien méchant encore, Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins, Elle baissa mes yeux et me joignit les mains, Et m'enseigna les mots par lesquels on adore. C'est par Elle que j'ai voulu de ces chagrins, C'est pour Elle que j'ai mon coeur dans les cinq Plaies, Et tous ces bons efforts vers les croix et les claies, Comme je l'invoquais, Elle en ceignit mes reins. Je ne veux plus penser qu'à ma mère Marie, Siège de la Sagesse et source des pardons, Mère de France aussi, de qui nous attendons Inébranlablement l'honneur de la patrie. Marie Immaculée, amour essentiel, Logique de la foi cordiale et vivace, En vous aimant qu'est-il de bon que je ne fasse, En vous aimant du seul amour, Porte du ciel? III. Vous êtes calme... Vous êtes calme, vous voulez un voeu discret, Des secrets à mi-voix dans l'ombre et le silence, Le coeur qui se répand plutôt qu'il ne s'élance, Et ces timides, moins transis qu'il ne paraÃt. Vous accueillez d'un geste exquis telles pensées Qui ne marchent qu'en ordre et font le moins de bruit. Votre main, toujours prête à la chute du fruit, Patiente avec l'arbre et s'abstient de poussées. Et si l'immense amour de vos commandements Embrasse et presse tous en sa sollicitude, Vos conseils vont dicter aux meilleurs et l'étude Et le travail des plus humbles recueillements. Le pécheur, s'il prétend vous connaÃtre et vous plaire, O vous qui nous aimant si fort parliez si peu, Doit et peut, à tout temps du jour comme en tout lieu, Bien faire obscurément son devoir et se taire, Se taire pour le monde, un pur sénat de fous, Se taire sur autrui, des âmes précieuses, Car nous taire vous plaÃt, même aux heures pieuses, Même à la mort, sinon devant le prêtre et vous. Donnez-leur le silence et l'amour du mystère, O Dieu glorifieur du bien fait en secret, A ces timides moins transis qu'il ne paraÃt, Et l'horreur, et le pli des choses de la terre. Donnez-leur, ô mon Dieu, la résignation, Toute forte douceur, l'ordre et l'intelligence, Afin qu'au jour suprême ils gagnent l'indulgence De l'Agneau formidable en la neuve Sion, Afin qu'ils puissent dire "Au moins nous sûmes croire" Et que l'Agneau terrible, ayant tout supputé, Leur réponde "Venez, vous avez mérité, Pacifiques, ma paix, et douloureux, ma gloire." IV. Mon Dieu m'a dit... I Mon Dieu m'a dit "Mon fils, il faut m'aimer. Tu vois Mon flanc percé, mon coeur qui rayonne et qui saigne, Et mes pieds offensés que Madeleine baigne De larmes, et mes bras douloureux sous le poids De tes péchés, et mes mains! Et tu vois la croix, Tu vois les clous, le fiel, l'éponge, et tout t'enseigne A n'aimer, en ce monde amer où la chair règne, Que ma Chair et mon Sang, ma parole et ma voix. Ne t'ai-je pas aimé jusqu'à la mort moi-même, O mon frère en mon Père, ô mon fils en l'Esprit, Et n'ai-je pas souffert, comme c'était écrit? N'ai-je pas sangloté ton angoisse suprême Et n'ai-je pas sué la sueur de tes nuits, Lamentable ami qui me cherches où je suis?" II J'ai répondu "Seigneur, vous avez dit mon âme. C'est vrai que je vous cherche et ne vous trouve pas. Mais vous aimer! Voyez comme je suis en bas, Vous dont l'amour toujours monte comme la flamme. Vous, la source de paix que toute soif réclame, Hélas! voyez un peu tous mes tristes combats! Oserai-je adorer la trace de vos pas, Sur ces genoux saignants d'un rampement infâme? Et pourtant je vous cherche en longs tâtonnements, Je voudrais que votre ombre au moins vêtÃt ma honte, Mais vous n'avez pas d'ombre, ô vous dont l'amour monte, O vous, fontaine calme, amère aux seuls amants De leur damnation, ô vous toute lumière Sauf aux yeux dont un lourd baiser tient la paupière!" III - Il faut m'aimer! Je suis l'universel Baiser, Je suis cette paupière et je suis cette lèvre Lont tu parles, ô cher malade, et cette fièvre Qui t'agite, c'est moi toujours! Il faut oser M'aimer! Oui, mon amour monte sans biaiser Jusqu'où ne grimpe pas ton pauvre amour de chèvre, Et t'emportera, comme un aigle vole un lièvre, Vers des serpolets qu'un ciel cher vient arroser! O ma nuit claire! ô tes yeux dans mon clair de lune! O ce lit de lumière et d'eau parmi la brune! Toute cette innocence et tout ce reposoir! Aime-moi! Ces deux mots sont mes verbes suprêmes, Car étant ton Dieu tout-puissant, je peux vouloir, Mais je ne veux d'abord que pouvoir que tu m'aimes! IV - Seigneur, c'est trop! Vraiment je n'ose. Aimer qui? Vous? Oh! non! Je tremble et n'ose. Oh! vous aimer je n'ose, Je ne veux pas! Je suis indigne. Vous, la Rose Immense des purs vents de l'Amour, ô Vous, tous Les coeurs des saints, ô Vous qui fûtes le Jaloux D'IsraÃl, Vous, la chaste abeille qui se pose Sur la seule fleur d'une innocence mi-close, Quoi, moi, moi, pouvoir Vous aimer. Etes-vous fous, Père, Fils, Esprit? Moi, ce pécheur-ci, ce lâche, Ce superbe, qui fait le mal comme sa tâche Et n'a dans tous ses sens, odorat, toucher, goût, Vue, ouïe, et dans tout son être - hélas! dans tout Son espoir et dans tout son remords que l'extase D'une caresse où le seul vieil Adam s'embrase? V - Il faut m'aimer. Je suis ces Fous que tu nommais, Je suis l'Adam nouveau qui mange le vieil homme, Ta Rome, ton Paris, ta Sparte et ta Sodome, Comme un pauvre rué parmi d'horribles mets. Mon amour est le feu qui dévore à jamais Toute chair insensée, et l'évapore comme Un parfum, - et c'est le déluge qui consomme En son flot tout mauvais germe que je semais, Afin qu'un jour la Croix où je meurs fût dressée Et que par un miracle effrayant de bonté Je t'eusse un jour à moi, frémissant et dompté. Aime. Sors de ta nuit. Aime. C'est ma pensée De toute éternité, pauvre âme délaissée, Que tu dusses m'aimer, moi seul qui suis resté! VI - Seigneur, j'ai peur. Mon âme en moi tressaille toute. Je vois, je sens qu'il faut vous aimer. Mais comment Moi, ceci, me ferais-je, ô mon Dieu, votre amant, O Justice que la vertu des bons redoute? Oui, comment? Car voici que s'ébranle la voûte Où mon coeur creusait son ensevelissement Et que je sens fluer à moi le firmament, Et je vous dis de vous à moi quelle est la route? Tendez-moi votre main, que je puisse lever Cette chair accroupie et cet esprit malade. Mais recevoir jamais la céleste accolade, Est-ce possible? Un jour, pouvoir la retrouver Dans votre sein, sur votre coeur qui fut le nôtre, La place où reposa la tête de l'apôtre? VII - Certes, si tu le veux mériter, mon fils, oui, Et voici. Laisse aller l'ignorance indécise De ton coeur vers les bras ouverts de mon Eglise Comme la guêpe vole au lis épanoui. Approche-toi de mon oreille. Epanches-y L'humiliation d'une brave franchise. Dis-moi tout sans un mot d'orgueil ou de reprise Et m'offre le bouquet d'un repentir choisi. Puis franchement et simplement viens à ma table, Et je t'y bénirai d'un repas délectable Auquel l'ange n'aura lui-même qu'assisté, Et tu boiras le Vin de la vigne immuable Dont la force, dont la douceur, dont la bonté Feront germer ton sang à l'immortalité. * ** Puis, va! Garde une foi modeste en ce mystère D'amour par quoi je suis ta chair et ta raison, Et surtout reviens très souvent dans ma maison, Pour y participer au Vin qui désaltère, Au Pain sans qui la vie est une trahison, Pour y prier mon Père et supplier ma mère Qu'il te soit accordé, dans l'exil de la terre, D'être l'agneau sans cris qui donne sa toison, D'être l'enfant vêtu de lin et d'innocence, D'oublier ton pauvre amour-propre et ton essence, Enfin, de devenir un peu semblable à moi Qui fus, durant les jours d'Hérode et de Pilate Et de Judas et de Pierre, pareil à toi Pour souffrir et mourir d'une mort scélérate! * ** Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs Si doux qu'ils sont encor d'ineffables délices, Je te ferai goûter sur terre mes prémices, La paix du coeur, l'amour d'être pauvre, et mes soirs Mystiques, quand l'esprit s'ouvre aux calmes espoirs Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice Eternel, et qu'au ciel pieux la lune glisse, Et que sonnent les angélus roses et noirs, En attendant l'assomption dans ma lumière, L'éveil sans fin dans ma charité coutumière, La musique de mes louanges à jamais, Et l'extase perpétuelle et la science, Et d'être en moi parmi l'aimable irradiance De tes souffrances, enfin miennes, que j'aimais! VIII - Ah! Seigneur, qu'ai-je? Hélas! me voici tout en larmes D'une joie extraordinaire votre voix Me fait comme du bien et du mal à la fois, Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes. Je ris, je pleure, et c'est comme un appel aux armes D'un clairon pour des champs de bataille où je vois Des anges bleus et blancs portés sur des pavois, Et ce clairon m'enlève en de fières alarmes. J'ai l'extase et j'ai la terreur d'être choisi. Je suis indigne, mais je sais votre clémence. Ah! quel effort, mais quelle ardeur! Et me voici Plein d'une humble prière, encor qu'un trouble immense Brouille l'espoir que votre voix me révéla, Et j'aspire en tremblant. IX - Pauvre âme, c'est cela! III I. Désormais le Sage... Désormais le Sage, puni Pour avoir trop aimé les choses, Rendu prudent à l'infini, Mais franc de scrupules moroses, Et d'ailleurs retournant au Dieu Qui fit les yeux et la lumière, L'honneur, la gloire, et tout le peu Qu'a son âme de candeur fière, Le Sage peut, dorénavant, Assister aux scènes du monde, Et suivre la chanson du vent, Et contempler la mer profonde. Il ira, calme, et passera Dans la férocité des villes, Comme un mondain à l'Opéra Qui sort blasé des danses viles. Même, - et pour tenir abaissé L'orgueil, qui fit son âme veuve, Il remontera le passé, Ce passé, comme un mauvais fleuve! Il reverra l'herbe des bords, Il entendra le flot qui pleure Sur le bonheur mort et les torts De cette date et de cette heure!... Il aimera les cieux, les champs, La bonté, l'ordre et l'harmonie, Et sera doux, même aux méchants, Afin que leur mort soit bénie. Délicat et non exclusif, Il sera du jour où nous sommes Son coeur, plutôt contemplatif, Pourtant saura l'oeuvre des hommes, Mais revenu des passions, Un peu méfiant des "usages", A vos civilisations Préférera les paysages. II. De fond du grabat... Du fond du grabat As-tu vu l'étoile Que l'hiver dévoile? Comme ton coeur bat, Comme cette idée, Regret ou désir, Ravage à plaisir Ta tête obsédée, Pauvre tête en feu, Pauvre coeur sans dieu! L'ortie et l'herbette Au bas du rempart D'où l'appel frais part D'une aigre trompette, Le vent du coteau, La Meuse, la goutte Qu'on boit sur la route A chaque écriteau, Les sèves qu'on hume, Les pipes qu'on fume! Un rêve de froid "Que c'est beau la neige Et tout son cortège Dans leur cadre étroit! Oh! tes blancs arcanes, Nouvelle Archangel, Mirage éternel De mes caravanes! Oh! ton chaste ciel, Nouvelle Archangel!" Cette ville sombre! Tout est crainte ici... Le ciel est transi D'éclairer tant d'ombre. Les pas que tu fais Parmi ces bruyères Lèvent des poussières Au souffle mauvais... Voyageur si triste, Tu suis quelle piste? C'est l'ivresse à mort, C'est la noire orgie, C'est l'amer effort De ton énergie Vers l'oubli dolent De la voix intime, C'est le seuil du crime, C'est l'essor sanglant. - Oh! fuis la chimère Ta mère, ta mère! Quelle est cette voix Qui ment et qui flatte? "Ah! la tête plate, Vipère des bois!" Pardon et mystère. Laisse ça dormir. Qui peut, sans frémir, Juger sur la terre? - Ah! pourtant, pourtant, Ce monstre impudent!" La mer! Puisse-t-elle Laver ta rancoeur, La mer au grand coeur, Ton aïeule, celle Qui chante en berçant Ton angoisse atroce, La mer, doux colosse Au sein innocent, Grondeuse infinie De ton ironie! Tu vis sans savoir! Tu verses ton âme, Ton lait et ta flamme Dans quel désespoir? Ton sang qui s'amasse En une fleur d'or N'est pas prêt encor A la dédicace. Attends quelque peu, Ceci n'est que jeu. Cette frénésie T'initie au but. D'ailleurs, le salut Viendra d'un Messie Dont tu ne sens plus Depuis bien des lieues Les effluves bleues Sous tes bras perclus, Naufragé d'un rêve Qui n'a pas de grève! Vis en attendant L'heure toute proche Ne sois pas prudent. Trêve à tout reproche. Fais ce que tu veux. Une main te guide A travers le vide Affreux de tes voeux. Un peu de courage, C'est le bon orage. Voici le Malheur Dans sa plénitude. Mais à sa main rude Quelle belle fleur! "La brûlante épine!" Un lis est moins blanc. "Elle m'entre au flanc." Et l'odeur divine! "Elle m'entre au coeur." Le parfum vainqueur! "Pourtant je regrette, Pourtant je me meurs, Pourtant ces deux coeurs..." Lève un peu la tête "Eh bien, c'est la Croix." Lève un peu ton âme De ce monde infâme. "Est-ce que je crois?" Qu'en sais-tu? La Bête Ignore sa tête, La Chair et le Sang Méconnaissent l'Acte. Mais j'ai fait un pacte Qui va m'enlaçant A la faute noire, Je me dois à mon Tenace démon Je ne veux point croire. Je n'ai pas besoin De rêver si loin! Aussi bien j'écoute Des sons d'autrefois. Vipère des bois, Encor sur ma route? Cette fois tu mords." Laisse cette bête. Que fait au poète? Que sont des coeurs morts? Ah! plutôt oublie Ta propre folie. Ah! plutôt, surtout, Douceur, patience, Mi-voix et nuance, Et paix jusqu'au bout! Aussi bon que sage, Simple autant que bon, Soumets ta raison Au plus pauvre adage, Naïf et discret, Heureux en secret! Ah! surtout, terrasse Ton orgueil cruel, Implore la grâce D'être un pur Abel, Finis l'odyssée Dans le repentir D'un humble martyr D'une humble pensée. Regarde au-dessus... "Est-ce vous, Jésus?" III. L'espoir luit comme un brin... L'espoir luit comme un brin de paille dans l'étable. Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou? Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou. Que ne t'endormais-tu, le coude sur la table? Pauvre âme pâle, au moins cette eau du puits glacé, Bois-la. Puis dors après. Allons, tu vois, je reste, Et je dorloterai les rêves de ta sieste, Et tu chantonneras comme un enfant bercé. Midi sonne. De grâce éloignez-vous, madame. Il dort. C'est étonnant comme les pas de femme Résonnent au cerveau des pauvres malheureux. Midi sonne. J'ai fait arroser dans la chambre. Va, dors! L'espoir luit comme un caillou dans un creux. Ah, quand refleuriront les roses de septembre! IV. Je suis venu,... Gaspard Hauser chante Je suis venu, calme orphelin, Riche de mes seuls yeux tranquilles, Vers les hommes des grandes villes Ils ne m'ont pas trouvé malin. A vingt ans un trouble nouveau Sous le nom d'amoureuses flammes M'a fait trouver belles les femmes Elles ne m'ont pas trouvé beau. Bien que sans patrie et sans roi Et très brave ne l'étant guère, J'ai voulu mourir à la guerre La mort n'a pas voulu de moi. Suis-je né trop tôt ou trop tard? Qu'est-ce que je fais en ce monde? O vous tous, ma peine est profonde Priez pour le pauvre Gaspard! V. Un grand sommeil noir Un grand sommeil noir Tombe sur ma vie Dormez, tout espoir, Dormez, toute envie! Je ne vois plus rien, Je perds la mémoire Du mal et du bien... O la triste histoire! Je suis un berceau Qu'une main balance Au creux d'un caveau Silence, silence! VI. Le ciel est... Le ciel est, par-dessus le toit, Si bleu, si calme! Un arbre, par-dessus le toit Berce sa palme. La cloche dans le ciel qu'on voit Doucement tinte. Un oiseau sur l'arbre qu'on voit Chante sa plainte. Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là , Simple et tranquille. Cette paisible rumeur-là Vient de la ville. - Qu'as-tu fait, ô toi que voilà Pleurant sans cesse, Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà , De ta jeunesse? VII. Je ne sais pourquoi Je ne sais pourquoi Mon esprit amer D'une aile inquiète et folle, vole sur la mer, Tout ce qui m'est cher, D'une aile d'effroi Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi? Mouette à l'essor mélancolique. Elle suit la vague, ma pensée, A tous les vents du ciel balancée Et biaisant quand la marée oblique, Mouette à l'essor mélancolique. Ivre de soleil Et de liberté, Un instinct la guide à travers cette immensité. La brise d'été Sur le flot vermeil Doucement la porte en un tiède demi-sommeil. Parfois si tristement elle crie Qu'elle alarme au lointain le pilote Puis au gré du vent se livre et flotte Et plonge, et l'aile toute meurtrie Revole, et puis si tristement crie! Je ne sais pourquoi Mon esprit amer D'une aile inquiète et folle vole sur la mer. Tout ce qui m'est cher, D'une aile d'effroi Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi? VIII. Parfums, couleurs,... Parfums, couleurs, systèmes, lois! Les mots ont peur comme des poules. La chair sanglote sur la croix. Pied, c'est du rêve que tu foules, Et partout ricane la voix, La voix tentatrice des foules. Cieux bruns où nagent nos desseins, Fleurs qui n'êtes pas le calice, Vin et ton geste qui se glisse, Femme et l'oeillade de tes seins, Nuit câline aux frais traversins, Qu'est-ce que c'est que ce délice, Qu'est-ce que c'est que ce supplice, Nous les damnés et vous les Saints? IX. Le son du cor... Le son du cor s'afflige vers les bois D'une douleur on veut croire orpheline Qui vient mourir au bas de la colline Parmi la bise errant en courts abois. L'âme du loup pleure dans cette voix Qui monte avec le soleil qui décline D'une agonie on veut croire câline Et qui ravit et qui navre à la fois. Pour faire mieux cette plainte assoupie La neige tombe à longs traits de charpie A travers le couchant sanguinolent, Et l'air a l'air d'être un soupir d'automne, Tant il fait doux par ce soir monotone Où se dorlote un paysage lent. X. La tristesse, la langueur... La tristesse, la langueur du corps humain M'attendrissent, me fléchissent, m'apitoient, Ah! surtout quand des sommeils noirs le foudroient, Quand des draps zèbrent la peau, foulent la main! Et que mièvre dans la fièvre du demain, Tiède encor du bain de sueur qui décroÃt, Comme un oiseau qui grelotte sur un toit! Et les pieds, toujours douloureux du chemin, Et le sein, marqué d'un double coup de poing, Et la bouche, une blessure rouge encor, Et la chair frémissante, frêle décor, Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point La douleur de voir encore du fini!... Triste corps! Combien faible et combien puni! XI. La bise se rue... La bise se rue à travers Les buissons tout noirs et tout verts, Glaçant la neige éparpillée, Dans la campagne ensoleillée. L'odeur est aigre près des bois, L'horizon chante avec des voix, Les coqs des clochers des villages Luisent crûment sur les nuages. C'est délicieux de marcher A travers ce brouillard léger Qu'un vent taquin parfois retrousse. Ah! fi de mon vieux feu qui tousse! J'ai des fourmis plein les talons. Debout, mon âme, vite, allons! C'est le printemps sévère encore, Mais qui par instants s'édulcore D'un souffle tiède juste assez Pour mieux sentir les froids passés Et penser au Dieu de clémence... Va, mon âme, à l'espoir immense! XII. Vous voilà ,... Vous voilà , vous voilà , pauvres bonnes pensées! L'espoir qu'il faut, regret des grâces dépensées, Douceur de coeur avec sévérité d'esprit, Et cette vigilance, et le calme prescrit, Et toutes! - Mais encor lentes, bien éveillées, Bien d'aplomb, mais encor timides, débrouillées A peine du lourd rêve et de la tiède nuit. C'est à qui de vous va plus gauche, l'une suit L'autre, et toutes ont peur du vaste clair de lune. "Telles, quand des brebis sortent d'un clos. C'est une, Puis deux, puis trois. Le reste est là , les yeux baissés, La tête à terre, et l'air des plus embarrassés, Faisant ce que fait leur chef de file il s'arrête, Elles s'arrêtent tour à tour, posant leur tête Sur son dos, simplement et sans savoir pourquoi." Votre pasteur, ô mes brebis, ce n'est pas moi, C'est un meilleur, un bien meilleur, qui sait les causes, Lui qui vous tint longtemps et si longtemps là closes, Mais qui vous délivra de sa main au temps vrai. Suivez-le. Sa houlette est bonne. Et je serai, Sous sa voix toujours douce à votre ennui qui bêle, Je serai, moi, par vos chemins, son chien fidèle. XIII. L'échelonnement des haies... L'échelonnement des haies Moutonne à l'infini, mer Claire dans le brouillard clair Qui sent bon les jeunes baies. Des arbres et des moulins Sont légers sur le vert tendre Où vient s'ébattre et s'étendre L'agilité des poulains. Dans ce vague d'un Dimanche Voici se jouer aussi De grandes brebis aussi Douces que leur laine blanche. Tout à l'heure déferlait L'onde, roulée en volutes, De cloches comme des flûtes Dans le ciel comme du lait. XIV. L'immensité de l'humanité L'immensité de l'humanité, Le Temps passé vivace et bon père, Une entreprise à jamais prospère Quelle puissante et calme cité! Il semble ici qu'on vit dans l'histoire. Tout est plus fort que l'homme d'un jour. De lourds rideaux d'atmosphère noire Font richement la nuit alentour. O civilisés que civilise L'Ordre obéi, le Respect sacré! O dans ce champ si bien préparé Cette moisson de la Seule Eglise! XV. La mer est plus belle La mer est plus belle Que les cathédrales, Nourrice fidèle, Berceuse de râles, La mer sur qui prie La Vierge Marie! Elle a tous les dons Terribles et doux. J'entends ses pardons Gronder ses courroux. Cette immensité N'a rien d'entêté. O! si patiente, Même quand méchante! Un souffle ami hante La vague, et nous chante "Vous sans espérance, Mourez sans souffrance!" Et puis sous les cieux Qui s'y rient plus clairs, Elle a des airs bleus, Roses, gris et verts... Plus belle que tous, Meilleure que nous! XVI La "grande ville". Un tas criard de pierres blanches Où rage le soleil comme en pays conquis. Tous les vices ont leur tanière, les exquis Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches. Des odeurs! Des bruits vains! Où que vague le coeur, Toujours ce poudroiement vertigineux de sable, Toujours ce remuement de la chose coupable Dans cette solitude où s'écoeure le coeur! De près, de loin, le Sage aura sa thébaïde Parmi le fade ennui qui monte de ceci, D'autant plus âpre et plus sanctifiante aussi, Que deux parts de son âme y pleurent, dans ce vide! XVII. Toutes les amours... Toutes les amours de la terre Laissent au coeur du délétère Et de l'affreusement amer, Fraternelles et conjugales, Paternelles et filiales, Civiques et nationales, Les charnelles, les idéales, Toutes ont la guêpe et le ver. La mort prend ton père et ta mère, Ton frère trahira son frère, Ta femme flaire un autre époux, Ton enfant, on te l'aliène, Ton peuple, il se pille ou s'enchaÃne Et l'étranger y pond sa haine, Ta chair s'irrite et tourne obscène, Ton âme flue en rêves fous. Mais, dit Jésus, aime, n'importe! Puis de toute illusion morte Fais un cortège, forme un choeur, Va devant, tel aux champs le pâtre, Tel le coryphée au théâtre, Tel le vrai prêtre ou l'idolâtre, Tels les grands-parents près de l'âtre, Oui, que devant aille ton coeur! Et que toutes ces voix dolentes S'élèvent, rapides ou lentes, Aigres ou douces, composant A la gloire de Ma souffrance, Instrument de ta délivrance, Condiment de ton espérance Et mets de ta propre navrance, L'hymne qui te sied à présent! XVIII. Sainte Thérèse... Sainte Thérèse veut que la Pauvreté soit La reine d'ici-bas, et littéralement! Elle dit peu de mots de ce gouvernement Et ne s'arrête point aux détails de surcroÃt; Mais le Point, à son sens, celui qu'il faut qu'on voie Et croie, est ceci dont elle la complimente Le libre arbitre pèse, arguà et parlemente, Puis le pauvre de coeur décide et suit sa voie. Qui l'en empêchera? De voeux il n'en a plus Que celui d'être un jour au nombre des élus, Tout-puissant serviteur, tout-puissant souverain, Prodigue et dédaigneux, sur tous, des choses eues, Mais accumulateur des seules choses sues, De quel si fier sujet, et libre, quelle reine! XIX. Parisien mon frère... Parisien mon frère à jamais étonné, Montons sur la colline où le soleil est né Si glorieux qu'il fait comprendre l'idolâtre, Sous cette perspective, inconnue au théâtre, D'arbres au vent et de poussière d'ombre et d'or. Montons. Il fait si frais encor, montons encor. Là ! nous voilà placés comme dans une "loge De face", et le décor vraiment tire un éloge. La cathédrale énorme et le beffroi sans fin, Ces toits de tuile sous ces verdures, le vain Appareil des remparts pompeux et grands quand même, Ces clochers, cette tour, ces autres, sur l'or blême Des nuages à l'ouest réverbérant l'or dur De derrière chez nous, tous ces lourds joyaux sur Ces ouates, n'est-ce pas, l'écrin vaut le voyage, Et c'est ce qu'on peut dire un brin de paysage? - Mais descendons, si ce n'est pas trop abuser, De vos pieds las, à fin seule de reposer Vos yeux qui n'ont jamais rien vu que de Montmartre, - "Campagne" vert de plaie et ville blanc de dartre Et les sombres parfums qui grimpent de Pantin! - Donc, par ce lent sentier de rosée et de thym, Cheminons vers la ville au long de la rivière, Sous les frais peupliers, dans la fine lumière. L'une des portes ouvre une rue, entrons-y. Aussi bien, c'est le point qu'il faut, l'endroit choisi Si blanches, les maisons anciennes, si bien faites, Point hautes, çà et là des branches sur leurs faÃtes, Si doux et sinueux le cours de ces maisons, Comme un ruisseau parmi de vagues frondaisons, Profilant la lumière et l'ombre en broderies Au lieu du long ennui de vos haussmanneries, Et si gentil l'accent qui confie au patois De ces passants naïfs avec leurs yeux matois!... Des places ivres d'air et de cris d'hirondelles Où l'histoire proteste en formules fidèles A la crête des toits comme au fer des balcons, Des portes ne tournant qu'à regret sur leurs gonds, Jalouses de garder l'honneur et la famille... Ici tout vit et meurt calme, rien ne fourmille, Le "Théâtre" fait four, et ce dieu des brouillons, Le "Journal" n'en est plus à compter ses bouillons, L'amour même prétend conserver ses noblesses Et le vice se gobe en de rares drôlesses. Enfin rien de Paris, mon frère "dans nos murs", Que les modes... d'hier, et que les fruits bien mûrs De ce fameux progrès que vous mangez en herbe. Du reste on vit à l'aise. Une chère superbe, La raison raisonnable et l'esprit des aïeux, Beaucoup de sain travail, quelques loisirs joyeux, Et ce besoin d'avoir peur de la grande route! Avouez, la province est bonne, somme toute... Et vous regrettez moins que tantôt la "splendeur" Du vieux monstre, et son pouls fébrile, et cette odeur! XX. C'est la fête du blé,... C'est la fête du blé, c'est la fête du pain Aux chers lieux d'autrefois revus après ces choses! Tout bruit, la nature et l'homme, dans un bain De lumière si blanc que les ombres sont roses. L'or des pailles s'effondre au vol siffleur des faux Dont l'éclair plonge, et va luire, et se réverbère. La plaine, tout au loin couverte de travaux, Change de face à chaque instant, gaie et sévère. Tout halète, tout n'est qu'effort et mouvement Sous le soleil, tranquille auteur des moissons mûres, Et qui travaille encore imperturbablement A gonfler, à sucrer là -bas les grappes sures. Travaille, vieux soleil, pour le pain et le vin, Nourris l'homme du lait de la terre, et lui donne L'honnête verre où rit un peu d'oubli divin. Moissonneurs, vendangeurs là -bas! votre heure est bonne! Car sur la fleur des pains et sur la fleur des vins, Fruit de la force humaine en tous lieux répartie, Dieu moissonne, et vendange, et dispose à ses fins La Chair et le Sang pour le calice et l'hostie! Jadis et naguère Prologue En route, mauvaise troupe! Partez, mes enfants perdus! Ces loisirs vous étaient dus La Chimère tend sa croupe. Partez, grimpés sur son dos, Comme essaime un vol de rêves D'un malade dans les brèves Fleurs vagues de ses rideaux. Ma main tiède qui s'agite Faible encore, mais enfin Sans fièvre, et qui ne palpite Plus que d'un effort divin, Ma main vous bénit, petites Mouches de mes soleils noirs Et de mes nuits blanches. Vites, Partez, petits désespoirs, Petits espoirs, douleurs, joies, Que dès hier renia Mon coeur quêtant d'autres proies... Allez, aegri somnia Sonnets et autres vers Chose italienne A la louange de Laure et de Pétrarque Chose italienne où Shakspeare a passé Mais que Ronsard fit superbement française, Fine basilique au large diocèse, Saint-Pierre-des-Vers, immense et condensé, Elle, ta marraine, et Lui qui t'a pensé, Dogme entier toujours debout sous l'exégèse. Même edmondschéresque ou francisquesarceyse, Sonnet, force acquise et trésor amassé, Ceux-là sont très bons et toujours vénérables, Ayant procuré leur luxe aux misérables Et l'or fou qui sied aux pauvres glorieux, Aux poètes fiers comme les gueux d'Espagne, Aux vierges qu'exalte un rythme exact, aux yeux Epris d'ordre, aux coeurs qu'un voeu chaste accompagne. Pierrot A Léon Valade Ce n'est plus le rêveur lunaire du vieil air Qui riait aux aïeux dans les dessus de porte; Sa gaÃté, comme sa chandelle, hélas! est morte, Et son spectre aujourd'hui nous hante, mince et clair. Et voici que parmi l'effroi d'un long éclair Sa pâle blouse a l'air, au vent froid qui l'emporte, D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte Qu'il semble hurler sous les morsures du ver. Avec le bruit d'un vol d'oiseaux de nuit qui passe, Ses manches blanches font vaguement par l'espace Des signes fous auxquels personne ne répond. Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore Et la farine rend plus effroyable encore Sa face exsangue au nez pointu de moribond. Kaléidoscope A Germain Nouveau Dans une rue, au coeur d'une ville de rêve, Ce sera comme quand on a déjà vécu Un instant à la fois très vague et très aigu... O ce soleil parmi la brume qui se lève! O ce cri sur la mer, cette voix dans les bois! Ce sera comme quand on ignore des causes Un lent réveil après bien des métempsycoses Les choses seront plus les mêmes qu'autrefois Dans cette rue, au coeur de la ville magique Où des orgues moudront des gigues dans les soirs, Où les cafés auront des chats sur les dressoirs, Et que traverseront des bandes de musique. Ce sera si fatal qu'on en croira mourir Des larmes ruisselant douces le long des joues, Des rires sanglotés dans le fracas des roues, Des invocations à la mort de venir, Des mots anciens comme un bouquet de fleurs fanées! Les bruits aigres des bals publics arriveront, Et des veuves avec du cuivre après leur front, Paysannes, fendront la foule des traÃnées Qui flânent là , causant avec d'affreux moutards Et des vieux sans sourcils que la dartre enfarine, Cependant qu'à deux pas, dans des senteurs d'urine, Quelque fête publique enverra des pétards. Ce sera comme quand on rêve et qu'on s'éveille! Et que l'on se rendort et que l'on rêve encor De la même féerie et du même décor, L'été, dans l'herbe, au bruit moiré d'un vol d'abeille. Intérieur A grands plis sombres une ample tapisserie De haute lice, avec emphase descendrait Le long des quatre murs immenses d'un retrait Mystérieux où l'ombre au luxe se marie. Les meubles vieux, d'étoffe éclatante flétrie, Le lit entr'aperçu vague comme un regret, Tout aurait l'attitude et l'âge du secret, Et l'esprit se perdrait en quelque allégorie. Ni livres, ni tableaux, ni fleurs, ni clavecins; Seule, à travers les fonds obscurs, sur des coussins, Une apparition bleue et blanche de femme Tristement sourirait - inquiétant témoin - Au lent écho d'un chant lointain d'épithalame, Dans une obsession de musc et de benjoin. Dizain mil huit cent trente Je suis né romantique et j'eusse été fatal En un frac très étroit aux boutons de métal, Avec ma barbe en pointe et mes cheveux en brosse. Hablant español, très loyal et très féroce, L'oeil idoine à l'oeillade et chargé de défis. Beautés mises à mal et bourgeois déconfits Eussent bondé ma vie et soûlé mon coeur d'homme. Pâle et jaune, d'ailleurs, et taciturne comme Un infant scrofuleux dans un Escurial... Et puis j'eusse été si féroce et si loyal! A Horatio Ami, le temps n'est plus des guitares, des plumes, Des créanciers, des duels hilares à propos De rien, des cabarets, des pipes aux chapeaux Et de cette gaÃté banale où nous nous plûmes. Voici venir, ami très tendre qui t'allumes Au moindre dé pipé, mon doux briseur de pots, Horatio, terreur et gloire des tripots, Cher diseur de jurons à remplir cent volumes, Voici venir parmi les brumes d'Elseneur Quelque chose de moins plaisant, sur mon honneur, Qu'Ophélia, l'enfant aimable qui s'étonne. C'est le spectre, le spectre impérieux! Sa main Montre un but et son oeil éclaire et son pied tonne, Hélas! et nul moyen de remettre à demain! Sonnet boÃteux A Ernest Delahaye Ah! vraiment c'est triste, ah! vraiment ça finit trop mal. Il n'est pas permis d'être à ce point infortuné. Ah! vraiment c'est trop la mort du naïf animal Qui voit tout son sang couler sous son regard fané. Londres fume et crie. O quelle ville de la Bible! Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles. Et les maisons dans leur ratatinement terrible Epouvantent comme un sénat de petites vieilles. Tout l'affreux passé saute, piaule, miaule et glapit Dans le brouillard rose et jaune et sale des sohos Avec des indeeds et des all rights et des haôs. Non vraiment c'est trop un martyre sans espérance, Non vraiment cela finit trop mal, vraiment c'est triste O le feu du ciel sur cette ville de la Bible! Le clown A Laurent Tailhade Bobèche, adieu! bonsoir, Paillasse! arrière, Gille! Place, bouffons vieillis, au parfait plaisantin, Place! très grave, très discret et très hautain, Voici venir le maÃtre à tous, le clown agile Plus souple qu'Arlequin et plus brave qu'Achille, C'est bien lui, dans sa blanche armure de satin; Vides et clairs ainsi que des miroirs sans tain, Ses yeux ne vivent pas dans son masque d'argile. Ils luisent bleus parmi le fard et les onguents, Cependant que la tête et le buste, élégants, Se balancent sur l'arc paradoxal des jambes. Puis il sourit. Autour le peuple bête et laid, La canaille puante et sainte des Iambes Acclame l'histrion sinistre qui la hait. Ecrit sur l'Album de Mme N. de V. Des yeux tout autour de la tête Ainsi qu'il est dit dans Murger. Point très bonne. Un esprit d'enfer Avec des rires d'alouette. Sculpteur, musicien; poète Sont ses hôtes. Dieux quel hiver Nous passâmes! Ce fut amer Et doux. Un sabbat! Une fête! Ses cheveux, noir tas sauvage où Scintille un barbare bijou, La font reine et la font fantoche. Ayant vu cet ange pervers, "Oùsqu'est mon sonnet?" dit Arvers Et Chilpéric dit "Sapristoche!" Le Squelette A Albert Mérat Deux reÃtres saouls, courant les champs, virent parmi La fange d'un fossé profond, une carcasse Humaine dont la faim torve d'un loup fugace Venait de disloquer l'ossature à demi. La tête, intacte, avait ce rictus ennemi Qui nous attriste, nous énerve et nous agace. Or, peu mystiques, nos capitaines Fracasse Songèrent John Falstaff lui-même en eût frémi Qu'ils avaient bu, que tout vin bu filtre et s'égoutte, Et qu'en outre ce mort avec son chef béant Ne serait pas fâché de boire aussi, sans doute. Mais comme il ne faut pas insulter au Néant, Le squelette s'étant dressé sur son séant Fit signe qu'ils pouvaient continuer leur route. A Albert Mérat Et nous voilà très doux à la bêtise humaine, Lui pardonnant vraiment et même un peu touchés De sa candeur extrême et des torts très légers Dans le fond qu'elle assume et du train qu'elle mène. Pauvres gens que les gens! Mourir pour Célimène, Epouser Angélique ou venir de nuit chez Agnès et la briser, et tous les sots péchés, Tel est l'Amour encor plus faible que la Haine! L'Ambition, l'Orgueil, des tours dont vous tombez, Le Vin, qui vous imbibe et vous tord imbibés, L'Argent, le Jeu, le Crime, un tas de pauvres crimes! C'est pourquoi mon très cher Mérat, Mérat et moi, Nous étant dépouillés de tout banal émoi, Vivons dans un dandysme épris des seules Rimes! Art poétique A Charles Morice De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l'Impair Plus vague et plus soluble dans l'air, Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Il faut aussi que tu n'ailles point Choisir tes mots sans quelque méprise Rien de plus cher que la chanson grise Où l'Indécis au Précis se joint. C'est des beaux yeux derrière des voiles, C'est le grand jour tremblant de midi, C'est, par un ciel d'automne attiédi, Le bleu fouillis des claires étoiles! Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance! Oh! la nuance seule fiance Le rêve au rêve et la flûte au cor! Fuis du plus loin la Pointe assassine, L'Esprit cruel et le rire impur, Qui font pleurer les yeux de l'Azur, Et tout cet ail de basse cuisine! Prends l'éloquence et tords-lui son cou! Tu feras bien, en train d'énergie, De rendre un peu la Rime assagie. Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où? O qui dira les torts de la Rime! Quel enfant sourd ou quel nègre fou Nous a forgé ce bijou d'un sou Qui sonne creux et faux sous la lime? De la musique encore et toujours! Que ton vers soit la chose envolée Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée Vers d'autres cieux à d'autres amours. Que ton vers soit la bonne aventure Eparse au vent crispé du matin Qui va fleurant la menthe et le thym... Et tout le reste est littérature. Le Pitre Le tréteau qu'un orchestre emphatique secoue Grince sous les grands pieds du maigre baladin Qui harangue non sans finesse et sans dédain Les badauds piétinant devant lui dans la boue. Le plâtre de son front et le fard de sa joue Font merveille. Il pérore et se tait tout soudain, Reçoit des coups de pieds au derrière, badin Baise au cou sa commère énorme, et fait la roue. Ses boniments, de coeur et d'âme approuvons-les. Son court pourpoint de toile à fleurs et ses mollets Tournants jusqu'à l'abus valent que l'on s'arrête. Mais ce qu'il sied à tous d'admirer, c'est surtout Cette perruque d'où se dresse sur la tête, Preste, une queue avec un papillon au bout. Allégorie A Jules Valadon Despotique, pesant, incolore, l'Eté, Comme un roi fainéant présidant un supplice, S'étire par l'ardeur blanche du ciel complice Et bâille. L'homme dort loin du travail quitté. L'alouette au matin, lasse n'a pas chanté. Pas un nuage, pas un souffle, rien qui plisse Ou ride cet azur implacablement lisse Où le silence bout dans l'immobilité. L'âpre engourdissement a gagné les cigales Et sur leur lit étroit de pierres inégales Les ruisseaux à moitié taris ne sautent plus. Une rotation incessante de moires Lumineuses étend ses flux et ses reflux... Des guêpes, çà et là , volent, jaunes et noires. L'Auberge A Jean Moréas Murs blancs, toit rouge, c'est l'Auberge fraÃche au bord Du grand chemin poudreux où le pied brûle et saigne, L'auberge gaie avec le Bonheur pour enseigne. Vin bleu, pain tendre, et pas besoin de passeport. Ici l'on fume, ici l'on chante, ici l'on dort. L'hôte est un vieux soldat, et l'hôtesse qui peigne Et lave dix marmots roses et pleins de teigne Parle d'amour, de joie et d'aise, et n'a pas tort! La salle au noir plafond de poutres, aux images Violentes, Maleck Adel et les Rois Mages, Vous accueille d'un bon parfum de soupe aux choux. Entendez-vous? C'est la marmite qu'accompagne L'horloge du tic tac allègre de son pouls. Et la fenêtre s'ouvre au loin sur la campagne. Circonspection A Gaston Sénéchal Donne ta main, retiens ton souffle, asseyons-nous Sous cet arbre géant où vient mourir la brise En soupirs inégaux sous la ramure grise Que caresse le clair de lune blême et doux. Immobiles, baissons nos yeux vers nos genoux. Ne pensons pas, rêvons. Laissons faire à leur guise Le bonheur qui s'enfuit et l'amour qui s'épuise, Et nos cheveux frôlés par l'aile des hiboux. Oublions d'espérer. Discrète et contenue, Que l'âme de chacun de nous deux continue Ce calme et cette mort sereine du soleil. Restons silencieux parmi la paix nocturne Il n'est pas bon d'aller troubler dans son sommeil La nature, ce dieu féroce et taciturne. Vers pour être calomnié A Charles Vignier Ce soir je m'étais penché sur ton sommeil. Tout ton corps dormait chaste sur l'humble lit, Et j'ai vu, comme un qui s'applique et qui lit, Ah! j'ai vu que tout est vain sous le soleil! Qu'on vive, ô quelle délicate merveille, Tant notre appareil est une fleur qui plie! O pensée aboutissant à la folie! Va, pauvre, dors, moi, l'effroi pour toi m'éveille. Ah! misère de t'aimer, mon frêle amour Qui vas respirant comme on respire un jour! O regard fermé que la mort fera tel! O bouche qui ris en songe sur ma bouche, En attendant l'autre rire plus farouche! Vite, éveille-toi! Dis, l'âme est immortelle? Luxures A Léo Trézenik Chair! ô seul fruit mordu des vergers d'ici-bas, Fruit amer et sucré qui jutes aux dents seules Des affamés du seul amour, bouches ou gueules, Et bon dessert des forts, et leurs joyeux repas, Amour! le seul émoi de ceux que n'émeut pas L'horreur de vivre, Amour qui presses sous tes meules Les scrupules des libertins et des bégueules Pour le pain des damnés qu'élisent les sabbats, Amour, tu m'apparais aussi comme un beau pâtre Dont rêve la fileuse assise auprès de l'âtre Les soirs d'hiver dans la chaleur d'un sarment clair, Et la fileuse c'est la Chair, et l'heure tinte Où le rêve étreindra la rêveuse, - heure sainte Ou non! qu'importe à votre extase, Amour et Chair? Vendanges A Georges Rall Les choses qui chantent dans la tête Alors que la mémoire est absente, Ecoutez! c'est notre sang qui chante... O musique lointaine et discrète! Ecoutez! c'est notre sang qui pleure Alors que notre âme s'est enfuie D'une voix jusqu'alors inouïe Et qui va se taire tout à l'heure. Frère du sang de la vigne rose, Frère du vin de la veine noire, O vin, ô sang, c'est l'apothéose! Chantez, pleurez! Chassez la mémoire Et chassez l'âme, et jusqu'aux ténèbres Magnétisez nos pauvres vertèbres. Images d'un sou A Léon Dierx De toutes les douleurs douces Je compose mes magies! Paul, les paupières rougies, Erre seule aux Pamplemousses. La Folle-par-amour chante Une ariette touchante. C'est la mère qui s'alarme De sa fille fiancée. C'est l'épouse délaissée Qui prend un sévère charme A s'exagérer l'attente Et demeure palpitante. C'est l'amitié qu'on néglige Et qui se croit méconnue. C'est toute angoisse ingénue, C'est tout bonheur qui s'afflige L'enfant qui s'éveille et pleure, Le prisonnier qui voit l'heure, Les sanglots des tourterelles, La plainte des jeunes filles. C'est l'appel des Inésilles - Que gardent dans tes tourelles De bons vieux oncles avares - A tous sonneurs de guitares. Voici Damon qui soupire Sa tendresse à Geneviève De Brabant qui fait ce rêve D'exercer un chaste empire Dont elle-même se pâme Sur la veuve de Pyrame Tout exprès ressuscitée, Et la forêt des Ardennes Sent circuler dans ses veines La flamme persécutée De ces princesses errantes Sous les branches murmurantes, Et madame Malbrouck monte A sa tour pour mieux entendre La viole et la voix tendre De ce cher trompeur de Comte Ory qui revient d'Espagne Sans qu'un doublon l'accompagne. Mais il s'est couvert de gloire Aux gorges des Pyrénées Et combien d'infortunées Au teint de lys et d'ivoire Ne fit-il pas à tous risques Là -bas, parmi les Morisques!... Toute histoire qui se mouille De délicieuses larmes, Fût-ce à travers des chocs d'armes Aussitôt chez moi s'embrouille, Se mêle à d'autres encore, Finalement s'évapore En capricieuses nues, Laissant à travers des filtres Subtils talismans et philtres Au fin fond de mes cornues Au feu de l'amour rougies. Accourez à mes magies! C'est très beau. Venez d'aucunes Et d'aucuns. Entrrez, bagasse! Cadet-Roussel est paillasse Et vous dira vos fortunes. C'est Crédit qui tient la caisse. Allons vite qu'on se presse! Les uns et les autres Comédie dédiée à Théodore de Banville Personnages Myrtil Sylvandre Rosalinde Chloris Mezzetin Corydon Aminte Bergers, Masques La scène se passe dans un parc de Watteau, vers une fin d'après-midi d'été. Une nombreuse compagnie d'hommes et de femmes est groupée, en de nonchalantes attitudes, autour d'un chanteur costumé en Mezzetin qui s'accompagne doucement sur une mandoline. Scène I Mezzetin, chantant. Puisque tout n'est rien que fables, Hormis d'aimer ton désir, Jouis vite du loisir Que te font des dieux affables. Puisqu'à ce point se trouva Facile ta destinée, Puisque vers toi ramenée L'Arcadie est proche, - va! Va! le vin dans les feuillages Fait éclater les beaux yeux Et battre les coeurs joyeux A l'étroit sous les corsages... Corydon A l'exemple de la cigale nous avons Chanté... Aminte Si nous allions danser? Tous, moins Myrtil, Rosalinde, Sylvandre et Chloris. Nous vous suivons! Ils sortent, à l'exception des mêmes. Scène II Myrtil, Rosalinde, Sylvandre, Chloris, Rosalinde, à Myrtil. Chloris, à Sylvandre. Favorisé, vous pouvez dire l'être J'aime la danse à m'en jeter par la fenêtre, Et si je ne vais pas sur l'herbette avec eux C'est bien pour vous! Sylvandre la presse. Paix là ! Que vous êtes fougueux! Sortent Sylvandre et Chloris. Scène III Myrtil, Rosalinde Rosalinde Parlez-moi. Myrtil De quoi voulez-vous donc que je cause? Du passé? Cela vous ennuierait, et pour cause. Du présent? A quoi bon, puisque nous y voilà ? De l'avenir? Laissons en paix ces choses-là ! Rosalinde Parlez-moi du passé. Myrtil Pourquoi? Rosalinde C'est mon caprice. Et fiez-vous à la mémoire adulatrice Qui va teinter d'azur les plus mornes jadis Et masque les enfers anciens en paradis. Myrtil Soit donc! J'évoquerai, ma chère, pour vous plaire, Ce morne amour qui fut, hélas! notre chimère, Regrets sans fin, ennuis profonds, poignants remords, Et toute la tristesse atroce des jours morts; Je dirai nos plus beaux espoirs déçus sans cesse, Ces deux coeurs dévoués jusques à la bassesse Et soumis l'un à l'autre, et puis, finalement, Pour toute récompense et tout remerciement, Navrés, martyrisés, bafoués l'un par l'autre, Ma folle jalousie étreinte par la vôtre, Vos soupçons complétant l'horreur de mes soupçons, Toutes vos trahisons, toutes mes trahisons! Oui, puisque ce passé vous flatte et vous agrée, Ce passé que je lis tracé comme à la craie Sur le mur ténébreux du souvenir, je veux, Ce passé tout entier, avec ses désaveux Et ses explosions de pleurs et de colère, Vous le redire, afin, ma chère, de vous plaire! Rosalinde Savez-vous que je vous trouve admirable, ainsi Plein d'indignation élégante? Myrtil, irrité. Merci! Rosalinde Vous vous exagérez aussi par trop les choses. Quoi! pour un peu d'ennui, quelques heures moroses, Vous lamenter avec ce courroux enfantin! Moi, je rends grâce au dieu qui me fit ce destin D'avoir aimé, d'aimer l'ingrat, d'aimer encore L'ingrat qui tient de sots discours, et qui m'adore Toujours, ainsi qu'il sied d'ailleurs en ce pays De Tendre. Oui! Car malgré vos regards ébahis Et vos bras de poupée inerte, je suis sûre Que vous gardez toujours ouverte la blessure Faite par ces yeux-ci, boudeur, à ce coeur-là . Myrtil, attendri. Pourtant le jour où cet amour m'ensorcela Vous fut autant qu'à moi funeste, mon amie. Croyez-moi, réveiller la tendresse endormie, C'est téméraire, et mieux vaudrait pieusement Respecter jusqu'au bout son assoupissement Qui ne peut que finir par la mort naturelle. Rosalinde Fou! par quoi pouvons-nous vivre, sinon par elle? Myrtil, sincère. Alors, mourons! Rosalinde Vivons plutôt! Fût-ce à tout prix! Quant à moi, vos aigreurs, vos fureurs, vos mépris, Qui ne sont, je le sais, qu'un dépit éphémère, Et cet orgueil qui rend votre parole amère, J'en veux faire litière à mon amour têtu, Et je vous aimerai quand même, m'entends-tu? Myrtil Vous êtes mutinée... Rosalinde Allons, laissez-vous faire! Myrtil, cédant. Donc, il le faut! Rosalinde Venez cueillir la primevère De l'amour renaissant timide après l'hiver. Quittez ce front chagrin, souriez comme hier A ma tendresse entière et grande, encor qu'ancienne! Myrtil Ah! toujours tu m'auras mené, magicienne! Ils sortent. Rentrent Sylvandre et Chloris. Scène IV Sylvandre, Chloris Chloris, courant. Non! Sylvandre Si! Chloris Je ne veux pas... Sylvandre, la baisant sur la nuque. Dites je ne veux plus! La tenant embrassée. Mais voici, j'ai fixé vos voeux irrésolus Et le milan affreux tient la pauvre hirondelle. Chloris Fi! l'action vilaine! Au moins rougissez d'elle! Mais non! Il rit, il rit! Pleurnichant pour rire. Ah, oh, hi, que c'est mal! Sylvandre Tarare! mais le seul état vraiment normal, C'est le nôtre, c'est, fous l'un de l'autre, gais, libres, Jeunes, et méprisant tous autres équilibres Quelconques, qui ne sont que cloche-pieds piteux, D'avoir deux coeurs pour un, et, chère âme, un pour deux! Chloris Que voilà donc, monsieur l'amant, de beau langage! Vous êtes procureur ou poète, je gage, Pour ainsi discourir, sans rire, obscurément. Sylvandre Vous vous moquez avec un babil très charmant, Et me voici deux fois épris de ma conquête Tant d'éclat en vos yeux jolis, et dans la tête Tant d'esprit! Du plus fin encore, s'il vous plaÃt. Chloris Et si je vous trouvais par hasard bête et laid, Fier conquérant fictif, grand vainqueur en peinture? Sylvandre Alors, n'eussiez-vous pas arrêté l'aventure De tantôt, qui semblait exclure tout dégoût Conçu par vous, à mon détriment, après tout? Chloris O la fatuité des hommes qu'on n'évince Pas sur-le-champ! Allez, allez, la preuve est mince Que vous invoquez là d'un penchant présumé De mon coeur pour le vôtre, aspirant bien-aimé. - Au fait, chacun de nous vainement déblatère Et, tenez, je vais vous dire mon caractère, Pour qu'étant à la fin bien au courant de moi Si vous souffrez, du moins vous connaissiez pourquoi. Sachez donc... Sylvandre Que je meure ici, ma toute belle, Si j'exige... Chloris - Sachez d'abord vous taire. - Or celle Qui vous parle est coquette et folle. Oui, je le suis. J'aime les jours légers et les frivoles nuits; J'aime un ruban qui m'aille, un amant qui me plaise, Pour les bien détester après tout à mon aise. Vous, par exemple, vous, monsieur, que je n'ai pas Naguère tout à fait traité de haut en bas, Me dussiez-vous tenir pour la pire pécore, Eh bien, je ne sais pas si je vous souffre encore! Sylvandre, souriant. Dans le doute... Chloris, coquette, s'enfuyant. "Abstiens-toi", dit l'autre. Je m'abstiens. Sylvandre, presque naïf. Ah! c'en est trop, je souffre et m'en vais pleurer. Chloris, touchée, mais gaie. Viens, Enfant, mais souviens-toi que je suis infidèle Souvent, ou bien plutôt, capricieuse. Telle Il faut me prendre. Et puis, voyez-vous, nous voici Tous deux bien amoureux, - car je vous aime aussi, - Là ! voilà le grand mot lâché! Mais... Sylvandre O cruelle Réticence! Chloris Attendez la fin, pauvre cervelle. Mais, dirais-je, malgré tous nos transports et tous Nos serments mutuels, solennels, et jaloux D'être éternels, un dieu malicieux préside Aux autels de Paphos - Sur un geste de dénégation de Sylvandre. C'est un fait - et de Gnide. Telle est la loi qu'Amour à nos coeurs révéla. L'on n'a pas plutôt dit ceci qu'on fait cela. Plus tard on se repent, c'est vrai, mais le parjure A des ailes, et comme il perdrait sa gageure Celui qui poursuivrait un mensonge envolé! Qu'y faire? Promener son souci désolé, Bras ballants, yeux rougis, la tête décoiffée, A travers monts et vaux, ainsi qu'un autre Orphée, Gonfler l'air de soupirs et l'océan de pleurs Par l'indiscrétion de bavardes douleurs? Non, cent fois non! Plutôt aimer à l'aventure Et ne demander pas l'impossible à Nature! Nous voici, venez-vous de dire, bien épris L'un de l'autre, soyons heureux, faisons mépris De tout ce qui n'est pas notre douce folie! Deux coeurs pour un, un coeur pour deux... je m'y rallie, Me voici vôtre, tienne!... Etes-vous rassuré? Tout à l'heure j'avais mille fois tort, c'est vrai, D'ainsi bouder un coeur offert de bonne grâce, Et c'est moi qui reviens à vous, de guerre lasse. Donc aimons-nous. Prenez mon coeur avec ma main, Mais, pour Dieu, n'allons pas songer au lendemain, Et si ce lendemain doit ne pas être aimable, Sachons que tout bonheur repose sur le sable, Qu'en amour il n'est pas de malhonnêtes gens, Et surtout soyons-nous l'un à l'autre indulgents. Cela vous plaÃt? Sylvandre Cela me plairait si... Scène V Les précédents, Myrtil Myrtil, survenant. Madame A raison. Son discours serait l'épithalame Que j'eusse proféré si... Chloris Cela fait deux "si", C'est un de trop. Myrtil, à Chloris. Je pense absolument ainsi Que vous. Chloris, à Sylvandre. Et vous, monsieur? Sylvandre La vérité m'oblige... Chloris, au même. Et quoi, monsieur, déjà si tiède!... Myrtil, à Chloris. L'homme-lige Qu'il vous faut, ô Chloris, c'est moi... Scène VI Les précédents, Rosalinde Rosalinde, survenant. Salut! je suis Alors, puisqu'il le faut décidément, depuis Tous ces étonnements où notre coeur se joue, A votre chariot la cinquième roue. à Myrtil. Je vous rends vos serments anciens et les nouveaux Et les récents, les vrais aussi bien que les faux. Myrtil, au bras de Chloris et protestant comme par manière d'acquit. Chère! Rosalinde Vous n'avez pas besoin de vous défendre, Car me voici l'amie intime de Sylvandre. Sylvandre, ravi, surpris, et léger. O doux Charybde après un aimable Scylla! Mais celle-ci va faire ainsi que celle-là Sans doute, et toutes deux, adorables coquettes Dont les caprices sont bel et bien des raquettes Joueront avec mon coeur, je le crains, au volant. Chloris, à Sylvandre. Fat! Rosalinde, au même. Ingrat! Myrtil, au même. Insolent! Sylvandre, à Myrtil. Quant à cet "insolent", Ami cher, mes griefs sont au moins réciproques Et s'il est vrai que nous te vexions, tu nous choques. A Rosalinde et à Chloris. Mesdames, je suis votre esclave à toutes deux, Mais mon coeur qui se cabre aux chemins hasardeux Est un méchant cheval réfractaire à la bride Qui devant tout péril connu s'enfuit, rapide, A tous crins, s'allât-il rompre le col plus loin. A Rosalinde. Or donc, si vous avez, Rosalinde, besoin Pour un voyage au bleu pays des fantaisies D'un franc coursier, gourmand de provendes choisies Et quelque peu fringant, mais jamais rebuté, Chevauchez à loisir ma bonne volonté. Myrtil La déclaration est un tant soit peu roide. Mais, bah! chat échaudé craint l'eau, fût-elle froide, A Rosalinde. N'est-ce pas, Rosalinde, et vous le savez bien Que ce chat-là surtout, c'est moi. Rosalinde Je ne sais rien. Myrtil Et puisqu'en ce conflit où chacun se rebiffe Chloris aussi veut bien m'avoir pour hippogriffe De ses rêves devers la lune ou bien ailleurs, Me voici tout bridé, couvert d'ailleurs de fleurs Charmantes aux odeurs puissantes et divines Dont je sentirai bien tôt ou tard les épines, à Chloris. Madame, n'est-ce pas? Chloris Taisez-vous et m'aimez. Adieu, Sylvandre! Rosalinde Adieu, Myrtil! Myrtil, à Rosalinde. Est-ce à jamais? Sylvandre, à Chloris. C'est pour toujours! Rosalinde Adieu, Myrtil! Chloris Adieu, Sylvandre! Sortent Sylvandre et Rosalinde. Scène VII Myrtil, Chloris Chloris C'est donc que vous avez de l'amour à revendre Pour, le joug d'une amante irritée écarté, Vous tourner aussitôt vers ma faible beauté? Myrtil Croyez-vous qu'elle soit à ce point offensée? Chloris Qui? ma beauté? Myrtil Non. L'autre... Chloris Ah! - J'avais la pensée Bien autre part, je vous l'avoue, et m'attendais A quelque madrigal un peu compliqué, mais Sans doute vous voulez parler de Rosalinde Et du courroux auquel son coeur crispé se guinde... N'en doutez pas, elle est vexée horriblement. Myrtil En êtes-vous bien sûre? Chloris Ah çà , pour un amant Tout récemment élu, sur sa chaude supplique Encore! et dans un tel concours mélancolique Malgré qu'un tant soit peu plaisant d'événements, Ne pouvez-vous pas mieux employer les moments Premiers de nos premiers amours, ô cher Thésée, Qu'à vous préoccuper d'Ariane laissée? - Mais taisons cela, quitte à plus tard en parler. - Eh oui, là je vous jure, à ne rien vous celer, Que Rosalinde, éprise encor d'un infidèle, Trépigne, peste, enrage, et sa rancoeur est telle Qu'elle m'en a pris mon Sylvandre de dépit. Myrtil Et vous regrettez fort Sylvandre? Chloris Mal lui prit, Que je crois, de tomber sur votre ancienne amie? Myrtil Et pourquoi? Chloris Faux naïf! je ne le dirai mie. Myrtil Mais regrettez-vous fort Sylvandre? Chloris M'aimez-vous, Vous? Myrtil Vos yeux sont si beaux, votre... Chloris Etes-vous jaloux De Sylvandre? Myrtil, très vivement. O oui! Se reprenant. Mais au passé, chère belle. Chloris Allons, un tel aveu, bien que tardif, s'appelle Une galanterie et je l'admets ainsi. Donc vous m'aimez? Myrtil, distrait, après un silence. O oui! Chloris Quel amoureux transi Vous seriez si d'ailleurs vous l'étiez de moi! Myrtil, même jeu que précédemment. Douce Amie! Chloris Ah, que c'est froid! "Douce amie!" Il vous trousse Un compliment banal et prend un air vainqueur! J'aurai longtemps vos "oui" de tantôt sur le coeur. Myrtil, indolemment. Permettez... Chloris Mais voici Rosalinde et Sylvandre. Myrtil, comme réveillé en sursaut. Rosalinde! Chloris Et Sylvandre. Et quel besoin de fendre Ainsi l'air de vos bras en façon de moulin? Ils débusquent. Tournons vite le terre-plein Et vidons, s'il vous plaÃt, ailleurs cette querelle. Ils sortent. Scène VIII Sylvandre, Rosalinde Sylvandre Et voilà mon histoire en deux mots. Rosalinde Elle est telle Que j'y lis à l'envers l'histoire de Myrtil. Par un pressentiment inquiet et subtil Vous redoutez l'amour qui venait et sa lèvre Aux baisers inconnus encore, et lui qu'enfièvre Le souvenir d'un vieil amour désenlacé, Stupide autant qu'ingrat, il a peur du passé, Et tous deux avez tort, allez Sylvandre. Sylvandre Dites Qu'il a tort... Rosalinde Non, tous deux, et vous n'êtes pas quittes, Et tous deux souffrirez, et ce sera bien fait. Sylvandre Après tout je ne vois que très mal mon forfait Et j'ignore très bien quel sera mon martyre Minaudant. A moins que votre coeur... Rosalinde Vous avez tort de rire. Sylvandre Je ne ris pas, je dis posément d'une part, Que je ne crois point tant criminel mon départ D'avec Chloris, coquette aimable mais sujette A caution, et puis, d'autre part je projette D'être heureux avec vous qui m'avez bien voulu Recueillir quand brisé, désemparé, moulu, Berné par ma maÃtresse et planté là par elle J'allais probablement me brûler la cervelle Si j'avais eu quelque arme à feu sous mes dix doigts. Oui je vais vous aimer, je le veux je le dois En outre, je vais vous aimer à la folie... Donc, arrière regrets, dépit, mélancolie! Je serai votre chien féal, ton petit loup Bien doux... Rosalinde Vous avez tort de rire, encore un coup. Sylvandre Encore un coup, je ne ris pas. Je vous adore, J'idolâtre ta voix si tendrement sonore, J'aime vos pieds, petits à tenir dans la main, Qui font un bruit mignard et gai sur le chemin Et luisent, rêves blancs, sous les pompons des mules. Quand tes grands yeux, de qui les astres sont émules Abaissent jusqu'à nous leurs aimables rayons, Comparable à ces fleurs d'été que nous voyons Tourner vers le soleil leur fidèle corolle Lors je tombe en extase et reste sans parole, Sans vie et sans pensée, éperdu, fou, hagard, Devant l'éclat charmant et fier de ton regard. Je frémis à ton souffle exquis comme au vent l'herbe, O ma charmante, ô ma divine, ô ma superbe, Et mon âme palpite au bout de tes cils d'or... - A propos, croyez-vous que Chloris m'aime encor? Rosalinde Et si je le pensais? Sylvandre Question saugrenue En effet! Rosalinde Voulez-vous la vérité bien nue? Sylvandre Non! Que me fait? Je suis un sot, et me voici Confus, et je vous aime uniquement. Rosalinde Ainsi, Cela vous est égal qu'il soit patent, palpable, Evident, que Chloris vous adore... Sylvandre Du diable Si c'est possible! Elle! Elle? Allons donc! Soucieux tout à coup, à part. Hélas! Rosalinde Quoi, Vous en doutez? Sylvandre Ce coeur volage suit sa loi, Elle leurre à présent Myrtil... Rosalinde, passionnément. Elle le leurre, Dites-vous? Mais alors il l'aime!... Sylvandre Que je meure Si je comprends ce cri jaloux! Rosalinde Ah, taisez-vous! Sylvandre Un trompeur! une folle! Rosalinde Es-tu donc pas jaloux De Myrtil, toi, hein, dis? Sylvandre, comme frappé subitement d'une idée douloureuse. Tiens! la fâcheuse idée Mais c'est qu'oui! me voici l'âme tout obsédée... Rosalinde, presque joyeuse. Ah, vous êtes jaloux aussi, je savais bien! Sylvandre, à part. Feignons encor. A Rosalinde. Je vous jure qu'il n'en est rien Et si vraiment je suis jaloux de quelque chose Le seul Myrtil du temps jadis en est la cause. Rosalinde Trêve de compliments fastidieux. Je suis Très triste, et vous aussi. Le but que je poursuis Est le vôtre. Causons de nos deuils identiques. Des malheureux ce sont, il paraÃt, les pratiques, Cela, dit-on, console. Or, nous aimons toujours Vous Chloris, moi Myrtil, sans espoir de retours Apparents. Entre nous la seule différence C'est que l'on m'a trahie, et que votre souffrance A vous vient de vous-même, et n'est qu'un châtiment. Ai-je tort? Sylvandre Vous lisez dans mon coeur couramment, Chère Chloris, je t'ai méchamment méconnue! Qui me rendra jamais ta malice ingénue, Et ta gaieté si bonne, et ta grâce, et ton coeur? Rosalinde Et moi, par un destin bien autrement moqueur, Je pleure après Myrtil infidèle... Sylvandre Infidèle! Mais c'est qu'alors Chloris l'aimerait. O mort d'elle! J'enrage et je gémis! Mais ne disiez-vous pas Tantôt qu'elle m'aimait encore. - O cieux, là -bas, Regardez, les voilà . Rosalinde Qu'est-ce qu'ils vont se dire? Ils remontent le théâtre. Scène IX Les Précédents, Chloris, Myrtil Chloris Allons, encore un peu de franchise, beau sire Ténébreux. Avouez votre cas tout à fait. Le silence, n'est-il pas vrai? vous étouffait, Et l'obligation banale où vous vous crûtes D'imiter à tout bout de champ la voix des flûtes Pour quelque madrigal bien fade à mon endroit Vous étouffait, ainsi qu'un pourpoint trop étroit? Votre coeur qui battait pour elle dut me taire Par politesse et par prudence son mystère; Mais à présent que j'ai presque tout deviné Pourquoi continuer ce mutisme obstiné? Parlez d'elle, cela d'abord sera sincère. Puis vous souffrirez moins, et, s'il est nécessaire De vous intéresser aux souffrances d'autrui, J'ai besoin, en retour, de vous parler de lui! Myrtil Et quoi, vous aussi, vous! Chloris Moi-même, hélas! moi-même Puis-je encore espérer que mon bien-aimé m'aime? Nous étions tous les deux Sylvandre, si bien faits L'un pour l'autre! Quel sort jaloux, quel dieu mauvais Fit ce malentendu cruel qui nous sépare? Hélas, il fut frivole encore plus que barbare Et son esprit surtout fit que son coeur pécha. Myrtil Espérez, car peut-être il se repent déjà , Si j'en juge d'après mes remords... Il sanglote. Et mes larmes! Sylvandre et Rosalinde se pressent la main. Rosalinde, survenant. Les pleurs délicieux! Cher instant plein de charmes! Myrtil C'est affreux! Chloris O douleur! Rosalinde, sur la pointe du pied et très bas. Chloris! Chloris Vous étiez là ? Rosalinde Le sort capricieux qui nous désassembla A remis, faisant trêve à son ire inhumaine, Sylvandre en bonnes mains, et je vous le ramène Jurant son grand serment qu'on ne l'y prendrait plus. Est-il trop tard? Sylvandre, à Chloris. O point de refus absolus! De grâce ayez pitié quelque peu. La vengeance Suprême c'est d'avoir un aspect d'indulgence, Punissez-moi sans trop de justice et daignez Ne me point accabler de traits plus indignés Que n'en méritent - non mes crimes, - mais ma tête Folle, mais mon coeur faible et lâche... Il tombe à genoux. Chloris Etes-vous bête? Relevez-vous, je suis trop heureuse à présent Pour vous dire quoi que ce soit de déplaisant Et je jette à ton cou chéri mes bras de lierre. Nous nous expliquerons plus tard Et ma première Querelle et mon premier reproche seront pour L'air de doute dont tu reçus mon pauvre amour Qui, s'il a quelques tours étourdis et frivoles, N'en est pas moins, parmi ses apparences folles, Quelque chose de tout dévoué pour toujours Donc, chassons ce nuage, et reprenons le cours De la charmante ivresse où s'exalta notre âme. A Rosalinde. Et quant à vous, soyez sûre, bonne Madame, De mon amitié franche - et baisez votre soeur. Les deux femmes s'embrassent. Sylvandre O si joyeuse avec toute cette douceur! Rosalinde, à Myrtil. Que diriez-vous, Myrtil, si je faisais comme elle? Myrtil Dieux! elle a pardonné, clémente autant que belle. A Rosalinde. O laissez-moi baiser vos mains pieusement! Rosalinde Voilà qui finit bien et c'est un cher moment Que celui-ci. Sans plus parler de ces tristesses, Soyons heureux. A Chloris et à Sylvandre. Sachez enlacer vos jeunesses, Doux amis, et joyeux que vous êtes, cueillez La fleur rouge de vos baisers ensoleillés. Se tournant vers Myrtil. Pour nous, amants anciens sur qui gronda la vie, Nous vous admirerons sans vous porter envie, Ayant, nous, nos bonheurs discrets d'après-midi. Tous les personnages de la Scène Ire reviennent se grouper comme au lever du rideau. Et voyez, aux rayons du soleil attiédi, Voici tous nos amis qui reviennent des danses Comme pour recevoir nos belles confidences. Scène X Tous, groupés comme ci-dessus. Mezzetin, chantant. Va! sans nul autre souci Que de conserver ta joie! Fripe les jupes de soie Et goûte les vers aussi. La morale la meilleure, En ce monde où les plus fous Sont les plus sages de tous, C'est encor d'oublier l'heure. Il s'agit de n'être point Mélancolique et morose. La vie est-elle une chose Grave et réelle à ce point? La toile tombe. Vers jeunes Le soldat laboureur A Edmond Lepelletier Or ce vieillard était horrible un de ses yeux, Crevé, saignait, tandis que l'autre, chassieux, Brutalement luisait sous son sourcil en brosse; Les cheveux se dressaient d'une façon féroce, Blancs, et paraissaient moins des cheveux que des crins; Le vieux torse solide encore sur les reins, Comme au ressouvenir des balles affrontées, Cambré, contrariait les épaules voûtées; La main gauche avait l'air de chercher le pommeau D'un sabre habituel et dont le long fourreau Semblait, s'embarrassant avec la sabretache, Gêner la marche et vers la tombante moustache La main droite parfois montait, la retroussant. Il était grand et maigre et jurait en toussant. Fils d'un garçon de ferme et d'une lavandière, Le service à seize ans le prit. Il fit entière, La campagne d'Egypte. Austerlitz, Iéna, Le virent. En Espagne un moine l'éborgna - Il tua le bon père, et lui vola sa bourse, - Par trois fois traversa la Prusse au pas de course, En Hesse eut une entaille épouvantable au cou, Passa brigadier lors de l'entrée à Moscou, Obtint la croix et fut de toutes les défaites D'Allemagne et de France, et gagna dans ces fêtes Trois blessures, plus un brevet de lieutenant Qu'il résigna bientôt, les Bourbons revenant, A Mont-Saint-Jean, bravant la mort qui l'environne, Dit un mot analogue à celui de Cambronne; Puis, quand pour un second exil et le tombeau, La Redingote grise et le petit Chapeau Quittèrent à jamais leur France tant aimée Et que l'on eut, hélas! dissous la grande armée, Il revint au village, étonné du clocher. Presque forcé pendant un an de se cacher, Il braconna pour vivre, et quand des temps moins rudes L'eurent, sans le réduire à trop de platitudes, Mis à même d'écrire en hauts lieux à l'effet D'obtenir un secours d'argent qui lui fut fait, Logea moyennant deux cents francs par an chez une Parente qu'il avait, dont toute la fortune Consistait en un champ cultivé par ses fieux, L'un marié depuis longtemps et l'autre vieux Garçon encore, et là notre foudre de guerre Vivait et bien qu'il fût tout le jour sans rien faire Et qu'il eût la charrue et la terre en horreur, C'était ce qu'on appelle un soldat laboureur. Toujours levé dès l'aube et la pipe à la bouche Il allait et venait, engloutissait, farouche, Des verres d'eau-de-vie et parfois s'enivrait, Les dimanches tirait à l'arc au cabaret, Après dÃner faisait un quart d'heure sans faute Sauter sur ses genoux les garçons de son hôte Ou bien leur apprenait l'exercice et comment Un bon soldat ne doit songer qu'au fourniment. Le soir il voisinait, tantôt pinçant les filles, Habitude un peu trop commune aux vieux soudrilles, Tantôt, geste ample et voix forte qui dominait Le grillon incessant derrière le chenet, Assis auprès d'un feu de sarments qu'on entoure Confusément disait l'Elster, l'Estramadoure, Smolensk, Dresde, Lutzen et les ravins vosgeois Devant quatre ou cinq gars attentifs et narquois S'exclamant et riant très fort aux endroits farce. Canonnade compacte et fusillade éparse, Chevaux éventrés, coups de sabre, prisonniers Mis à mal entre deux batailles, les derniers Moments d'un officier ajusté par derrière, Qui se souvient et qu'on insulte, la barrière Clichy, les alliés jetés au fond des puits, La fuite sur la Loire et la maraude, et puis Les femmes que l'on force après les villes prises, Sans choix souvent, si bien qu'on a des mèches grises Aux mains et des dégoûts au coeur après l'ébat Quand passe le marchef ou que le rappel bat, Puis encore, les camps levés et les déroutes. Toutes ces gaÃtés, tous ces faits d'armes et toutes Ces gloires défilaient en de longs entretiens, Entremêlés de gros jurons très peu chrétiens Et de grands coups de poing sur les cuisses voisines. Les femmes cependant, soeurs, mères et cousines, Pleuraient et frémissaient un peu, conformément A l'usage, tout en se disant "Le vieux ment." Et les hommes fumaient et crachaient dans la cendre. Et lui qui quelquefois voulait bien condescendre A parler discipline avec ces bons lourdauds Se levait, à grands pas marchait, les mains au dos, Et racontait alors quelque fait politique Dont il se proclamait le témoin authentique, La distribution des Aigles, les Adieux, Le Sacre et ce Dix-huit Brumaire radieux, Beau jour où le soldat qu'un bavard importune Brisa du même coup orateurs et tribune, Où le dieu Mars mis par la Chambre hors la Loi Mit la Loi hors la Chambre et, sans dire pourquoi, Balaya du pouvoir tous ces ergoteurs glabres, Tous ces législateurs qui n'avaient pas de sabres! Tel parlait et faisait le grognard précité Qui mourut centenaire à peu près l'autre été. Le maire conduisit le deuil au cimetière. Un feu de peloton fut tiré sur la bière Par le garde champêtre et quatorze pompiers Dont sept revinrent plus ou moins estropiés A cause des mauvais fusils de la campagne. Un tertre qu'une pierre assez grande accompagne Et qu'orne un saule en pleurs est l'humble monument Où notre héros dort perpétuellement. De plus, suivant le voeu dernier du camarade, On grava sur la pierre, après ses nom et grade, Ces mots que tout Français doit lire en tressaillant "Amour à la plus belle et gloire au plus vaillant." Les loups Parmi l'obscur champ de bataille Rôdant sans bruit sous le ciel noir Les loups obliques font ripaille Et c'est plaisir que de les voir, Agiles, les yeux verts, aux pattes Souples sur les cadavres mous, - Gueules vastes et têtes plates - Joyeux, hérisser leurs poils roux. Un rauquement rien moins que tendre Accompagne les dents mâchant Et c'est plaisir que de l'entendre, Cet hosannah vil et méchant - "Chair entaillée et sang qui coule Les héros ont du bon vraiment. La faim repue et la soif soûle Leur doivent bien ce compliment. Mais aussi, soit dit sans reproche, Combien de peines et de pas Nous a coûtés leur seule approche, On ne l'imaginerait pas. Dès que, sans pitié ni relâches, Sonnèrent leurs pas fanfarons Nos coeurs de fauves et de lâches, A la fois gourmands et poltrons, Pressentant la guerre et la proie Pour maintes nuits et pour maints jours Battirent de crainte et de joie A l'unisson de leurs tambours. Quand ils apparurent ensuite Tout étincelants de métal, Oh, quelle peur et quelle fuite Vers la femelle, au bois natal! Ils allaient fiers, les jeunes hommes, Calmes sous leur drapeau flottant, Et plus forts que nous ne le sommes Ils avaient l'air très doux pourtant. Le fer terrible de leurs glaives Luisait moins encor que leurs yeux Où la candeur d'augustes rêves Eclatait en regards joyeux. Leurs cheveux que le vent fouette Sous leurs casques battaient, pareils Aux ailes de quelque mouette, Pâles avec des tons vermeils. Ils chantaient des choses hautaines! Ça parlait de libres combats, D'amour, de brisements de chaÃnes Et de mauvais dieux mis à bas. - Ils passèrent. Quand leur cohorte Ne fut plus là -bas qu'un point bleu, Nous nous arrangeâmes en sorte De les suivre en nous risquant peu. Longtemps, longtemps rasant la terre, Discrets, loin derrière eux, tandis Qu'ils allaient au pas militaire, Nous marchâmes par rangs de dix, Passant les fleuves à la nage Quand ils avaient rompu les ponts, Quelques herbes pour tout carnage, N'avançant que par faibles bonds, Perdant à tout moment haleine... Enfin une nuit ces démons Campèrent au fond d'une plaine Entre des forêts et des monts. Là nous les guettâmes à l'aise, Car ils dormaient pour la plupart. Nos yeux pareils à de la braise Brillaient autour de leur rempart, Et le bruit sec de nos dents blanches Qu'attendaient des festins si beaux Faisaient cliqueter dans les branches Le bec avide des corbeaux. L'aurore éclate. Une fanfare Epouvantable met sur pied La troupe entière qui s'effare. Chacun s'équipe comme il sied. Derrière les hautes futaies Nous nous sommes dissimulés Tandis que les prochaines haies Cachent les corbeaux affolés. Le soleil qui monte commence A brûler. La terre a frémi. Soudain une clameur immense A retenti. C'est l'ennemi! C'est lui, c'est lui! Le sol résonne Sous les pas durs des conquérants. Les polémarques en personne Vont et viennent le long des rangs. Et les lances et les épées Parmi les plis des étendards Flambent entre les échappées De lumières et de brouillards. Sur ce, dans ses courroux épiques La jeune bande s'avança, Gaie et sereine sous les piques, Et la bataille commença. Ah, ce fut une chaude affaire Cris confus, choc d'armes, le tout Pendant une journée entière Sous l'ardeur rouge d'un ciel d'août. Le soir. - Silence et calme. A peine Un vague moribond tardif Crachant sa douleur et sa haine Dans un hoquet définitif; A peine, au lointain gris, le triste Appel d'un clairon égaré. Le couchant d'or et d'améthyste S'éteint et brunit par degré. La nuit tombe. Voici la lune! Elle cache et montre à moitié Sa face hypocrite comme une Complice feignant la pitié. Nous autres qu'un tel souci laisse Et laissera toujours très cois, Nous n'avons pas cette faiblesse, Car la faim nous chasse du bois, Et nous avons de quoi repaÃtre Cet impérial appétit, Le champ de bataille sans maÃtre N'étant ni vide ni petit. Or, sans plus perdre en phrases vaines Dont quelque sot serait jaloux Cette heure de grasses aubaines, Buvons et mangeons, nous, les Loups!" La pucelle A Robert Caze Quand déjà pétillait et flambait le bûcher, Jeanne qu'assourdissait le chant brutal des prêtres, Sous tous ces yeux dardés de toutes ces fenêtres Sentit frémir sa chair et son âme broncher. Et semblable aux agneaux que revend au boucher Le pâtour qui s'en va sifflant des airs champêtres, Elle considéra les choses et les êtres Et trouva son seigneur bien ingrat et léger. "C'est mal, gentil Bâtard, doux Charles, bon Xaintrailles, De laisser les Anglais faire ces funérailles A qui leur fi lever le siège d'Orléans." Et la lorraine, au seul penser de cette injure, Tandis que l'étreignait la mort des mécréants, Las! pleura comme eût fait une autre créature. L'Angélus du matin A Léon Vanier Fauve avec des tons d'écarlate Une aurore de fin d'été Tempétueusement éclate A l'horizon ensanglanté. La nuit rêveuse, bleue et bonne Pâlit, scintille et fond en l'air, Et l'ouest dans l'ombre qui frissonne Se teinte au bord de rose clair. La plaine brille au loin et fume. Un oblique rayon venu Du soleil surgissant allume Le fleuve comme un sabre nu. Le bruit des choses réveillées Se marie aux brouillards légers Que les herbes et les feuillées Ont subitement dégagés. L'aspect vague du paysage S'accentue et change à foison. La silhouette d'un village ParaÃt. - Parfois une maison Illumine sa vitre et lance Un grand éclair qui va chercher L'ombre du bois plein de silence. Cà et là se dresse un clocher. Cependant, la lumière accrue Frappe dans les sillons les socs Et voici que claire, bourrue, Despotique, la voix des coqs Proclamant l'heure froide et grise Du pain mangé sans faim, des yeux Frottés que flagelle la bise Et du grincement des moyeux, Fait sortir des toits la fumée, Aboyer les chiens en fureur, Et par la pente accoutumée Descendre le lourd laboureur, Tandis qu'un choeur de cloches dures Dans le grandissement du jour Monte, aubade franche d'injures A l'adresse du Dieu d'amour! La soupe du soir A J. -K. Huysmans Il fait nuit dans la chambre étroite et froide où l'homme Vient de rentrer, couvert de neige, en blouse, et comme Depuis trois jours il n'a pas prononcé deux mots La femme a peur et fait des signes aux marmots. Un seul lit, un bahut disloqué, quatre chaises, Des rideaux jadis blancs conchiés des punaises, Une table qui va s'écroulant d'un côté, - Le tout navrant avec un air de saleté. L'homme, grand front, grands yeux pleins d'une sombre flamme, A vraiment des lueurs d'intelligence et d'âme Et c'est ce qu'on appelle un solide garçon. La femme, jeune encore, est belle à sa façon. Mais la Misère a mis sur eux sa main funeste, Et perdant par degrés rapides ce qui reste En eux de tristement vénérable et d'humain, Ce seront la femelle et le mâle, demain. Tous se sont attablés pour manger de la soupe Et du boeuf, et ce tas sordide forme un groupe Dont l'ombre à l'infini s'allonge tout autour De la chambre, la lampe étant sans abat-jour. Les enfants sont petits et pâles, mais robustes En dépit des maigreurs saillantes de leurs bustes Qui disent les hivers passés sans feu souvent Et les étés subis dans un air étouffant. Non loin d'un vieux fusil rouillé qu'un clou supporte Et que la lampe fait luire d'étrange sorte, Quelqu'un qui chercherait longtemps dans ce retrait Avec l'oeil d'un agent de police verrait Empilés dans le fond de la boiteuse armoire Quelques livres poudreux de "science" et "d'histoire", Et sous le matelas, cachés avec grand soin, Des romans capiteux cornés à chaque coin. Ils mangent cependant. L'homme, morne et farouche, Porte la nourriture écoeurante à sa bouche D'un air qui n'est rien moins nonobstant que soumis, Et son eustache semble à d'autres soins promis. La femme pense à quelque ancienne compagne, Laquelle a tout, voiture et maison de campagne, Tandis que les enfants, leurs poings dans leurs yeux clos, Ronflant sur leur assiette imitent des sanglots. Les vaincus A Louis-Xavier de Ricard I La Vie est triomphante et l'Idéal est mort, Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe, Le cheval enivré du vainqueur broie et mord Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce, Et nous que la déroute a fait survivre, hélas! Les pieds meurtris, les yeux troubles, la tête lourde, Saignants, veules, fangeux, déshonorés et las, Nous allons, étouffant mal une plainte sourde, Nous allons, au hasard du soir et du chemin, Comme les meurtriers et comme les infâmes, Veufs, orphelins, sans toit, ni fils, ni lendemain, Aux lueurs des forêts familières en flammes! Ah, puisque notre sort est bien complet, qu'enfin L'espoir est aboli, la défaite certaine, Et que l'effort le plus énorme serait vain, Et puisque c'en est fait, même de notre haine, Nous n'avons plus, à l'heure où tombera la nuit, Abjurant tout risible espoir de funérailles; Qu'à nous laisser mourir obscurément, sans bruit, Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles. II Une faible lueur palpite à l'horizon Et le vent glacial qui s'élève redresse Le feuillage des bois et les fleurs du gazon; C'est l'aube! tout renaÃt sous sa froide caresse. De fauve l'Orient devient rose, et l'argent Des astres va bleuir dans l'azur qui se dore; Le coq chante, veilleur exact et diligent; L'alouette a volé stridente c'est l'aurore! Eclatant, le soleil surgit c'est le matin! Amis, c'est le matin splendide dont la joie Heurte ainsi notre lourd sommeil, et le festin Horrible des oiseaux et des bêtes de proie. O prodige! en nos coeurs le frisson radieux Met à travers l'éclat subit de nos cuirasses, Avec un violent désir de mourir mieux, La colère et l'orgueil anciens des bonnes races. Allons, debout! allons, allons! debout, debout! Assez comme cela de hontes et de trêves! Au combat, au combat! car notre sang qui bout A besoin de fumer sur la pointe de glaives! III Les vaincus se sont dit dans la nuit de leurs geôles Ils nous ont enchaÃnés, mais nous vivons encor. Tandis que les carcans font ployer nos épaules, Dans nos veines le sang circule, bon trésor. Dans nos têtes nos yeux rapides avec ordre Veillent, fins espions, et derrière nos fronts Notre cervelle pense, et s'il faut tordre ou mordre, Nos mâchoires seront dures et nos bras prompts. Légers, ils n'ont pas vu d'abord la faute immense Qu'ils faisaient, et ces fous qui s'en repentiront Nous ont jeté le lâche affront de la clémence. Bon! la clémence nous vengera de l'affront. Ils nous ont enchaÃnés! Mais les chaÃnes sont faites Pour tomber sous la lime obscure et pour frapper Les gardes qu'on désarme, et les vainqueurs en fêtes Laissent aux évadés le temps de s'échapper. Et de nouveau bataille! Et victoire peut-être, Mais bataille terrible et triomphe inclément, Et comme cette fois le Droit sera le maÃtre Cette fois-ci sera la dernière, vraiment! IV Car les morts, en dépit des vieux rêves mystiques, Sont bien morts, quand le fer a bien fait son devoir Et les temps ne sont plus des fantômes épiques Chevauchant des chevaux spectres sous le ciel noir, La jument de Roland et Roland sont des mythes Dont le sens nous échappe et réclame un effort Qui perdrait notre temps, et si vous vous promÃtes D'être épargnés par nous vous vous trompâtes fort. Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains. La justice le veut d'abord, puis la vengeance, Puis le besoin pressant d'opportuns lendemains. Et la terre, depuis longtemps aride et maigre, Pendant longtemps boira joyeuse votre sang Dont la lourde vapeur savoureusement aigre Montera vers la nue et rougira son flanc, Et les chiens et les loups et les oiseaux de proie Feront vos membres nets et fouilleront vos troncs, Et nous rirons, sans rien qui trouble notre joie Car les morts sont bien morts et nous vous l'apprendrons. A la manière de plusieurs I. La Princesse Bérénice A Jacques Madeleine Sa tête fine dans sa main toute petite, Elle écoute le chant des cascades lointaines, Et dans la plainte langoureuse des fontaines, Perçoit comme un écho béni du nom de Tite. Elle a fermé ses yeux divins de clématite Pour bien leur peindre, au coeur des batailles hautaines, Son doux héros, le mieux aimant des capitaines, Et, Juive, elle se sent au pouvoir d'Aphrodite. Alors un grand souci la prend d'être amoureuse, Car dans Rome une loi bannit, barbare, affreuse, Du trône impérial toute femme étrangère. Et sous le noir chagrin dont sanglote son âme, Entre les bras de sa servante la plus chère, La reine, hélas! défaille et tendrement se pâme. II. Langueur A Georges Courteline Je suis l'Empire à la fin de la décadence, Qui regarde passer les grands Barbares blancs En composant des acrostiches indolents D'un style d'or où la langueur du soleil danse. L'âme seulette a mal au coeur d'un ennui dense, Là -bas on dit qu'il est de longs combats sanglants. O n'y pouvoir, étant si faible aux voeux si lents, O n'y vouloir fleurir un peu cette existence! O n'y vouloir, ô n'y pouvoir mourir un peu! Ah! tout est bu! Bathylle, as-tu fini de rire? Ah! tout est bu, tout est mangé! Plus rien à dire! Seul, un poème un peu niais qu'on jette au feu, Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige, Seul, un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige! III. Pantoum négligé Trois petits pâtés, ma chemise brûle. Monsieur le curé n'aime pas les os. Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule, Que n'émigrons-nous vers les Palaiseaux. Ma cousine est blonde, elle a nom Ursule. On dirait d'un cher glaïeul sur les eaux Vivent le muguet et la campanule! Dodo, l'enfant do, chantez, doux fuseaux. Que n'émigrons-nous vers les Palaiseaux. Trois petits pâtés, un point et virgule; On dirait d'un cher glaïeul sur les eaux; Vivent le muguet et la campanule. Trois petits pâtés, un point et virgule Dodo, l'enfant do, chantez, doux fuseaux. La libellule erre emmi des roseaux. Monsieur le Curé, ma chemise brûle. IV. Paysage Vers Saint-Denis c'est bête et sale la campagne. C'est pourtant là qu'un jour j'emmenai ma compagne. Nous étions de mauvaise humeur et querellions. Un plat soleil d'été tartinait ses rayons Sur la plaine séchée ainsi qu'une rôtie. C'était pas trop après le Siège une partie Des "maisons de campagne" était à terre encor, D'autres se relevaient comme on hisse un décor, Et des obus tout neufs encastrés aux pilastres Portaient écrit autour SOUVENIR DES DESASTRES. V. Conseil Falot A Raoul Ponchon Brûle aux yeux des femmes Et garde ton coeur, Mais crains la langueur Des épithalames. Bois pour oublier! L'eau-de-vie est une Qui porte la lune Dans son tablier. L'injure des hommes, Qu'est-ce que ça fait? Va, notre coeur sait Seul ce que nous sommes. Ce que nous valons, Notre sang le chante! L'épine méchante Te mord aux talons? Le vent taquin ose Te gifler souvent? Chante dans le vent Et cueille la rose! Va, tout est au mieux Dans ce monde pire! Surtout laisse dire, Surtout sois joyeux D'être une victime A ces pauvres gens Les dieux indulgents Ont aimé ton crime! Tu refleuriras Dans un élysée. Ame méprisée, Tu rayonneras! Tu n'es pas de celles Qu'un coup du Destin Dissipe soudain En mille étincelles. Métal dur et clair, Chaque coup t'affine En arme divine Pour un destin fier. Arrière la forge! Et tu vas frémir Vibrer et jouir Au poing de saint George Et de saint Michel, Dans des gloires calmes, Au vent pur des palmes Sur l'aile du ciel!... C'est d'être un sourire Au milieu des pleurs, C'est d'être des fleurs, Au champ du martyre, C'est d'être le feu Qui dort dans la pierre, C'est d'être en prière, C'est d'attendre un peu! VI. Le poète et la muse La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules, O pleine de jour sale et de bruits d'araignées? La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées Par ces crasses au mur et par quelles virgules? Ah fi! Pourtant, chambre en garni qui te recules En ce sec jeu d'optique aux mines renfrognées Du souvenir de trop de choses destinées, Comme ils ont donc regret aux nuits, aux nuits d'Hercules? Qu'on l'entende comme on voudra, ce n'est pas ça Vous ne comprenez rien aux choses, bonnes gens. Je vous dis que ce n'est pas ce que l'on pensa. Seule, ô chambre qui fuis en cônes affligeants Seule, tu sais! mais sans doute combien de nuits De noce auront dévirginé leurs nuits depuis! VII. L'aube à l'envers A Louis Dumoulin Le Point-du-Jour avec Paris au large, Des chants, des tirs, les femmes qu'on "rêvait", La Seine claire et la foule qui fait Sur ce poème un vague essai de charge. On danse aussi, car tout est dans la marge Que fait le fleuve à ce livre parfait, Et si parfois l'on tuait ou buvait Le fleuve est sourd et le vin est litharge. Le Point-du-Jour, mais c'est l'Ouest de Paris! Un calembour a béni son histoire D'affreux baisers et d'immondes paris. En attendant que sonne l'heure noire Où les bateaux-omnibus et les trains Ne partent plus, tirez, tirs, fringuez, reins! VIII. Un pouacre A Jean Moréas Avec les yeux d'une tête de mort Que la lune encore décharne Tout mon passé, disons tout mon remord Ricane à travers ma lucarne. Avec la voix d'un vieillard très cassé, Comme l'on n'en voit qu'au théâtre, Tout mon remords, disons tout mon passé Fredonne un tralala folâtre. Avec les doigts d'un pendu déjà vert Le drôle agace une guitare Et danse sur l'avenir grand ouvert, D'un air d'élasticité rare. "Vieux turlupin, je n'aime pas cela. Tais ces chants et cesse ces danses." Il me répond avec la voix qu'il a "C'est moins farce que tu ne penses, Et quant au soin frivole, ô doux morveux, De te plaire ou de te déplaire, Je m'en soucie au point que, si tu veux, Tu peux t'aller faire lanlaire." IX. Madrigal Tu m'as, ces pâles jours d'automne blanc, fait mal A cause de tes yeux où fleurit l'animal, Et tu me rongerais, en princesse Souris, Du bout fin de la quenotte de ton souris, Fille auguste qui fis flamboyer ma douleur Avec l'huile rancie encor de ton vieux pleur! Oui, folle, je mourrais de ton regard damné. Mais va veux-tu? l'étang là dort insoupçonné Dont du lys, nef qu'il eût fallu qu'on acclamât, L'eau morte a bu le vent qui coule du grand mât. T'y jeter, palme! et d'avance mon repentir Parle si bas qu'il faut être sourd pour l'ouïr. Naguère Prologue Ce sont choses crépusculaires, Des visions de fin de nuit. O Vérité, tu les éclaires Seulement d'une aube qui luit Si pâle dans l'ombre abhorrée Qu'on doute encore par instants Si c'est la lune qui les crée Sous l'horreur des rameaux flottants, Ou si ces fantômes moroses Vont tout à l'heure prendre corps Et se mêler au choeur des choses Dans les harmonieux décors Du soleil et de la nature Doux à l'homme et proclamant Dieu Pour l'extase de l'hymne pure Jusqu'à la douceur du ciel bleu. Crimen Amoris A Villiers de l'Isle Adam Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane, De beaux démons, des satans adolescents, Au son d'une musique mahométane Font litière aux Sept Péchés de leurs cinq sens. C'est la fête aux Sept Péchés ô qu'elle est belle! Tous les Désirs rayonnaient en feux brutaux; Les Appétits, pages prompts que l'on harcèle, Promenaient des vins roses dans des cristaux. Des danses sur des rhythmes d'épithalames Bien doucement se pâmaient en longs sanglots Et de beaux choeurs de voix d'hommes et de femmes Se déroulaient, palpitaient comme des flots, Et la bonté qui s'en allait de ces choses Etait puissante et charmante tellement Que la campagne autour se fleurit de roses Et que la nuit paraissait en diamant. Or le plus beau d'entre tous ces mauvais anges Avait seize ans sous sa couronne de fleurs. Les bras croisés sur les colliers et les franges, Il rêve, l'oeil plein de flammes et de pleurs. En vain la fête autour se faisait plus folle, En vain les satans, ses frères et ses soeurs, Pour l'arracher au souci qui le désole, L'encourageaient d'appels de bras caresseurs Il résistait à toutes câlineries, Et le chagrin mettait un papillon noir A son cher front tout brûlant d'orfèvreries O l'immortel et terrible désespoir! Il leur disait "O vous, laissez-moi tranquille!" Puis les ayant baisés tous bien tendrement Il s'évada d'avec eux d'un geste agile, Leur laissant aux mains des pans de vêtement. Le voyez-vous sur la tour la plus céleste Du haut palais avec une torche au poing? Il la brandit comme un héros fait d'un ceste D'en bas on croit que c'est une aube qui point. Qu'est-ce qu'il dit de sa voix profonde et tendre Qui se marie au claquement clair du feu Et que la lune est extatique d'entendre? "Oh! je serai celui-là qui créera Dieu! Nous avons tous trop souffert, anges et hommes, De ce conflit entre le Pire et le Mieux. Humilions, misérables que nous sommes, Tous nos élans dans le plus simple des voeux. O vous tous, ô nous tous, ô les pécheurs tristes, O les gais Saints! Pourquoi ce schisme têtu? Que n'avons-nous fait, en habiles artistes, De nos travaux la seule et même vertu! Assez et trop de ces luttes trop égales! Il va falloir qu'enfin se rejoignent les Sept Péchés aux Trois Vertus Théologales! Assez et trop de ces combats durs et laids! Et pour réponse à Jésus qui crut bien faire En maintenant l'équilibre de ce duel, Par moi l'enfer dont c'est ici le repaire Se sacrifie à l'Amour universel!" La torche tombe de sa main éployée, Et l'incendie alors hurla s'élevant, Querelle énorme d'aigles rouges noyée Au remous noir de la fumée et du vent. L'or fond et coule à flots et le marbre éclate; C'est un brasier tout splendeur et tout ardeur; La soie en courts frissons comme de l'ouate Vole à flocons tout ardeur et tout splendeur. Et les satans mourants chantaient dans les flammes Ayant compris, comme ils étaient résignés Et de beaux choeurs de voix d'hommes et de femmes Montaient parmi l'ouragan des bruits ignés. Et lui, les bras croisés d'une sorte fière, Les yeux au ciel où le feu monte en léchant Il dit tout bas une espèce de prière Qui va mourir dans l'allégresse du chant. Il dit tout bas une espèce de prière, Les yeux au ciel où le feu monte en léchant... Quand retentit un affreux coup de tonnerre Et c'est la fin de l'allégresse et du chant. On n'avait pas agréé le sacrifice Quelqu'un de fort et de juste assurément Sans peine avait su démêler la malice Et l'artifice en un orgueil qui se ment. Et du palais aux cent tours aucun vestige, Rien ne resta dans ce désastre inouï, Afin que par le plus effrayant prodige Ceci ne fût qu'un vain rêve évanoui... Et c'est la nuit, la nuit bleue aux mille étoiles; Une campagne évangélique s'étend Sévère et douce, et, vagues comme des voiles, Les branches d'arbre ont l'air d'ailes s'agitant. De froids ruisseaux courent sur un lit de pierre; Les doux hiboux nagent vaguement dans l'air Tout embaumé de mystère et de prière; Parfois un flot qui saute lance un éclair. La forme molle au loin monte des collines Comme un amour encore mal défini, Et le brouillard qui s'essore des ravines Semble un effort vers quelque but réuni. Et tout cela comme un coeur et comme une âme, Et comme un verbe, et d'un amour virginal Adore, s'ouvre en une extase et réclame Le Dieu clément qui nous gardera du mal. La grâce A Armand Silvestre Un cachot. Une femme à genoux, en prière. Une tête de mort est gisante par terre, Et parle, d'un ton aigre et douloureux aussi. D'une lampe au plafond tombe un rayon transi. "Dame Reine,... - Encor toi, Satan! - Madame Reine,... - O Seigneur, faites mon oreille assez sereine Pour ouïr sans l'écouter ce que dit le Malin!" - "Ah! ce fut un vaillant et galant châtelain Que votre époux! Toujours en guerre ou bien en fête, Hélas! j'en puis parler puisque je suis sa tête. Il vous aima, mais moins encore qu'il n'eût dû. Que de vertu gâtée et que de temps perdu En vains tournois, en cours d'amour loin de sa dame Qui belle et jeune prit un amant, la pauvre âme!" - - "O Seigneur, écartez ce calice de moi!" - - "Comme ils s'aimèrent! Ils s'étaient juré leur foi De s'épouser sitôt que serait mort le maÃtre, Et le tuèrent dans son sommeil d'un coup traÃtre." - "Seigneur, vous le savez, dès le crime accompli, J'eus horreur, et prenant ce jeune homme en oubli, Vins au roi, dévoilant l'attentat effroyable, Et pour mieux déjouer la malice du diable, J'obtins qu'on m'apportât en ma juste prison La tête de l'époux occis en trahison Par ainsi le remords, devant ce triste reste, Me met toujours aux yeux mon action funeste, Et la ferveur de mon repentir s'en accroÃt, O Jésus! Mais voici le Malin qui se voit Dupe et qui voudrait bien ressaisir sa conquête S'en vient-il pas loger dans cette pauvre tête Et me tenir de faux propos insidieux? O Seigneur, tendez-moi vos secours précieux!" - "Ce n'est pas le démon, ma Reine, c'est moi-même, Votre époux, qui vous parle en ce moment suprême, Votre époux qui, damné car j'étais en mourant En état de péché mortel, vers vous se rend, O Reine, et qui, pauvre âme errante, prend la tête Qui fut la sienne aux jours vivants pour interprète Effroyable de son amour épouvanté." - "O blasphème hideux, mensonge détesté! Monsieur Jésus, mon maÃtre adorable, exorcise Ce chef horrible et le vide de la hantise Diabolique qui n'en fait qu'un instrument Où souffle Belzébuth fallacieusement Comme dans une flûte on joue un air perfide!" - "O douleur, une erreur lamentable te guide, Reine, je ne suis pas Satan, je suis Henry!" - - "Oyez, Seigneur, il prend la voix de mon mari! A mon secours, les Saints, à l'aide, Notre Dame!" - - "Je suis Henry, du moins, Reine, je suis son âme Qui, par sa volonté, plus forte que l'enfer, Ayant su transgresser toute porte de fer Et de flamme, et braver leur impure cohorte, Hélas! vient pour te dire avec cette voix morte Qu'il est d'autres amours encor que ceux d'ici, Tout immatériels et sans autre souci Qu'eux-mêmes, des amours d'âmes et de pensées. Ah, que leur fait le Ciel ou l'enfer. Enlacées, Les âmes, elles n'ont qu'elles-mêmes pour but! L'enfer pour elles c'est que leur amour mourût, Et leur amour de son essence est immortelle! Hélas! moi, je ne puis te suivre aux cieux, cruelle Et seule peine en ma damnation. Mais toi, Damne-toi! Nous serons heureux à deux, la loi Des âmes, je te dis, c'est l'alme indifférence Pour la félicité comme pour la souffrance Si l'amour partagé leur fait d'intimes cieux. Viens afin que l'enfer jaloux, voie, envieux, Deux damnés ajouter, comme on double un délice, Tous les feux de l'amour à tous ceux du supplice, Et se sourire en un baiser perpétuel!" "- Ame de mon époux, tu sais qu'il est réel Le repentir qui fait qu'en ce moment j'espère En la miséricorde ineffable du Père Et du Fils et du Saint-Esprit! Depuis un mois Que j'expie, attendant la mort que je te dois, En ce cachot trop doux encor, nue et par terre, Le crime monstrueux et l'infâme adultère N'ai-je pas, repassant ma vie en sanglotant, O mon Henry, pleuré des siècles cet instant Où j'ai pu méconnaÃtre en toi celui qu'on aime? Va, j'ai revu, superbe et doux, toujours le même, Ton regard qui parlait délicieusement Et j'entends, et c'est là mon plus dur châtiment, Ta noble voix, et je me souviens des caresses! Or si tu m'as absoute et si tu t'intéresses A mon salut, du haut des cieux, ô cher souci, Manifeste-toi, parle, et démens celui-ci Qui blasphème et vomit d'affreuses hérésies!" - - "Je te dis que je suis damné! Tu t'extasies En terreurs vaines, ô ma Reine. Je te dis Qu'il te faut rebrousser chemin du Paradis, Vain séjour du bonheur banal et solitaire Pour l'amour avec moi! Les amours de la terre Ont, tu le sais, de ces instants chastes et lents L'âme veille, les sens se taisent somnolents, Le coeur qui se repose et le sang qui s'affaisse Font dans tout l'être comme une douce faiblesse. Plus de désirs fiévreux, plus d'élans énervants, On est des frères et des soeurs et des enfants, On pleure d'une intime et profonde allégresse, On est les cieux, on est la terre, enfin on cesse De vivre et de sentir pour s'aimer au delà , Et c'est l'éternité que je t'offre, prends-la! Au milieu des tourments nous serons dans la joie, Et le Diable aura beau meurtrir sa double proie, Nous rirons, et plaindrons ce Satan sans amour. Non, les Anges n'auront dans leur morne séjour Rien de pareil à ces délices inouïes!" - La Comtesse est debout, paumes épanouies. Elle fait le grand cri des amours surhumains, Puis se penche et saisit avec ses pâles mains La tête qui, merveille! a l'aspect de sourire. Un fantôme de vie et de chair semble luire Sur le hideux objet qui rayonne à présent Dans un nimbe languissamment phosphorescent. Un halo clair, semblable à des cheveux d'aurore Tremble au sommet et semble au vent flotter encore Parmi le chant des cors à travers la forêt. Les noirs orbites ont des éclairs, on dirait De grands regards de flamme et noirs. Le trou farouche Au rire affreux, qui fut, Comte Henry, votre bouche Se transfigure rouge aux deux arcs palpitants De lèvres qu'auréole un duvet de vingt ans, Et qui pour un baiser se tendent savoureuses... Et la Comtesse à la façon des amoureuses Tient la tête terrible amplement, une main Derrière et l'autre sur le front, pâle, en chemin D'aller vers le baiser spectral, l'âme tendue, Hoquetant, dilatant sa prunelle perdue Au fond de ce regard vague qu'elle a devant... Soudain elle recule, et d'un geste rêvant O femmes, vous avez ces allures de faire! Elle laisse tomber la tête qui profère Une plainte, et, roulant, sonne creux et longtemps - "Mon Dieu, mon Dieu, pitié! Mes péchés pénitents Lèvent leurs pauvres bras vers ta bénévolence, O ne les souffre pas criant en vain! O lance L'éclair de ton pardon qui tuera ce corps vil! Vois que mon âme est faible en ce dolent exil Et ne la laisse pas au Mauvais qui la guette! O que je meure!" Avec le bruit d'un corps qu'on jette, La Comtesse à l'instant tombe morte, et voici Son âme en blanc linceul, par l'espace éclairci D'une douce clarté d'or blond qui flue et vibre Monte au plafond ouvert désormais à l'air libre Et d'une ascension lente va vers les cieux. ................................ La tête est là , dardant en l'air ses sombres yeux Et sautèle dans des attitudes étranges Telle dans les Assomptions des têtes d'anges, Et la bouche vomit un gémissement long, Et des orbites vont coulant des pleurs de plomb. L'Impénitence finale A Catulle Mendès La petite marquise Osine est toute belle, Elle pourrait aller grossir la ribambelle Des folles de Watteau sous leur chapeau de fleurs Et de soleil, mais comme on dit, elle aime ailleurs Parisienne en tout, spirituelle et bonne Et mauvaise à ne rien redouter de personne, Avec cet air mi-faux qui fait que l'on vous croit, C'est un ange fait pour le monde qu'elle voit, Un ange blond, et même on dit qu'il a des ailes. Vingt soupirants, brûlés du feu des meilleurs zèles Avaient en vain quêté leur main à ses seize ans, Quand le pauvre marquis, quittant ses paysans Comme il avait quitté son escadron, vint faire Escale au Jockey; vous connaissez son affaire Avec la grosse Emma de qui - l'eussions-nous cru? Le bon garçon était absolument féru, Son désespoir après le départ de la grue, Le duel avec Gontran, c'est vieux comme la rue; Bref il vit la petite un jour dans un salon, S'en éprit tout d'un coup comme un fou; même l'on Dit qu'il en oublia si bien son infidèle Qu'on le voyait le jour d'ensuite avec Adèle. Temps et moeurs! La petite on sait tout aux Oiseaux Connaissait le roman du cher, et jusques aux Moindres chapitres elle en conçut de l'estime. Aussi quand le marquis offrit sa légitime Et sa main contre sa menotte, elle dit Oui, Avec un franc parler d'allégresse inouï. Les parents, voyant sans horreur ce mariage Le marquis était riche et pouvait passer sage Signèrent au contrat avec laisser-aller. Elle qui voyait là quelqu'un à consoler Ouït la messe dans une ferveur profonde. Elle le consola deux ans. Deux ans du monde! Mais tout passe! Si bien qu'un jour qu'elle attendait Un autre et que cet autre atrocement tardait, De dépit la voilà soudain qui s'agenouille Devant l'image d'une Vierge à la quenouille Qui se trouvait là , dans cette chambre en garni, Demandant à Marie, en un trouble infini, Pardon de son péché si grand, - si cher encore Bien qu'elle croie au fond du coeur qu'elle l'abhorre. Comme elle relevait son front d'entre ses mains Elle vit Jésus-Christ avec les traits humains Et les habits qu'il a dans les tableaux d'église. Sévère, il regardait tristement la marquise. La vision flottait blanche dans un jour bleu Dont les ondes voilant l'apparence du lieu, Semblaient envelopper d'une atmosphère élue Osine qui tremblait d'extase irrésolue Et qui balbutiait des exclamations. Des accords assoupis de harpes de Sions Célestes descendaient et montaient par la chambre Et des parfums d'encens, de cinnamome et d'ambre Fluaient, et le parquet retentissait des pas Mystérieux de pieds que l'on ne voyait pas, Tandis qu'autour c'était, en cadences soyeuses, Un grand frémissement d'ailes mystérieuses La marquise restait à genoux, attendant, Toute admiration peureuse, cependant. Et le Sauveur parla "Ma fille, le temps passe, Et ce n'est pas toujours le moment de la grâce. Profitez de cette heure, ou c'en est fait de vous." La vision cessa. Oui certes, il est doux Le roman d'un premier amant. L'âme s'essaie, C'est un jeune coureur à la première haie. C'est si mignard qu'on croit à peine que c'est mal. Quelque chose d'étonnamment matutinal. On sort du mariage habitueux. C'est comme Qui dirait la lueur aurorale de l'homme Et les baisers parmi cette fraÃche clarté Sonnent comme des cris d'alouette en été, O le premier amant! Souvenez-vous, mesdames! Vagissant et timide élancement des âmes Vers le fruit défendu qu'un soupir révéla... Mais le second amant d'une femme, voilà ! On a tout su. La faute est bien délibérée Et c'est bien un nouvel état que l'on se crée, Un autre mariage à soi-même avoué. Plus de retour possible au foyer bafoué. Le mari, débonnaire ou non, fait bonne garde Et dissimule mal. Déjà rit et bavarde Le monde hostile et qui sévirait au besoin. Ah, que l'aise de l'autre intrigue se fait loin! Mais aussi cette fois comme on vit; comme on aime, Tout le coeur est éclos en une fleur suprême. Ah, c'est bon! Et l'on jette à ce feu tout remords, On ne vit que pour lui, tous autres soins sont morts. On est à lui, on n'est qu'à lui, c'est pour la vie, Ce sera pour après la vie, et l'on défie Les lois humaines et divines, car on est Folle de corps et d'âme, et l'on ne reconnaÃt Plus rien, et l'on ne sait plus rien, sinon qu'on l'aime! Or cet amant était justement le deuxième De la marquise, ce qui fait qu'un jour après, - O sans malice et presque avec quelques regrets - Elle le revoyait pour le revoir encore. Quant au miracle, comme une odeur s'évapore, Elle n'y pensa plus bientôt que vaguement. Un matin, elle était dans son jardin charmant, Un matin de printemps, un jardin de plaisance. Les fleurs vraiment semblaient saluer sa présence, Et frémissaient au vent léger, et s'inclinaient Et les feuillages, verts tendrement, lui donnaient L'aubade d'un timide et délicat ramage Et les petits oiseaux, volant à son passage, Pépiaient à plaisir dans l'air tout embaumé Des feuilles, des bourgeons et des gommes de mai. Elle pensait à lui; sa vue errait, distraite, A travers l'ombre jeune et la pompe discrète D'un grand rosier bercé d'un mouvement câlin, Quand elle vit Jésus en vêtements de lin Qui marchait, écartant les branches de l'arbuste Et la couvait d'un long regard triste. Et le Juste Pleurait. Et tout en un instant s'évanouit. Elle se recueillait. Soudain un petit bruit Se fit. On lui portait en secret une lettre, Une lettre de lui, qui lui marquait peut-être Un rendez-vous. Elle ne put la déchirer. .................................. Marquis, pauvre marquis, qu'avez-vous à pleurer Au chevet de ce lit de blanche mousseline? Elle est malade, bien malade. "Soeur Aline, A-t-elle un peu dormi?" - "Mal, monsieur le marquis." Et le marquis pleurait. "Elle est ainsi depuis Deux heures, somnolente et calme. Mais que dire De la nuit? Ah, monsieur le marquis, quel délire! Elle vous appelait, vous demandait pardon Sans cesse, encor, toujours, et tirait le cordon De sa sonnette." Et le marquis frappait sa tête De ses deux poings et, fou dans sa douleur muette Marchait à grands pas sourds sur les tapis épais Dès qu'elle fut malade, elle n'eut pas de paix Qu'elle n'eût avoué ses fautes au pauvre homme Qui pardonna. La soeur reprit pâle "Elle eut comme Un rêve, un rêve affreux. Elle voyait Jésus, Terrible sur la nue et qui marchait dessus, Un glaive dans la main droite, et de la main gauche Qui ramait lentement comme une faux qui fauche, Ecartant sa prière, et passait furieux." .......................................... Un prêtre, saluant les assistants des yeux, Elle dort. O ses paupières violettes! O ses petites mains qui tremblent maigrelettes! O tout son corps perdu dans les draps étouffants! Regardez, elle meurt de la mort des enfants. Et le prêtre anxieux, se penche à son oreille. Elle s'agite un peu, la voilà qui s'éveille, Elle voudrait parler, la voilà qui s'endort Plus pâle. Et le marquis "Est-ce déjà la mort?" Et le docteur lui prend les deux mains, et sort vite. On l'enterrait hier matin. Pauvre petite! Don Juan pipé A François Coppée Don Juan qui fut grand Seigneur en ce monde Est aux enfers ainsi qu'un pauvre immonde Pauvre, sans la barbe faite, et pouilleux, Et si n'étaient la lueur de ses yeux Et la beauté de sa maigre figure, En le voyant ainsi quiconque jure Qu'il est un gueux et non ce héros fier Aux dames comme au poète si cher Et dont l'auteur de ces humbles chroniques Vous va parler sur des faits authentiques. Il a son front dans ses mains et paraÃt Penser beaucoup à quelque grand secret. Il marche à pas douloureux sur la neige, Car c'est son châtiment que rien n'allège D'habiter seul et vêtu de léger Loin de tout lieu où fleurit l'oranger Et de mener ses tristes promenades Sous un ciel veuf de toutes sérénades Et qu'une lune morte éclaire assez Pour expier tous ses soleils passés. Il songe. Dieu peut gagner, car le Diable S'est vu réduire à l'état pitoyable De tourmenteur et de geôlier gagé Pour être las trop tôt, et trop âgé. Du Révolté de jadis il ne reste Plus qu'un bourreau qu'on paie et qu'on moleste Si bien qu'enfin la cause de l'Enfer S'en va tombant comme un fleuve à la mer, Au sein de l'alliance primitive. Il ne faut pas que cette honte arrive. Mais lui, don Juan, n'est pas mort, et se sent Le coeur vif comme un coeur d'adolescent Et dans sa tête une jeune pensée Couve et nourrit une force amassée; S'il est damné c'est qu'il le voulut bien, Il avait tout pour être un bon chrétien, La foi, l'ardeur au ciel, et le baptême, Et ce désir de volupté lui-même, Mais s'étant découvert meilleur que Dieu, Il résolut de se mettre en son lieu. A cet effet, pour asservir les âmes Il rendit siens d'abord les coeurs des femmes. Toutes pour lui laissèrent là Jésus, Et son orgueil jaloux monta dessus Comme un vainqueur foule un champ de bataille. Seule la mort pouvait être à sa taille. Il l'insulta, la défit. C'est alors Qu'il vint à Dieu sans peur et sans remords Il vint à Dieu, lui parla face à face Sans qu'un instant hésitât son audace. Le défiant, Lui, son Fils et ses saints! L'affreux combat! Très calme et les reins ceints D'impiété cynique et de blasphème, Ayant volé son verbe à Jésus même, Il voyagea, funeste pèlerin, Prêchant en chaire et chantant au lutrin, Et le torrent amer de sa doctrine, Parallèle à la parole divine, Troublait la paix des simples et noyait Toute croyance et, grossi, s'enfuyait. Il enseignait "Juste, prends patience. Ton heure est proche. Et mets ta confiance En ton bon coeur. Sois vigilant pourtant, Et ton salut en sera sûr d'autant. Femmes, aimez vos maris et les vôtres Sans cependant abandonner les autres... L'amour est un dans tous et tous dans un, Afin qu'alors que tombe le soir brun L'ange des nuits n'abrite sous ses ailes Que coeurs mi-clos dans la paix fraternelle." Au mendiant errant dans la forêt Il ne donnait un sol que s'il jurait. Il ajoutait "De ce que l'on invoque Le nom de Dieu, celui-ci ne s'en choque, Bien au contraire, et tout est pour le mieux. Tiens, prends, et bois à ma santé, bon vieux." Puis il disait "Celui-là prévarique Qui de sa chair faisant une bourrique La subordonne au soin de son salut Et lui désigne un trop servile but. La chair est sainte! Il faut qu'on la vénère. C'est notre fille, enfants, et notre mère, Et c'est la fleur du jardin d'ici-bas! Malheur à ceux qui ne l'adorent pas! Car, non contents de renier leur être, Ils s'en vont reniant le divin maÃtre, Jésus fait chair qui mourut sur la croix, Jésus fait chair qui de sa douce voix Ouvrait le coeur de la Samaritaine, Jésus fait chair qu'aima la Madeleine!" A ce blasphème effroyable, voilà Que le ciel de ténèbres se voila. Et que la mer entrechoqua les Ãles. On vit errer des formes dans les villes Les mains des morts sortirent des cercueils, Ce ne fut plus que terreurs et que deuils, Et Dieu voulant venger l'injure affreuse Prit sa foudre en sa droite furieuse Et maudissant don Juan, lui jeta bas Son corps mortel, mais son âme, non pas! Non pas son âme, on l'allait voir! Et pâle De male joie et d'audace infernale, Le grand damné, royal sous ses haillons, Promène autour son oeil plein de rayons, Et crie "A moi l'Enfer! ô vous qui fûtes Par moi guidés en vos sublimes chutes, Disciples de don Juan, reconnaissez Ici la voix qui vous a redressés. Satan est mort, Dieu mourra dans la fête, Aux armes pour la suprême conquête! Apprêtez-vous, vieillards et nouveau-nés, C'est le grand jour pour le tour des damnés." Il dit. L'écho frémit et va répandre L'appel altier, et don Juan croit entendre Un grand frémissement de tous côtés. Ses ordres sont à coup sûr écoutés Le bruit s'accroÃt des clameurs de victoire, Disant son nom et racontant sa gloire. "A nous deux, Dieu stupide, maintenant!" Et don Juan a foulé d'un pied tonnant Le sol qui tremble et la neige glacée Qui semble fondre au feu de sa pensée... Mais le voilà qui devient glace aussi Et dans son coeur horriblement transi Le sang s'arrête, et son geste se fige. Il est statue, il est glace. O prodige Vengeur du Commandeur assassiné! Tout bruit s'éteint et l'Enfer réfréné Rentre à jamais dans ses mornes cellules. "O les rodomontades ridicules", Dit du dehors Quelqu'un qui ricanait, "Contes prévus! farces que l'on connaÃt! Morgue espagnole et fougue italienne! Don Juan, faut-il afin qu'il t'en souvienne, Que ce vieux Diable, encor que radoteur, Ainsi te prenne en délit de candeur? Il est écrit de ne tenter... personne. L'Enfer ni ne se prend ni ne se donne. Mais avant tout, ami, retiens ce point On est le Diable, on ne le devient point." Amoureuse du Diable A Stéphane Mallarmé Il parle italien avec un accent russe. Il dit "Chère, il serait précieux que je fusse Riche, et seul, tout demain et tout après-demain. Mais riche à paver d'or monnayé le chemin De l'Enfer, et si seul qu'il vous va falloir prendre Sur vous de m'oublier jusqu'à ne plus entendre Parler de moi sans vous dire de bonne foi Qu'est-ce que ce monsieur Félice? Il vend de quoi?" Cela s'adresse à la plus blanche des comtesses. Hélas! toute grandeur, toutes délicatesses, Coeur d'or, comme l'on dit, âme de diamant, Riche, belle, un mari magnifique et charmant Qui lui réalisait toute chose rêvée, Adorée, adorable, une Heureuse, la Fée, La Reine, aussi la Sainte, elle était tout cela, Elle avait tout cela. Cet homme vint, vola Son coeur, son âme, en fit sa maÃtresse et sa chose Et ce que la voilà dans ce doux peignoir rose Avec ses cheveux d'or épars comme du feu, Assise, et ses grands yeux d'azur tristes un peu. Ce fut une banale et terrible aventure Elle quitta de nuit l'hôtel Une voiture Attendait. Lui dedans. Ils restèrent six mois Sans que personne sût où ni comment. Parfois On les disait partis à toujours. Le scandale Fut affreux. Cette allure était par trop brutale Aussi pour que le monde ainsi mis au défi N'eût pas frémi d'une ire énorme et poursuivi De ses langues les plus agiles l'insensée. Elle, que lui faisait? Toute à cette pensée, Lui, rien que lui, longtemps avant qu'elle s'enfuÃt, Ayant réalisé son avoir sept ou huit Millions en billets de mille qu'on liasse Ne pèsent pas beaucoup et tiennent peu de place. Elle avait tassé tout dans un coffret mignon Et le jour du départ, lorsque son compagnon Dont du rhum bu de trop rendait la voix plus tendre L'interrogea sur ce colis qu'il voyait pendre A son bras qui se lasse, elle répondit "Ça C'est notre bourse." O tout ce qui se dépensa! Il n'avait rien que sa beauté problématique D'autant pire et que cet esprit dont il se pique Et dont nous parlerons, comme de sa beauté, Quand il faudra... Mais quel bourreau d'argent! Prêté Gagné, volé! Car il volait à sa manière, Excessive, partant respectable en dernière Analyse, et d'ailleurs respectée, et c'était Prodigieux la vie énorme qu'il menait Quand au bout de six mois ils revinrent. Le coffre Aux millions dont plus que quatre est là qui s'offre A sa main. Et pourtant cette fois - une fois N'est pas coutume - il a gargarisé sa voix Et remplacé son geste ordinaire de prendre Sans demander, par ce que nous venons d'entendre. Elle s'étonne avec douceur et dit "Prends tout Si tu veux." Il prend tout et sort. Un mauvais goût Qui n'avait de pareil que sa désinvolture Semblait pétrir le fond même de sa nature, Et dans ses moindres mots, dans ses moindres clins d'yeux, Faisait luire et vibrer comme un charme odieux. Ses cheveux noirs étaient trop bouclés pour un homme, Ses yeux très grands, tout verts, luisaient comme à Sodome. Dans sa voix claire et lente, un serpent s'avançait, Et sa tenue était de celles que l'on sait Du vernis, du velours, trop de linge, et des bagues. D'antécédents, il en avait de vraiment vagues Ou pour mieux dire, pas. Il parut un beau soir, L'autre hiver, à Paris, sans qu'aucun pût savoir D'où venait ce petit monsieur, fort bien du reste Dans son genre et dans son outrecuidance leste. Il fit rage, eut des duels célèbres et causa Des morts de femmes par amour dont on causa. Comment il vint à bout de la chère comtesse, Par quel philtre ce gnome insuffisant qui laisse Une odeur de cheval et de femme après lui A-t-il fait d'elle cette fille d'aujourd'hui? Ah, ça, c'est le secret perpétuel que berce Le sang des dames dans son plus joli commerce, A moins que ce ne soit celui du Diable aussi. Toujours est-il que quand le tour eut réussi Ce fut du propre! Absent souvent trois jours sur quatre, Il rentrait ivre, assez lâche et vil pour la battre, Et quand il voulait bien rester près d'elle un peu, Il la martyrisait, en manière de jeu, Par l'étalage de doctrines impossibles. .......................................... "Mia, je ne suis pas d'entre les irascibles, Je suis le doux par excellence, mais tenez, Ca m'exaspère, et je le dis à votre nez, Quand je vous vois l'oeil blanc et la lèvre pincée, Avec je ne sais quoi d'étroit dans la pensée Parce que je reviens un peu soûl quelquefois. Vraiment, en seriez-vous à croire que je bois Pour boire, pour licher, comme vous autres chattes, Avec vos vins sucrés dans vos verres à pattes Et que l'Ivrogne est une forme du Gourmand? Alors l'instinct qui vous dit ça ment plaisamment Et d'y prêter l'oreille un instant, quel dommage! Dites, dans un bon Dieu de bois est-ce l'image Que vous voyez et vers qui vos voeux vont monter? L'Eucharistie est-elle un pain à cacheter Pur et simple, et l'amant d'une femme, si j'ose Parler ainsi, consiste-t-il en cette chose Unique d'un monsieur qui n'est pas son mari Et se voit de ce chef tout spécial chéri? Ah, si je bois c'est pour me soûler, non pour boire. Etre soûl, vous ne savez pas quelle victoire C'est qu'on remporte sur la vie, et quel don c'est! On oublie, on revoit, on ignore et l'on sait; C'est des mystères pleins d'aperçus, c'est du rêve Qui n'a jamais eu de naissance et ne s'achève Pas, et ne se meut pas dans l'essence d'ici; C'est une espèce d'autre vie en raccourci, Un espoir actuel, un regret qui "rapplique", "Que sais-je encore? Et quant à la rumeur publique, Au préjugé qui hue un homme dans ce cas, C'est hideux, parce que bête, et je ne plains pas Ceux ou celles qu'il bat à travers son extase, O que nenni! ......................................... Voyons, l'amour, c'est une phrase Sous un mot, - avouez, un écoute-s'il-pleut, Un calembour dont un chacun prend ce qu'il veut, Un peu de plaisir fin, beaucoup de grosse joie Selon le plus ou moins de moyens qu'il emploie, Ou pour mieux dire, au gré de son tempérament, Mais, entre nous, le temps qu'on y perd! Et comment! Vrai, c'est honteux que des personnes sérieuses Comme nous deux, avec ces vertus précieuses Que nous avons, du coeur, de l'esprit, - de l'argent, Dans un siècle que l'on peut dire intelligent Aillent!..." ........................................ Ainsi de suite, et sa fade ironie N'épargnait rien de rien dans sa blague infinie. Elle écoutait le tout avec les yeux baissés Des coeurs aimants à qui tous torts sont effacés, Hélas! L'après-demain et le demain se passent. Il rentre et dit "Altro! que voulez-vous que fassent Quatre pauvres petits millions contre un sort? Ruinés, ruinés, je vous dis! C'est la mort Dans l'âme que je vous le dis." Elle frissonne Un peu, mais sait que c'est arrivé. - "Ca, personne, Même vous, diletta, ne me croit assez sot Pour demeurer ici dedans le temps d'un saut De puce." Elle pâlit très fort et frémit presque, Et dit "Va, je sais tout." - "Alors c'est trop grotesque Et vous jouez là sans atouts avec le feu. - "Qui dit non?" - Mais Je Suis Spécial à ce jeu." - "Mais si je veux, exclame-t-elle, être damnée?" - "C'est différent, arrange ainsi ta destinée, Moi, je sors." - "Avec moi!" - "Je ne puis aujourd'hui." Il a disparu sans autre trace de lui Qu'une odeur de soufre et qu'un aigre éclat de rire. Elle tire un petit couteau. Le temps de luire Et la lame est entrée à deux lignes du coeur. Le temps de dire, en renfonçant l'acier vainqueur A toi, je t'aime!" et la Justice la recense. Elle ne savait pas que l'Enfer c'est l'absence. Amour Prière du matin A mon fils Georges Verlaine O Seigneur, exaucez et dictez ma prière, Vous la pleine Sagesse et la toute Bonté, Vous sans cesse anxieux de mon heure dernière, Et qui m'avez aimé de toute éternité, Car - ce bonheur terrible est tel, tel ce mystère Miséricordieux, que, cent fois médité, Toujours il confondit ma raison qu'il atterre, - Oui, vous m'avez aimé de toute éternité, Oui, votre grand souci, c'est mon heure dernière, Vous la voulez heureuse et pour la faire ainsi, Dès avant l'univers, dès avant la lumière, Vous préparâtes tout, ayant ce grand souci. Exaucez ma prière après l'avoir formée De gratitude immense et des plus humbles voeux, Comme un poète scande une ode bien-aimée, Comme une mère baise un fils sur les cheveux. Donnez-moi de vous plaire, et puisque pour vous plaire Il me faut être heureux, d'abord dans la douleur Parmi les hommes durs sous une loi sévère, Puis dans le ciel tout près de vous sans plus de pleur, Tout près de vous, le Père éternel, dans la joie Eternelle, ravi dans les splendeurs des saints, O donnez-moi la foi très forte, que je croie Devoir souffrir cent morts s'il plaÃt à vos desseins; Et donnez-moi la foi très douce, que j'estime N'avoir de haine juste et sainte que pour moi, Que j'aime le pécheur en détestant mon crime, Que surtout j'aime ceux de nous encor sans foi; Et donnez-moi la foi très humble, que je pleure Sur l'impropriété de tant de maux soufferts, Sur l'inutilité des grâces et sur l'heure Lâchement gaspillée aux efforts que je perds; Et que votre Esprit Saint qui sait toute nuance Rende prudent mon zèle et sage mon ardeur Donnez, juste Seigneur, avec la confiance, Donnez la méfiance à votre serviteur. Que je ne sois jamais un objet de censure Dans l'action pieuse et le juste discours; Enseignez-moi l'accent, montrez-moi la mesure; D'un scandale, d'un seul, préservez mes entours; Faites que mon exemple amène à vous connaÃtre Tous ceux que vous voudrez de tant de pauvres fous, Vos enfants sans leur Père, un état sans le MaÃtre, Et que, si je suis bon, toute gloire aille à vous; Et puis, et puis, quand tout des choses nécessaires, L'homme, la patience et ce devoir dicté, Aura fructifié de mon mieux dans vos serres, Laissez-moi vous aimer en toute charité, Laissez-moi, faites-moi de toutes mes faiblesses Aimer jusqu'à la mort votre perfection, Jusqu'à la mort des sens et de leurs mille ivresses, Jusqu'à la mort du coeur, orgueil et passion, Jusqu'à la mort du pauvre esprit lâche et rebelle Que votre volonté dès longtemps appelait Vers l'humilité sainte éternellement belle, Mais lui, gardait son rêve infernalement laid, Son gros rêve éveillé de lourdes rhétoriques, Spéculation creuse et calculs impuissants Ronflant et s'étirant en phrases pléthoriques. Ah! tuez mon esprit et mon coeur et mes sens! Place à l'âme qui croie, et qui sente et qui voie Que tout est vanité fors elle-même en Dieu; Place à l'âme, Seigneur; marchant dans votre voie Et ne tendant qu'au ciel, seul espoir et seul lieu! Et que cette âme soit la servante très douce Avant d'être l'épouse au trône non-pareil. Donnez-lui l'Oraison comme le lit de mousse Où ce petit oiseau se baigne de soleil, La paisible oraison comme la fraÃche étable Où cet agneau s'ébatte et broute dans les coins D'ombre et d'or quand sévit le midi redoutable Et que juin fait crier l'insecte dans les foins, L'oraison bien en vous, fût-ce parmi la foule, Fût-ce dans le tumulte et l'erreur des cités. Donnez-lui l'oraison qui sourde et d'où découle Un ruisseau toujours clair d'austères vérités La mort, le noir péché, la pénitence blanche, L'occasion à fuir et la grâce à guetter; Donnez-lui l'oraison d'en haut et d'où s'épanche Le fleuve amer et fort qu'il lui faut remonter Mortification spirituelle, épreuve Du feu par le désir et de l'eau par le pleur Sans fin d'être imparfaite et de se sentir veuve D'un amour que doit seule aviver la douleur, Sécheresses ainsi que des trombes de sable En travers du torrent où luttent ses bras lourds, Un ciel de plomb fondu, la soif inapaisable Au milieu de cette eau qui l'assoiffe toujours, Mais cette eau-là jaillit à la vie éternelle, Et la vague bientôt porterait doucement L'âme persévérante et son amour fidèle Aux pieds de votre Amour fidèle, ô Dieu clément! La bonne mort pour quoi Vous-Même vous mourûtes Me ressusciterait à votre éternité. Pitié pour ma faiblesse, assistez à mes luttes Et bénissez l'effort de ma débilité! Pitié, Dieu pitoyable! et m'aidez à parfaire L'oeuvre de votre Coeur adorable en sauvant L'âme que rachetaient les affres du Calvaire Père, considérez le prix de votre enfant. Ecrit en 1875 A Edmond Lepelletier J'ai naguère habité le meilleur des châteaux Dans le plus fin pays d'eau vive et de coteaux Quatre tours s'élevaient sur le front d'autant d'ailes, Et j'ai longtemps, longtemps habité l'une d'elles. Le mur, étant de brique extérieurement, Luisait rouge au soleil de ce site dormant, Mais un lait de chaux, clair comme une aube qui pleure, Tendait légèrement la voûte intérieure. O diane des yeux qui vont parler au coeur, O réveil pour les sens éperdus de langueur, Gloire des fronts d'aieuls, orgueil jeune des branches, Innocence et fierté des choses, couleurs blanches! Parmi des escaliers en vrille, tout aciers Et cuivres, luxes brefs encore émaciés, Cette blancheur bleuâtre et si douce, à m'en croire, Que relevait un peu la longue plinthe noire, S'emplissait tout le jour de silence et d'air pur Pour que la nuit y vÃnt rêver de pâle azur. Une chambre bien close, une table, une chaise, Un lit strict où l'on pût dormir juste à son aise, Du jour suffisamment et de l'espace assez, Tel fut mon lot durant les longs mois là passés, Et je n'ai jamais plaint ni les mois ni l'espace, Ni le reste, et du point de vue où je me place, Maintenant que voici le monde de retour, Ah vraiment, j'ai regret aux deux ans dans la tour! Car c'était bien la paix réelle et respectable, Ce lit dur, cette chaise unique et cette table, La paix où l'on aspire alors qu'on est bien soi, Cette chambre aux murs blancs, ce rayon sobre et coi, Qui glissait lentement en teintes apaisées Au lieu de ce grand jour diffus de vos croisées. Car à quoi bon le vain appareil et l'ennui Du plaisir, à la fin, quand le malheur a lui, Et le malheur est bien un trésor qu'on déterre Et pourquoi cet effroi de rester solitaire Qui pique le troupeau des hommes d'à présent, Comme si leur commerce était bien suffisant? Questions! Donc j'étais heureux avec ma vie, Reconnaissant de biens que nul, certes, n'envie. O fraÃcheur de sentir qu'on n'a pas de jaloux! O bonté d'être cru plus malheureux que tous! Je partageais les jours de cette solitude Entre ces deux bienfaits, la prière et l'étude, Que délassait un peu de travail manuel. Ainsi les Saints! J'avais aussi ma part de ciel, Surtout quand, revenant au jour, si proche encore, Où j'étais ce mauvais sans plus qui s'édulcore En la luxure lâche aux farces sans pardon, Je pouvais supputer tout le prix de ce don N'être plus là , parmi les choses de la foule, S'y dépensant, plutôt dupe, pierre qui roule, Mais de fait un complice à tous ces noirs péchés, N'être plus là , compter au rang des coeurs cachés, Des coeurs discrets que Dieu fait siens dans le silence, Sentir qu'on grandit bon et sage, et qu'on s'élance Du plus bas au plus haut en essors bien réglés, Humble, prudent, béni, la croissance des blés! - D'ailleurs nuls soins gênants, nulle démarche à faire. Deux fois le jour ou trois, un serviteur sévère Apportait mes repas et repartait muet. Nul bruit. Rien dans la tour jamais ne remuait Qu'une horloge au coeur clair qui battait à coups larges. C'était la liberté la seule! sans ses charges, C'était la dignité dans la sécurité! O lieu presque aussitôt regretté que quitté, Château, château magique où mon âme s'est faite, Frais séjour où se vint apaiser la tempête De ma raison allant à vau-l'eau dans mon sang Château, château qui luis tout rouge et dors tout blanc, Comme un bon fruit de qui le goût est sur mes lèvres Et désaltère encor l'arrière-soif des fièvres, O sois béni, château d'où me voilà sorti Prêt à la vie, armé de douceur et nanti De la Foi, pain et sel et manteau pour la route Si déserte, si rude et si longue, sans doute, Par laquelle il faut tendre aux innocents sommets. Et soit aimé l'Auteur de la Grâce, à jamais! Stickney. Angleterre. Un conte A Simplement, comme on verse un parfum sur une flamme Et comme un soldat répand son sang pour la patrie, Je voudrais pouvoir mettre mon coeur avec mon âme Dans un beau cantique à la sainte Vierge Marie. Mais je suis, hélas! un pauvre pécheur trop indigne, Ma voix hurlerait parmi le choeur des voix des justes Ivre encor du vin amer de la terrestre vigne, Elle pourrait offenser des oreilles augustes. Il faut un coeur pur comme l'eau qui jaillit des roches, Il faut qu'un enfant vêtu de lin soit notre emblème, Qu'un agneau bêlant n'éveille en nous aucuns reproches, Que l'innocence nous ceigne un brûlant diadème, Il faut tout cela pour oser dire vos louanges, O vous Vierge Mère, ô vous Marie Immaculée, Vous blanche à travers les battements d'ailes des anges, Qui posez vos pieds sur notre terre consolée. Du moins je ferai savoir à qui voudra l'entendre Comment il advint qu'une âme des plus égarées, Grâce à ces regards cléments de votre gloire tendre, Revint au bercail des Innocences ignorées. Innocence, ô belle après l'Ignorance inouïe, Eau claire du coeur après le feu vierge de l'âme, Paupière de grâce sur la prunelle éblouie, Désaltèrement du cerf rompu d'amour qui brame! Ce fut un amant dans toute la force du terme Il avait connu toute la chair, infâme ou vierge, Et la profondeur monstrueuse d'un épiderme, Et le sang d'un coeur, cire vermeille pour son cierge! Ce fut un athée, et qui poussait loin sa logique Tout en méprisant les fadaises qu'elle autorise, Et comme un forçat qui remâche une vieille chique Il aimait le jus flasque de la mécréantise. Ce fut un brutal, ce fut un ivrogne des rues, Ce fut un mari comme on en rencontre aux barrières; Bon que les amours premières fussent disparues, Mais cela n'excuse en rien l'excès de ses manières. Ce fut, et quel préjudice! un Parisien fade, Vous savez, de ces provinciaux cent fois plus pires Qui prennent au sérieux la plus sotte cascade Sans s'apercevoir, ô leur âme, que tu respires; Race de théâtre et de boutique dont les vices Eux-mêmes, avec leur odeur rance et renfermée, Lèveraient le coeur à des sauvages leurs complices, Race de trottoir, race d'égout et de fumée! Enfin un sot, un infatué de ce temps bête Dont l'esprit au fond consiste à boire de la bière Et par-dessus tout une folle tête inquiète, Un coeur à tous vents, vraiment mais vilement sincère. Mais sans doute, et moi j'inclinerais fort à le croire, Dans quelque coin bien discret et sûr de ce coeur même, Il avait gardé comme qui dirait la mémoire D'avoir été ces petits enfants que Jésus aime. Avait-il, - et c'est vraiment plus vrai que vraisemblable, - Conservé dans le sanctuaire de sa cervelle Votre nom, Marie, et votre titre vénérable, Comme un mauvais prêtre ornerait encor sa chapelle? Ou tout bonnement peut-être qu'il était encore, Malgré tout son vice et tout son crime et tout le reste, Cet homme très simple qu'au moins sa candeur décore En comparaison d'un monde autour que Dieu déteste. Toujours est-il que ce grand pécheur eut des conduites Folles à ce point d'en devenir trop maladroites, Si bien que les Tribunaux s'en mirent, - et les suites! Et le voyez-vous dans la plus étroite des boÃtes? Cellules! Prisons humanitaires! Il faut taire Votre horreur fadasse et ce progrès d'hypocrisie... Puis il s'attendrit, il réfléchit. Par quel mystère, O Marie, ô vous, de toute éternité choisie? Puis il se tourna vers votre Fils et vers Sa Mère. O qu'il fut heureux, mais, là , promptement, tout de suite! Que de larmes, quelle joie, ô Mère! et pour vous plaire, Tout de suite aussi le voilà qui bien vite quitte Tout cet appareil d'orgueil et de pauvres malices, Ce qu'on nomme esprit et ce qu'on nomme La science, Et les rires et les sourires où tu te plisses, Lèvre des petits exégètes de l'incroyance! Et le voilà qui s'agenouille et, bien humble, égrène Entre ses doigts fiers les grains enflammés du Rosaire, Implorant de Vous, la Mère, et la Sainte, et la Reine, L'affranchissement d'être ce charnel, ô misère! O qu'il voudrait bien ne plus savoir plus rien du monde Q'adorer obscurément la mystique sagesse, Qu'aimer le coeur de Jésus dans l'extase profonde De penser à vous en même temps pendant la Messe. O faites cela, faites cette grâce à cette âme, O vous, Vierge Mère, ô vous, Marie Immaculée, Toute en argent parmi l'argent de l'épithalame, Qui posez vos pieds sur notre terre consolée. Bournemouth A Francis Poictevin Le long bois de sapins se tord jusqu'au rivage, L'étroit bois de sapins, de lauriers et de pins, Avec la ville autour déguisée en village Chalets éparpillés rouges dans le feuillage Et les blanches villas des stations de bains. Le bois sombre descend d'un plateau de bruyère, Va, vient, creuse un vallon, puis monte vert et noir Et redescend en fins bosquets où la lumière Filtre et dore l'obscur sommeil du cimetière Qui s'étage bercé d'un vague nonchaloir. A gauche la tour lourde elle attend une flèche Se dresse d'une église invisible d'ici, L'estacade très loin; haute, la tour, et sèche C'est bien l'anglicanisme impérieux et rêche A qui l'essor du coeur vers le ciel manque aussi. Il fait un de ces temps ainsi que je les aime, Ni brume ni soleil! le soleil deviné, Pressenti, du brouillard mourant dansant à même Le ciel très haut qui tourne et fuit, rose de crème; L'atmosphère est de perle et la mer d'or fané. De la tour protestante il part un chant de cloche, Puis deux et trois et quatre, et puis huit à la fois, Instinctive harmonie allant de proche en proche, Enthousiasme, joie, appel, douleur, reproche, Avec de l'or, du bronze et du feu dans la voix Bruit immense et bien doux que le long bois écoute! La Musique n'est pas plus belle. Cela vient Lentement sur la mer qui chante et frémit toute, Comme sous une armée au pas sonne une route Dans l'écho qu'un combat d'avant-garde retient. La sonnerie est morte. Une rouge traÃnée De grands sanglots palpite et s'éteint sur la mer. L'éclair froid d'un couchant de la nouvelle année Ensanglante là -bas la ville couronnée De nuit tombante, et vibre à l'ouest encore clair. Le soir se fonce. Il fait glacial. L'estacade Frissonne et le ressac a gémi dans son bois Chanteur, puis est tombé lourdement en cascade Sur un rythme brutal comme l'ennui maussade Qui martelait mes jours coupables d'autrefois Solitude du coeur dans le vide de l'âme, Le combat de la mer et des vents de l'hiver, L'Orgueil vaincu, navré, qui râle et qui déclame, Et cette nuit où rampe un guet-apens infâme, Catastrophe flairée, avant-goût de l'Enfer!... Voici trois tintements comme trois coups de flûtes, Trois encor, trois encor! l'Angélus oublié Se souvient, le voici qui dit Paix à ces luttes! Le Verbe s'est fait chair pour relever tes chutes, Une vierge a conçu, le monde est délié! Ainsi Dieu parle par la voix de sa chapelle Sise à mi-côte à droite et sur le bord du bois... O Rome, ô Mère! Cri, geste qui nous rappelle Sans cesse au bonheur seul et donne au coeur rebelle Et triste le conseil pratique de la Croix. - La nuit est de velours. L'estacade laissée Tait par degrés son bruit sous l'eau qui refluait, Une route assez droite heureusement tracée Guide jusque chez moi ma retraite pressée Dans ce noir absolu sous le long bois muet. Janvier 1877. There A Emile Le Brun "Angels", seul coin luisant dans ce Londres du soir, Où flambe un peu de gaz et jase quelque foule, C'est drôle que, semblable à tel très dur espoir, Ton souvenir m'obsède et puissamment enroule Autour de mon esprit un regret rouge et noir Devantures, chansons, omnibus et les danses Dans le demi-brouillard où flue un goût de rhum, Décence, toutefois, le souci des cadences, Et même dans l'ivresse un certain décorum, Jusqu'à l'heure où la brume et la nuit se font denses. "Angels"! jours déjà loin, soleils morts, flots taris; Mes vieux péchés longtemps ont rôdé par tes voies, Tout soudain rougissant, misère! et tout surpris De se plaire vraiment à tes honnêtes joies, Eux pour tout le contraire arrivés de Paris! Souvent l'incompressible Enfance ainsi se joue, Fût-ce dans ce rapport infinitésimal, Du monstre intérieur qui nous crispe la joue Au froid ricanement de la haine et du mal, Ou gonfle notre lèvre amère en lourde moue. L'Enfance baptismale émerge du pécheur, Inattendue, alerte, et nargue ce farouche D'un sourire non sans franchise ou sans fraÃcheur, Qui vient, quoi qu'il en ait, se poser sur sa bouche A lui, par un prodige exquisement vengeur. C'est la Grâce qui passe aimable et nous fait signe. O la simplicité primitive, elle encor! Cher recommencement bien humble! Fuite insigne De l'heure vers l'azur mûrisseur de fruits d'or! "Angels"! ô nom revu, calme et frais comme un cygne! Un crucifix A Germain Nouveau Eglise Saint-Géry, Arras. Au bout d'un bas-côté de l'église gothique, Contre le mur que vient baiser le jour mystique D'un long vitrail d'azur et d'or finement roux, Le Crucifix se dresse, ineffablement doux, Sur sa croix peinte en vert aux arêtes dorées, Et la gloire d'or sombre en langues échancrées Flue autour de la tête et des bras étendus, Tels quatre vols de flamme en un seul confondus. La statue est en bois, de grandeur naturelle, Légèrement teintée, et l'on croirait sur elle Voir s'arrêter la vie à l'instant qu'on la voit. Merveille d'art pieux, celui qui la fit doit N'avoir fait qu'elle et s'être éteint dans la victoire L'être un bon ouvrier trois fois sûr de sa gloire. "Voilà l'homme!" Robuste et délicat pourtant. C'est bien le corps qu'il faut pour avoir souffert tant, Et c'est bien la poitrine où bat le Coeur immense Par les lèvres le souffle expirant dit "Clémence", Tant l'artiste les a disjointes saintement, Et les bras grands ouverts prouvent le Dieu clément; La couronne d'épine est énorme et cruelle Sur le front inclinant sa pâleur fraternelle Vers l'ignorance humaine et l'erreur du pécheur, Tandis que, pour noyer le scrupule empêcheur D'aimer et d'espérer comme la Foi l'enseigne, Les pieds saignent, les mains saignent, le côté saigne; On sent qu'il s'offre au Père en toute charité, Ce vrai Christ catholique éperdu de bonté, Pour spécialement sauver vos âmes tristes, Pharisiens naïfs, sincères jansénistes! - Un ami qui passait, bon peintre et bon chrétien Et bon poète aussi - les trois s'accordent bien - Vit cette oeuvre sublime, en fit une copie Exquise, et, surprenant mon regard qui l'épie, Très gracieusement chez moi vint l'oublier. Et j'ai rimé ces vers pour le remercier. - Août 1880. Ballade A propos de deux ormeaux qu'il avait A Léon Vanier Mon jardin fut doux et léger Tant qu'il fut mon humble richesse Mi-potager et mi-verger, Avec quelque fleur qui se dresse Couleur d'amour et d'allégresse, Et des oiseaux sur des rameaux, Et du gazon pour la paresse. Mais rien ne valut mes ormeaux. De ma claire salle à manger Où du vin fit quelque prouesse, Je les voyais tous deux bouger Doucement au vent qui les presse L'un vers l'autre en une caresse, Et leurs feuilles flûtaient des mots. Le clos était plein de tendresse. Mais rien ne valut mes ormeaux. Hélas! quand il fallut changer De cieux et quitter ma liesse, Le verger et le potager Se partagèrent ma tristesse, Et la fleur couleur charmeresse, Et l'herbe, oreiller de mes maux, Et l'oiseau, surent ma détresse. Mais rien ne valut mes ormeaux. Envoi Prince, j'ai goûté la simplesse De vivre heureux dans vos hameaux GaÃté, santé que rien ne blesse. Mais rien ne valut mes ormeaux. Sur un reliquaire Qu'on lui avait dérobé Seul bijou de ma pauvreté, Ton mince argent, ta perle fausse En tout quatre francs, ont tenté Quelqu'un dont l'esprit ne se hausse, Parmi ces paysans cafards A vous dégoûter d'être au monde, - Tas d'Onans et de Putiphars! - Que juste au niveau de l'immonde, Et le Témoin, et le Gardien, Le Grain d'une poussière illustre, Un ami du mien et du tien Crispe sur Lui sa main de rustre! Est-ce simplement un voleur, Ou s'il se guinde au sacrilège? Bah! ces rustiques-là ! Mais leur Gros laid vice que rien n'allège, Ne connaÃt rien que de brutal Et ne s'est jamais douté d'une Ame immortelle. Du métal, C'est tout ce qu'il voit dans la lune; Tout ce qu'il voit dans le soleil, C'est foin épais et fumier dense, Et quand éclot le jour vermeil, Il suppute timbre et quittance, Hypothèque, gens mis dedans, Placements, la dot de la fille, Crédits ouverts à deux battants Et l'usure au bout qui mordille! Donc, vol, oui, sacrilège, non. Mais le fait monstrueux existe Et pour cet ouvrage sans nom, Mon âme est immensément triste. O pour lui ramener la paix. Daignez, vous, grand saint BenoÃt Labre, Ecouter les voeux que je fais, Peur que ma foi ne se délabre En voyant ce crime impuni Rester inutile. O la Grâce, Implorez-la sur l'homme, et ni L'homme ni moi n'oublierons. Grâce! Grâce pour le pauvre larron Inconscient du péché pire! Intercédez, ô bon patron, Et qu'enfin le bon Dieu l'inspire, Que de ce débris de ce corps Exalté par la pénitence Sorte une vertu de remords, Et que l'exquis conseil le tance Et lui montre toute l'horreur Du vol et de ce vol impie Avec la torpeur et l'erreur D'un passé qu'il faut qu'il expie. Qu'il s'émeuve à ce double objet Et tremblant au son du tonnerre Respecte ce qu'il outrageait En attendant qu'il le vénère. Et que cette conversion L'amène à la foi de ses pères D'avant la Révolution. Ma Foi, dis-le-moi, tu l'espères? Ma foi, celle du charbonnier! Ainsi la veux-je, et la souhaite Au possesseur, croyons dernier, De la sainte petite boÃte! A Madame X... En lui envoyant une pensée Au temps où vous m'aimiez bien sûr? Vous m'envoyâtes, fraÃche éclose, Une chère petite rose, Frais emblème, message pur. Elle disait en son langage Les "serments du premier amour" Votre coeur à moi pour toujours Et toutes les choses d'usage. Trois ans sont passés. Nous voilà ! Mais moi j'ai gardé la mémoire De votre rose, et c'est ma gloire De penser encore à cela. Hélas! si j'ai la souvenance, Je n'ai plus la fleur, ni le coeur! Elle est aux quatre vents, la fleur. Le coeur? Mais, voici que j'y pense, Fut-il mien jamais? entre nous? Moi, le mien bat toujours le même, Il est toujours simple. Un emblème A mon tour. Dites, voulez-vous Que, tout pesé, je vous envoie, Triste sélam, mais c'est ainsi, Cette pauvre négresse-ci? Elle n'est pas couleur de joie, Mais elle est couleur de mon coeur;
1 Le 20 mars -44. 2. Vaste espace situé dans une boucle du Tibre au NO de Rome. 3. Née en 83, la fille de César et de Cornélia épouse Pompée en 59 mais meurt en 54 en donnant naissance à un enfant qui ne lui survit que quelques jours. 4. Tribune, qui, à l’origine, se trouvait devant la Curie, local du Sénat. 31 janvier 2009 depuis Napoléon III, la plupart des historiens situent Alésia en Bourgogne, à Alise-Sainte-Reine. En foi de quoi les pouvoirs publics ont investi quelques dizaines de millions d'euros sur le site... Mais d'aucuns y voient un investissement à haut risque, considérant que des indices plaident en faveur d'une autre localisation, dans le Jura... André LaranéLa bataille d'Alésia, qui vit la défaite de Vercingétorix face à Jules César, en 52 av. est à la racine de l'histoire traditionnelle de la France. C'est dire si la localisation de la bataille, seulement connue à travers le récit de Jules César dans La Guerre des Gaules, a toujours excité la curiosité des érudits. Parmi ceux-ci, il en est un, très particulier l'empereur Napoléon III en personne. Passionné par l'histoire romaine et lui-même auteur d'une bonne biographie de César, il a confié à une commission le soin d'identifier le site, et cette commission, sur la foi de traditions orales, de similitudes onomastiques relatives aux noms, d'une ressemblance topographique avec les descriptions de La Guerre des Gaules et de nombreux vestiges archéologiques, a désigné Alise-Sainte-Reine et le mont Auxois, en Côte-d'Or Bourgogne. Satisfait, l'empereur a fait dresser sur le mont une grandiose statue du héros gaulois. Opportuniste, le sculpteur lui a donné les traits de Napoléon III. Les choses en sont restées là jusqu'au début du XXIe siècle, quand les édiles locaux et l'État ont lancé le projet d'un centre d'attractions sur le site. Les premiers appels d'offres ont été lancés en 2008, avec un budget de quelques dizaines de millions d'euros. Ils ont débouché sur l'ouverture du Muséoparc au pied du Mont-Auxois. Une oeuvre originale de l'architecte Bernard Tschumi, qui s'est fait connaître trente ans plus tôt avec le parc de la Villette Paris. Polémique sur un détail de l'Histoire Le projet de Muséoparc a ravivé les querelles d'experts et de passionnés sur la localisation de la bataille d'Alésia. Il est vrai que de nombreuses hypothèses se font concurrence depuis deux siècles sur ce sujet, la plupart basées sur des similitudes onomastiques. La plus sérieuse de ces hypothèses, et également la plus récente, est le fait d'André Berthier. En 1962, en Algérie, cet archéologue, qui a fouillé la cité antique de Tiddis, lit l'ouvrage de Jérôme Carcopino Alésia et les ruses de César, plaidoyer en faveur d'Alise-Sainte-Reine et contre le site franc-comtois d'Alaise. Troublé par de nombreuses incohérences, André Berthier lit à la loupe le récit de Jules César et se fait livrer les cartes d'état-major de l'Est de la France. L'archéologue iconoclaste fait valoir, en s'en tenant à une interprétation rigoureuse des écrits de César, que la bataille avait plutôt dû se dérouler dans le Jura, sur les communes de Syam et Chaux-de-Crotenay. Il entame des fouilles sur place et recueille quelques indices encourageants. Mais très vite il doit interrompre ses recherches sur une injonction de l'administration. Dans un essai engagé, L'Histoire interdite Tallandier, l'historien Franck Ferrand a rappelé cette thèse à l'automne 2008. Il a suggéré que l'on engage sur le site jurassien quelques fouilles complémentaires pour valider ou invalider enfin la thèse d'André Berthier et éteindre la polémique d'une façon ou d'une autre. Le débat a pris une tournure médiatique suite à une émission de Canal+, le 12 décembre 2008, qui a mis ouvertement en doute la thèse bourguignonne Alésia la bataille continue ». Les archéologues et historiens impliqués dans le projet de MuséoParc sont montés au créneau et ont réagi par un vigoureux communiqué. Le voici Alésia quand investigation rime avec désinformation... Le film Alésia la bataille continue », programmé par Canal + vendredi 12 décembre laisse pantois les scientifiques que nous sommes. Nous sommes très étonnés qu'un média aussi sérieux ait diffusé, dans le cadre d'un magazine d'investigation, un documentaire aussi partial et incomplet. Accumulant erreurs et approximations historiques et archéologiques sur la localisation du siège de 52 av. J-C., il tente de réveiller une thèse récusée depuis longtemps par la communauté scientifique. Le réalisateur s'était en fait bien gardé de jouer cartes sur table avec ses interlocuteurs d'Alise-Sainte-Reine dans le but évident de décontextualiser leurs propos et de les insérer dans une trame prédéfinie visant à les décrédibiliser. Voici quatre exemples de la pertinence » de la prétendue investigation à Alise-Sainte-Reine, aucune trace de la ville gauloise citée par César n'a à ce jour été sortie de terre », affirme le commentateur. Pas un mot sur la découverte, en 1992, d'un murus gallicus rempart gaulois et d'un quartier d'habitat antérieurs au siège de 52 av. J-C. De même, aucune mention des milliers de photographies aériennes de l'archéologue-aviateur René Goguey qui montrent les traces évidentes de l'ampleur et de la spécificité des lignes fortifiées et des camps romains tout autour du mont Auxois. Rien non plus sur les rarissimes monnaies à l'effigie de Vercingétorix trouvées à Alise, ni sur les deux balles de fronde frappées au nom du principal lieutenant de César... Continuer à diffuser un tel chef-d'oeuvre » de désinformation nous paraîtrait peu digne d'un grand groupe de télévision. Co-signataires du communiqué Alain DAUBIGNEY, professeur, pré et protohistoire, Université de Franche-Comté ; Jean-Paul DEMOULE, professeur d'archéologie, Université de Paris 1, ancien président de l'INRAP Institut National de Recherches Archéologiques Préventives ; Alain DEYBER, docteur en archéologie ; François ESCHBACH, archéologue, Archeodunum Suisse René GOGUEY, pilote archéologue, chercheur associé au CNRS, UMR 5594 ; Christian GOUDINEAU, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire des Antiquités nationales ; Claude GRAPIN, conservateur en chef du patrimoine chargé du Musée Alésia ; Vincent GUICHARD, directeur général du Centre archéologique européen de Bibracte; Jean-Paul JACOB, président de l'INRAP ; Gilbert KAENEL, directeur du Musée cantonal d'archéologie et d'histoire de Lausanne, président du conseil scientifique de Bibracte ; Matthieu POUX, professeur d'archéologie, Université Lumière, Lyon 2 ; Michel REDDE, directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes Contact Philippe MATHIEU, directeur général de la SEM Alésia06 27 81 23 ALESIA - 25 bis, rue du Rochon21150 ALISE-SAINTE-REINE - 80 96 96 23sem Interrogés par nous-mêmes, les responsables du centre d'interprétation réaffirment que la question de la localisation est tranchée depuis l'origine et précisent leurs principaux arguments - Dès 1839, sur le Mont-Auxois, a été mis à jour une inscription lapidaire du 1er siècle après en langue gauloise et en caractères latins, sur laquelle figure en clair l'expression in Alisiia », preuve que le village d'Alise-Sainte-Reine est bien l'héritier d'Alésia. - Les archéologues mandatés par Napoléon III ont retrouvé quantité d'armes sur le site. Les auraient-ils déposé eux-mêmes à l'avance pour complaire à l'empereur comme certains les en soupçonnent ? Cela paraît exclu car toutes ces armes sont en fer ; or, à l'époque, les archéologues étaient convaincus que les Gaulois en étaient restés au bronze ; s'ils avaient été mus par de mauvaises intentions, ils auraient donc placé sur le chantier de fouille des armes en bronze. - On a retrouvé également sur le site d'Alise des ossements de trois races de chevaux, ce qui corrobore la présence de trois types de cavalerie petits chevaux pour les Germains, moyens pour les Gaulois, grands pour les Romains. Concernant le site jurassien de Chaux-de-Crotenay, les mêmes font observer que ses pentes sont trop marquées pour autoriser des charges de cavalerie, telles que les raconte César ; d'autre part, autour de l'oppidum, le dégagement n'est pas suffisant pour permettre à César d'implanter ses circonvallations. Enfin, l'analyse par des experts indépendants, en 2012, des objets retrouvés sur le site jurassien montre que la plupart remontent au Moyen Âge ou aux derniers siècles de l'occupation romaine ; aucun objet romain de l'époque de la conquête n'a pu être identifié, ce qui devrait clore la polémique Le Figaro Histoire, N°3, août-septembre 2012, page 75. Relance de la polémique Bien que n'étant pas cité dans le communiqué précédent, Franck Ferrand s'est senti impliqué au même titre que les réalisateurs de l'émission. Il a répondu le 10 janvier 2009 par le communiqué suivant Réponse de Franck Ferrand, auteur de L'Histoire interdite Le documentaire Alésia, la bataille continue », réalisé par Benoît Bertrand-Cadi et diffusé par Canal + le 12 décembre dernier, a suscité, pendant la trêve des confiseurs, la réaction outrée d'une poignée de sommités archéologiques. Volant au secours de M. Michel Reddé, ces personnalités dénoncent dans un communiqué ce qu'elles regardent comme des omissions volontaires de la part des auteurs du film ; mais elles se gardent bien d'aborder le cœur du problème. Quoique épargné par cette protestation, je sais trop ce que le documentaire incriminé doit à la parution de mon dernier ouvrage pour rester muet plus longtemps. Qu'on me laisse donc reprendre, à la volée, les griefs formulés par les signataires. 1. Ils reprochent aux auteurs de glisser sur la présence, au mont Auxois, d'un rempart - qualifié par eux de murus gallicu » - ainsi que d'un habitat antérieur à la Conquête. Comme si l'existence, au demeurant sujette à controverse, de tels vestiges offrait la moindre lumière sur l'histoire du site dont ils proviennent. 2. Dans le même ordre d'idées, les signataires déplorent que les photographies aériennes du site d'Alise-Sainte-Reine par M. René Goguey aient été négligées dans le film. C'est conférer une portée indue à des clichés qui, s'ils mettent en évidence les indubitables vestiges militaires romains du mont Auxois, ne permettent nullement de les identifier, et moins encore d'y retrouver les ouvrages décrits dans les Commentaires. 3. Quant à l'oubli des rarissimes monnaies à l'effigie de Vercingétorix », il aurait plutôt dû soulager les signataires M. Michel Reddé lui-même ne reconnaît-il pas au fameux statère d'or une provenance bien éloignée d'Alise ? On aurait aimé, au-delà de ces griefs un peu vains, voir les donneurs de leçons apporter ne serait-ce qu'un début de réponse à toutes les grandes questions en suspens. Je me tiens du reste à la disposition des signataires qui souhaiteraient organiser un débat public sur cet important sujet ; mais je doute fort que l'un d'entre eux s'y risque jamais. Au fond, il est navrant que des personnalités éminentes mettent leur titre, leur autorité, leur poids moral au service, non de la vérité ou d'une recherche de vérité, mais d'une cause officielle éculée, absurde, chaque jour plus douteuse et friable. Tant il est vrai que rien, aujourd'hui, ne permet plus de situer sérieusement Alésia en Bourgogne. Personne ne se grandit à nier une évidence ; et lorsque, tôt ou tard, certains travaux en cours viendront confirmer de manière définitive les conclusions d'André Berthier sur la localisation d'Alésia dans le Jura, le jugement de la postérité sera sans indulgence pour celles et ceux qui, bien qu'avertis, auront usé de leur influence pour retarder la manifestation de la vérité. Franck FERRAND Le débat a rebondi avec le communiqué que nous a fait parvenir Danielle Porte, enseignant-chercheur à Paris IV-Sorbonne et présidente de l'association Alésia André Berthier à propos de l'émission de Canal+ Communiqué de Danielle Porte Les choix du réalisateur et du producteur de ce film les regardent. Néanmoins, mon association, bien que n'étant pas nommée dans le documentaire incriminé, a beaucoup œuvré pour sa réalisation, et j'y interviens moi-même, ce qui me donne le droit de répondre sur les points litigieux soulevés par les signataires. Je souhaiterais d'abord qu'ils veuillent bien dresser la liste des nombreuses erreurs historiques et archéologiques » qu'ils y ont relevées, afin que nous puissions en discuter. Je déplorerai ensuite l'ignorance que manifestent les signataires à propos des travaux menés sur Alise, puisque ceux qu'ils mentionnent ont tous été abandonnés par les chercheurs alisiens », tant dans le livre de Michel Reddé Alésia, l'Archéologie face à l'imaginaire, 2002 les fossés dont pas un n'a la bonne taille ou la bonne forme, le grand fossé d'arrêt introuvable, le camp Nord, placé au pied du Réa au lieu du sommet, les camps qui taillent de 36 ares à 7 hectares au lieu des 45 ha requis, les tours mal situées etc. que dans les articles qui font le point sur les dernières découvertes le murus gallicus, récemment désavoué Historia, 77,2002, à quoi on ajouterait l'aberration que constituent les 9 km de retranchements excédentaires. L'habitat gaulois n'existe pas, de l'aveu même, dans le film, du chargé des fouilles actuelles. Le statère d'or à l'effigie de Vercingétorix provient d'Auvergne, ce qu'a reconnu M. Reddé lui-même, et tout à l'avenant. Je ne peux discuter la question militaire, puisque toutes les séquences s'y rapportant ont été coupées au montage, mais le site d'Alise ne permet aucune reconstitution des combats décrits par les textes anciens, et constitue une absurdité stratégique. Davantage faudrait-il regretter que la théorie récusée depuis longtemps par la communauté scientifique » et qu'on se garde bien de nommer NDLR Chaux-des-Crotenay, dans le Jura n'ait jamais été examinée par ladite communauté, qui ne lui oppose qu'un dénigrement systématique, ou l'absence, tant dans les colloques qu'aux débats radiophoniques, de tout représentant de l'hypothèse alisienne. Je demanderai également qu'on veuille bien me préciser de quels membres et de quelles instances est composée cette communauté », qui n'a, que je sache, aucune existence officielle. Un consortium d'Alisiens » serait, je crois, un terme plus exact. À ma connaissance, aucun des signataires n'a jamais publié d'écrit quelconque sur l'hypothèse d'Alésia dans le Jura, ni réfuté les objections opposées à la thèse officielle. Il est plus confortable de nier en bloc ce qu'on ne connaît pas ou d'en sourire. Il serait plus constructif de répondre par des arguments recevables aux critiques formulées sur la localisation d'Alésia à Alise, ou d'examiner les démonstrations faites sur le site de Chaux. Les arguments économiques évoqués dans le film par les Alisiens, ni l'argument d'autorité que constitue le classement précipité d'Alise au rang de grand site national pendant les vacances de Noël, ne sauraient prévaloir sur la recherche de la vérité historique. Et celle-là ne peut se concevoir qu'à partir des textes, auxquels l'archéologie ne fait qu'apporter ou non une confirmation. Sur ce plan-là, l'hypothèse d'Alise s'effondre à peine née. Le reconnaître ne serait qu'une preuve de bon sens et d'honnêteté intellectuelle. Danielle Porte, présidente de l'association Alésia André Berthier Centre d'études et de Documentation sur l'Alésia Jurassienne Concluons avec la mise au point que nous a adressée par courriel Benoît Bertrand-Cadi, réalisateur du film Alésia, la bataille continue » Je tiens, en tant que journaliste et réalisateur du film "Alésia, la Bataille continue", à vous apporter quelques petites mais nécessaires précisions Je ne peux laisser dire aux signataires de la pétition qu'ils ont été trompés et que je n'aurais pas joué "cartes sur tables" avec eux. Il a toujours été question d'un film sur la Bataille d'Alésia et je ne vois pas très bien de quoi d'autre il aurait pu s'agir considérant la nature des entretiens que nous avons eu. De plus il est fait référence aux travaux et au film de Monsieur René Goguey. Dans ce film produit par le Conseil Général de Côte d'Or, on retrouve l'expertise de Monsieur Reddé sans aucun contradicteur cela va de soi. Tout ça n'est pas très sérieux et prête plutôt à rire. Dois-je rappeler que dans le film de Canal + un archéologue du site d'Alise concède que ses propres découvertes ne sont pas très convaincantes et qu'il est surtout là pour divertir les touristes... Je suis heureux de constater que la bataille continue encore aujourd' à vous. Publié ou mis à jour le 2020-07-13 141352 Laconquête de la Gaule assoie le prestige de Jules César. Dans son ouvrage La Guerre des Gaules, célèbre tant pour son éloquence que pour les faits narrés, il dresse un peu plus sa stature de général en chef à des fins de propagande.En outre, cette conquête met un terme à la menace gauloise sur le monde romain et accroît la puissance de l’Empire romain, la Gaule
Voir photos 1 sur 4 2 sur 4 3 sur 4 4 sur 4 © Henri Derus © Henri Derus © Henri Derus Crédit Olivier Lascar On a tous en tête les nobles traits de Jules César... tirés d'Astérix ! Mais le vrai visage de l'ambitieux politicien, fort d'une gloire acquise pendant la guerre des Gaules démarrée au printemps de l'an 58 avant elle durera huit ans qui fera de lui le maître de Rome, demeure un mystère. L'exposition "César à Gergovie", présentée actuellement au Musée archéologique de la bataille de Gergovie, en Auvergne, lève un peu le voile couvrant - encore - le légendaire romain. Bustes et monnaie représentant César Une seule figuration a été réalisée de façon certaine du vivant de César c'est un profil monétaire frappé en 44 avant quelques semaines à peine avant son assassinat par des sénateurs redoutant qu'il ne renverse la République. D'autres représentations sont arrivées jusqu'à nous, mais elles sont plus tardives et donc sujettes à caution, à l'instar des bustes de Tusculum Turin et d'Arles, dont des copies sont présentées au musée de Gergovie. Une reproduction de la bataille de Gergovie Celui-ci est récent - il a été inauguré en 2019 - et le découvrir est à lui seul une bonne raison de faire l'ascension qui mène au mythique plateau de Gergovie. Là-même où, en 52 avant le jeune chef gaulois Vercingétorix devait remporter une victoire devenue historique sur César - mais le Romain prendra peu de temps après sa revanche, décisive, à Alésia. Tout d'acier et de minéraux, le musée frappe par sa beauté brute et sauvage. Et la mise en scène de son propos séduit aussi. Ainsi le déroulé de la bataille de Gergovie est reproduite dans une salle centrale mêlant maquette géante, projection lumineuse, texte et sonorisation. Une belle réussite, par Toutatis ! Une exposition conçue en partenariat avec le Musée d'archéologie nationale de Saint-Germain en Laye, l'Inrap et la Maison des sciences de l'Homme de Clermont-Ferrand. A voir jusqu'au 8 mai 2023.
Le2 septembre 31 av. J.C. la bataille d’Actium joue la face du monde « Alea jacta est », « Le sort en est jeté » : le 11 janvier 49 av. J.C. Jules César franchissant le Rubicon interdit ne croit pas si bien dire Transgresser la loi romaine, c’est déclarer la guerre au Sénat. Le conquérant des Gaules que rien ne peut arrêter entraîne ainsi Rome dans la guerre civile
Cette invitation était donc un piège ! Dès votre arrivée au manoir, le jeu macabre se déclenche. Le temps est plus que jamais votre ennemi alors que les énigmes s’enchaînent. Parviendrez-vous à quitter ces sinistres lieux avant qu’il ne soit trop tard ? Description EXIT est un jeu qui reprend les sensations des "escape games". Muni d'indices, de matériel et d'un décodeur, vous aurez pour mission de sortir du jeu le plus rapidement possible. Plus qu'un jeu une expérience unique et immersive dans laquelle vous devrez faire preuve de coopération, d'observation et de logique. Détails du produit Nombre de joueurs mini 1 Nombre de joueurs maxi 6 Age 12 Durée en minutes 45 à 90 min Auteurs Inka Brand Markus Brand Illustrateurs Martin Hoffmann Référence EXITLEMANOIRSINISTRE Avis 0
Jevous ai signalé le cas intéressant des Boïens que César a installés au mont Beuvray et qui ont essaimé dans la région. 20000, cela fait un chiffre, et en effet, il est bien connu que les
Publié le 14/08/2022 à 0600, Mis à jour le 14/08/2022 à 0939 Avec quelque exemplaires vendus à ce jour, Guerre, tiré de ces feuillets inédits, a été un succès en librairie. Alamy/ABACA Les milliers de pages de l'écrivain antisémite, qui avaient mystérieusement disparu en 1944, étaient entre les mains d'un résistant. Un an après la réapparition, dans des circonstances mystérieuses, des manuscrits perdus de Louis-Ferdinand Céline, le journaliste Jean-Pierre Thibaudat, au centre de l'affaire, affirme mercredi 10 août sur Mediapart qu'ils ont été conservés par la famille du résistant Yvon 6000 feuillets inédits avaient été récupérés fin juillet 2021 par les ayants droit de l'écrivain collaborationniste et antisémite Louis-Ferdinand Céline 1894-1961 et de sa veuve, Lucette Destouches, décédée en 2019. L'existence de ces documents avait été rendue publique un mois plus tard par le journal Le Monde, mais leur origine reste mystérieuse. La justice avait ouvert, à la suite d'une plainte déposée par les ayants droit, une enquête pour recel de vol» à ce sujet, qui a été classée sans lire aussiLa découverte rocambolesque des manuscrits inédits de CélineUn an après cette découverte, qui a conduit à la publication début mai dernier de Guerre Gallimard, exemplaires vendus, Jean-Pierre Thibaudat affirme que ces feuillets, abandonnés par l'écrivain quand il avait fui la France pour l'Allemagne en juin 1944, ont été conservés par le résistant Yvon Morendat, qui a habité l'appartement réquisitionné de Céline» à la Libération. Cet homme fut un des trente premiers volontaires qui ont rejoint le général de Gaulle à Londres. Puis, durant 15 ans, les manuscrits ont été conservés par Jean-Pierre Thibaudat, critique dramatique et ancien journaliste de Libération. Il affirmait il y a un an se les être vu remettre par un de ses lecteurs, dont il n'avait pas révélé l' Thibaudat avait pris contact avec sa fille, Caroline Lanciano-Morandat, rencontrant une femme sur la réserve Elle avait peur que l'on traite son père de voleur. Ce qui était absurde!», raconte-t-il à Mediapart. Comment cet homme aurait-il pu piquer tout ça? À quoi bon? C'est même tout le contraire. Il a préservé ces écrits dans un geste de générosité, de civisme. Quand il a contacté Céline pour les lui rendre, celui-ci a refusé. Pour lui, il était insupportable qu'un homme comme Morandat ait conservé tout ça, il ne pouvait que l'avoir détruit. C'est ce qu'il a dit dans des tas de lettres, tant il tenait à rester dans cette posture victimaire qui lui était caractéristique», suite des inédits de Céline, Londres doit paraître le 13 octobre chez VOIR AUSSI - Céline, Annie Ernaux, Nick Hornby • Le Club Le Figaro Culture 2
Unenouvelle adaptation de Jules César, signée Uli Edel (Les Mystères d'Avalon), avec Jeremy Sisto dans le rôle titre, ex Jésus-Christ dans le film homonyme de la Lube - J.C. doivent être ses initiales fétiches ? Cette mini-série en deux épisodes, soit plus de trois heures de film est, chose plutôt rare, une vraie biographie qui ne se contente pas de raconter la Guerre des Gaules ou
Une photo prise le 6 février 2014 montre la statue de Vercingétorix à Clermont-Ferrand. Bonnes feuillesIsabelle Davion et Béatrice Heuser ont publié Batailles, une histoire de grands mythes nationaux » aux éditions Belin. Les plus grandes batailles de l'histoire européenne ont engendré des mythes devenus de véritables lieux de mémoire. Du champ de bataille encore fumant, ou des oeuvres d'art, jaillissent des emblèmes, des légendes. Ces interprétations de l'événement historique viennent nourrir un récit national, une propagande ou un imaginaire. Extrait 1/ DavionIsabelle Davion est maîtresse de conférences à Sorbonne Université, et intervient également à Saint-Cyr-Coëtquidan et à l'Ecole de guerre. Ses recherches portent sur l'histoire militaire, stratégique et diplomatique du XIXe au XXIe siècle. Sa thèse sur l'Entre-deux-guerres a été récompensée par l'Académie des Sciences Morales et Politiques. Elle vient de publier avec le dessinateur Gaétan Nocq un roman graphique Le Rapport W. Infiltré à Auschwitz Daniel Maghen, 2019. Voir la bio »Béatrice HeuserBéatrice Heuser est professeure à l'Université de Glasgow. Ses travaux, internationalement reconnus, s'inscrivent dans le champ des strategic studies et interrogent l'évolution de la guerre. Ils portent plus particulièrement sur la stratégie nucléaire, la théorie stratégique, la culture stratégique, les relations transatlantiques et les politiques étrangères et de défense de la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne et l'Ouest plus généralement. Parmi ses derniers livres Penser la stratégie de l'Antiquité à nos jours Picard, 2013 et Brexit in History Oxford University Press, 2018. Voir la bio »Alésia 52 av. douteuse victoire de César avec Isabelle Davion et Béatrice HeuserLe nom d’Alésia, plus que les actions militaires qui s’y sont déroulées, est connu de beaucoup. Mais peu seraient capables d’expliquer ce qui s’est joué en ce lieu à l’été 52 avant notre ère. Victoire? Défaite? De quelle ampleur et avec quelle conséquence? C’est que le message, laissé par son principal acteur puis par les historiens, s’est brouillé au fil des deux millénaires qui nous séparent de l’événement. D’emblée, il a été chargé d’une signification historique puissante là, César aurait connu une forme d’apothéose qui lui aurait donné légitimité pour régner sur Rome et conquérir le reste de l’univers; là, la Gaule, après une existence de cinq siècles, se serait comme évanouie. Ce discours enregistré dans l’une des chroniques les plus efficaces qui aient jamais été écrites, La Guerre des Gaules, n’a cependant pas résisté au temps. Alésia, haut fait d’arme de César, est devenue le symbole de la Gaule, comme si ses habitants en étaient sortis victorieux. Et, depuis deux siècles, des villes et villages de France s’en réclament, sans certitude, la SITE PRÉDESTINÉAvant de rappeler les faits, il importe de décrire les lieux ils tiennent une place majeure dans l’affrontement qui s’y est produit et dans ses répercussions. Alésia est l’oppidum des Mandubiens, petit peuple gaulois occupant l’Auxois actuel, au sud de Montbard. Il s’agit d’une place forte naturelle, plateau d’une centaine d’hectares à la confluence de trois rivières qu’il domine de près de 170 mètres. On ne peut s’empêcher de la comparer à une acropole, d’autant que s’y trouvaient des temples et sanctuaires gaulois, plus tard romanisés. Située sur l’un des chemins qui mènent du couloir rhodanien aux vallées de la Loire et de la Seine, Alésia fut une place commerciale et artisanale majeure au cours des siècles précédant notre ère. Fréquentée par les premiers voyageurs grecs, elle fut l’objet de l’une des innombrables légendes tissant la geste d’Héraclès c’est lui qui aurait fondé la ville ; depuis les Celtes jusqu’à ces temps-ci, honorent cette ville, qui est pour eux le foyer et la métropole de toute la [Gaule] Celtique », écrit l’historien grec Diodore de intérêt stratégique apportait au lieu un intérêt supplémentaire. Le plateau ne nécessitait que de légers aménagements – murailles autour de ses deux entrées – pour se muer en une forteresse pouvant recevoir une forte population. Les rivières et les marécages l’entourant de toutes parts formaient une protection supplémentaire. Une troisième particularité du site allait jouer un rôle majeur dans son utilisation militaire la présence tout autour du plateau d’une série de collines, suffisamment éloignées pour ne pas lui être une menace, assez proches toutefois pour lui constituer une nouvelle ligne de défense. Ce sont ces caractéristiques topographiques qui incitèrent Vercingétorix à installer sur le mont Auxois son quartier SIÈGE MÉMORABLEAu début de l’année 52 avant notre ère, César avait pacifié toute la Gaule mais se trouvait confronté à des révoltes de peuples gaulois qui, pourtant, au début de la guerre, l’avaient aidé, puis avaient coopéré à son administration du pays. Ces peuples étaient lassés de l’effort de guerre qu’il leur imposait entretien des légions, livraison de troupes auxiliaires, de cavaleries et lourds tributs. La noblesse de ces peuples – ces cités, comme les appelle l’auteur de La Guerre des Gaules – s’en était accommodée parce qu’elle faisait supporter ces charges à la plèbe. Mais chez quelques-uns, les tensions s’exacerbaient, surtout entre les seniores gaulois, souvent sénateurs, et les juniores, dont beaucoup avaient été otages de César et auxquels il avait promis de confier les affaires de leur cité. Si de certains il avait fait des rois, les autres, il les avait laissés affronter leurs aînés. C’était le cas de Vercingétorix, appartenant à la famille la plus noble chez les Arvernes, chassé de la ville de Gergovie par son oncle, alors premier magistrat de la cité. Il avait donc pris la tête des rébellions qui naissaient chez plusieurs peuples du centre de la Gaule. Formé, dans le camp même de César, à la méthode romaine de la guerre, il s’était vite montré le plus grand ennemi du proconsul. À ses compétences d’homme de guerre s’ajoutaient une grande intelligence politique et des dons supérieurs d’orateur. Après quelques échecs, il avait repoussé les légions qui voulaient prendre Gergovie. Cette victoire retentissante lui avait conféré une aura incroyable dans toute la Gaule beaucoup d’autres peuples s’étaient à leur tour soulevés contre César; leurs représentants réunis en un Conseil de toute la Gaule » avaient confié au jeune Arverne le commandement de la guerre. Seules quelques cités du centre-est de la Gaule demeuraient fidèles au proconsul, notamment les Lingons du plateau de Langres, qui continuaient de lui fournir toute la logistique nécessaire, et même de la cavalerie auxiliaire germaine. C’est chez eux que les légions romaines s’étaient mont Auxois oppidum d’Alésia tel qu’il apparut à César un immense plateau isolé dominant les vallées qui l’entourent à l’ouest, au nord et au sud. Ces vues, réalisées vers 1860 par la Commission de la topographie de la Gaule, tiennent lieu de décida donc de porter le fer dans leur direction en s’installant au plus près des limites de leur territoire, à Alésia. Il savait que tôt ou tard César chercherait à l’en déloger, car, de là, il pouvait entraver tous les mouvements de l’armée romaine, de ses courriers et d’une partie de ses approvisionnements. Avec une armée de 80 000 hommes, il s’installa sur le mont Auxois; l’armée confédérée qui se constituait dans toute la Gaule devait venir l’y rejoindre et prendre place sur les collines environnantes. Les légions, à vouloir s’approcher du quartier général de Vercingétorix, seraient prises comme dans une souricière. Rien, bien entendu, ne s’est passé comme prévu les Éduens peuple du Morvan qui s’étaient joints tardivement à la révolte générale, bien qu’ils aient été longtemps les premiers alliés de César, n’avaient pas coupé tous les ponts avec lui et ils le renseignaient sur les plans de Vercingétorix. Le proconsul, à son habitude, réagit avec une promptitude stupéfiante. Il commença le siège d’Alésia avant même que Vercingétorix ait pu en achever la fortification; pire, il investit toutes les collines environnantes, là où devaient prendre place les forces des cités révoltées. Une première ligne de siège entoura tout le mont Auxois à son pied; une seconde, parallèle et appuyée sur une série de camps installés sur les collines, s’opposait au secours venu de l’extérieur. Un siège titanesque commença, qui devait durer un mois. Quand arriva enfin l’armée gauloise, dite de secours, forte de ses 270 000 hommes, s’ajoutant aux 80 000 de Vercingétorix réfugiés dans Alésia, ce fut le plus considérable rassemblement de guerriers que connut le sol de la France avant l’épopée napoléonienne. Leur faisaient face, en effet, peut-être 200 000 légionnaires et auxiliaires – l’auteur de La Guerre des Gaules est plus disert sur les effectifs de ses ennemis que sur les que la cavalerie gauloise de l’armée confédérée arriva, pourtant épuisée par une marche forcée, elle monta à l’assaut des murailles romaines chevaux et cavaliers chutèrent dans les fosses creusées à l’avant et soigneusement masquées, s’empalant sur des éperons de fer. Puis la cavalerie auxiliaire germaine de César vint la prendre à revers pour la disperser. La nuit suivante, les fantassins gaulois, tout juste arrivés sur le théâtre d’opération, tentèrent eux aussi de monter à l’assaut des palissades romaines, mais, contre toute attente, tous les légionnaires étaient à leur poste, avec suffisamment de munitions pour résister jusqu’au matin à un assaut qui portait sur les deux lignes de siège à la fois, Vercingétorix ayant fait descendre aussi ses hommes avec des échelles et des cordes munies de crochets. À l’évidence, les Romains avaient été prévenus de cette nouvelle attaque surprise. Le lendemain, l’armée de secours gauloise engagea une nouvelle bataille, cette fois de grande ampleur, sur un front de plusieurs kilomètres. Les combats durèrent toute la journée. Les Romains se trouvèrent en grand péril. César dut lui-même descendre dans l’arène. La vue de son célèbre manteau pourpre, rapporte-t-il, aurait galvanisé ses troupes qui, à la fin du jour, auraient emporté la victoire. La vérité est tout autre. Le narrateur ne parvient pas en effet à dissimuler un fait étrange une grande partie de l’infanterie gauloise, bivouaquant à l’ouest sur la montagne de Mussy-la-Fosse, n’a pas participé au combat, elle a même quitté les lieux avant qu’il fût achevé. Il s’agissait probablement des Éduens et des Arvernes, que César remercia, quelques semaines plus tard, en leur rendant tous leurs récit de César ne permet guère de comprendre les derniers moments de la bataille qui s’acheva dans la confusion. L’armée gauloise des confédérés a cessé de participer à l’action sans aucune raison objective. Seuls les guerriers de Vercingétorix continuent de se faire massacrer; ils n’ont aucune conscience de ce qui se passe de l’autre côté des fortifications romaines. Plutarque, qui tente de faire le récit de la victoire la plus prestigieuse de César en Gaule, en est réduit à écrire cette formule, au demeurant fort belle Telle fut la fin de cette si grande armée elle s’évanouit comme un fantôme ou un songe et se dispersa après avoir perdu la plupart de ses hommes dans la bataille. Quant à ceux qui tenaient Alésia, après avoir donné beaucoup de mal à César et avoir eux-mêmes beaucoup souffert, ils finirent par se rendre.»LE RÉCIT BIAISÉSi César n’a pas lésiné sur les moyens qu’il s’est donnés pour anéantir la résistance gauloise, il s’est également appliqué à en livrer le récit, un modèle du genre, insurpassable peut-être. Ce ne sont pas moins de vingt-deux chapitres consacrés à cette seule bataille. Les travaux entrepris par le proconsul autour d’Alésia s’y montrent supérieurs à ceux déjà prodigieux de Scipion autour de Numance en Espagne. La dernière bataille y prend l’allure d’un combat de Titans au milieu d’une scène que la nature semble avoir conçue tout exprès pour l’accueillir. Aussi est-ce sur elle que l’auteur boucle son ouvrage le dernier livre, le huitième, ayant été écrit a posteriori par son secrétaire, Hirtius. Il proclame ainsi que son œuvre de conquête est terminée et que les soubresauts qui marquèrent encore l’année 51 n’étaient à ses yeux que péripéties. On referme l’ouvrage sur ces derniers mots Des supplications de vingt jours sont ordonnées à Rome.» Jamais aucun général romain avant lui n’avait été honoré par des cérémonies d’action de grâce aussi ce dont se persuadent ses lecteurs depuis deux mille ans. L’historien latin Velleius Paterculus, moins d’un demi-siècle après les faits, donne le ton Autour d’Alésia, de si grandes choses furent accomplies que les oser était à peine le fait d’un homme, les réaliser l’œuvre de presque personne, sauf d’un dieu.» Pendant tout le Moyen Âge, l’ouvrage de César joua le rôle de manuel d’art militaire. Des Gaulois, on ne se souciait pas les vaincus n’offraient guère d’attraits pour les princes et les clercs, seuls capables de lire cette histoire. Curieusement, la passion pour le général romain ne s’étendit cependant pas aux lieux qu’il avait fréquentés, même les plus célèbres comme APRÈS LA BATAILLEPourtant, sur place, la mémoire du nom de la ville gauloise ne se perdit pas. Il n’y eut pas d’interruption de l’occupation des lieux. L’oppidum ne fut pas détruit par le vainqueur qui, au contraire, dut mettre à contribution ses atouts il constituait un camp d’étape entre les bases logistiques des légions positionnées à Bibracte mont Beuvray puis à Mâcon, au sud et au nord du plateau de Langres; les ateliers de forgerons et de ferronniers pouvaient servir à la fabrication des armes, des harnachements et des pièces de véhicule. Sur le plan administratif, la petite cité des Mandubiens fut attribuée, comme pagus sorte de canton, à celle des Lingons et Alésia demeura son chef-lieu. L’agglomération gallo-romaine, comme souvent, répondait à plusieurs fonctions centre politique et administratif tout d’abord, comme en témoigne son imposant forum ; espace artisanal et commercial; lieu de résidence des édiles; enfin lieu de pèlerinage régional avec ses sanctuaires aux vertus guérisseuses. Elle ne résista pas cependant aux bouleversements qui ont marqué le IIIe siècle la crainte des invasions poussait artisans et commerçants à se réfugier dans de petites villes ceintes de puissants remparts. Seuls les anciens temples continuèrent d’être fréquentés et plus particulièrement une petite basilique chrétienne, dite de sainte Reine », dont la légende rapporte qu’elle y fut l’époque mérovingienne, les lettrés, clercs et princes qui, en petit nombre, pouvaient avoir accès aux manuscrits de La Guerre des Gaules ne faisaient pas le rapport entre l’Alésia gauloise et la bourgade mérovingienne. Depuis plusieurs siècles, on ignorait que César fût lui-même l’auteur de cette chronique avant le milieu du IXe siècle. Le moine Héri de l’abbaye de Saint-Germain d’Auxerre fit alors le rapport entre le mont Auxois et l’Alésia décrite par César, et l’évoqua longuement dans la Vita sancti Germani qu’il rédigea en versToi aussi, Alésia, au destin fixé par les armées de César,Ce serait à tort que je refuserais de te célébrer dans mes vers,[…]Protectrice des frontières des territoires éduens,César t’attaqua jadis en un combat affreuxEt maintint avec peine les phalanges latines en un combat inégal,Apprenant de quoi était capable la Gaule armée pour la défense de son cet antique castrum, il ne reste plus que des texte est intéressant à plus d’un titre. Héri reconnaît les lieux mais aussi les ruines de la ville encore visibles à la fin du IXe siècle. Même s’il se trompe en voyant des réalisations gauloises dans les murs écroulés et les restes imposants d’architecture – les méthodes de la chronologie archéologique étaient alors loin d’être établies –, il est l’un des premiers à penser avec raison que certains événements de l’Antiquité peuvent avoir laissé des traces près d’un millénaire plus tard. Et beaucoup plus surprenant avec près de mille ans d’avance sur les historiens qui lui succéderont, il salue la lutte des Gaulois pour la défense de leur indépendance ». Il faudra en effet le libelle de l’abbé Sieyès, Qu’est-ce que le tiers-état?, publié en janvier 1789, pour que les Gaulois se voient reconnaître une place légitime dans l’histoire de la nation. Héri d’Auxerre, le premier, donne raison à la juste cause des Gaulois et relativise la victoire de César c’est avec les plus grandes peines que le proconsul a résisté à l’assaut de ses ennemis, de l’Alésia gauloise par ce moine a cependant connu plus de succès que son appréciation sur la signification de la bataille elle-même. Pendant presque mille ans, la localisation n’a pas été remise en cause. Il est vrai que les ducs de Bourgogne avaient contribué à la célébrité du lieu cette bourgade, élevée au rang de ville dans les descriptions de leur État, prouvait que ce dernier était l’un des plus anciens, sinon le plus ancien, de France. Ainsi Alésia et Lutèce, parce que l’une et l’autre ont longtemps conservé leur nom antique, sont les seuls lieux de bataille de la guerre des Gaules qui ne furent jamais mis en question jusqu’à la fin du XIXe siècle. Jules Michelet, qui place de façon erronée Gergovie à Moulins et n’est pas sûr de la localisation d’Uxellodunum, rappelle pour ceux qui ne la connaîtraient pas qu’Alésia se situe en Auxois. Pourtant, dans ces écrits, il s’agit toujours d’honorer la victoire du plus grand capitaine de l’Antiquité au XIXe siècle, la place de la bataille d’Alésia dans l’hagiographie de César n’est plus aussi assurée. Napoléon, qui vouait à ce dernier une admiration certaine, dans le Précis des guerres de Jules César qu’il rédige à Sainte-Hélène, éprouve de sérieuses difficultés à expliquer la victoire de son modèle à Alésia Elle [l’armée de secours gauloise] ne campe pas, ne manœuvre pas comme une armée si supérieure à celle de l’ennemi, mais comme une armée égale. Après deux attaques, elle détache 60 000 hommes pour attaquer la hauteur du nord ce détachement échoue ; ce qui ne devait pas obliger l’armée à se retirer en désordre.» Cette incrédulité devant les faits exposés ne se meut malheureusement pas en une remise en cause de l’objectivité du récit. Il faudra pour cela attendre encore près de deux SAUVÉE DE L’OUBLI GRÂCE À VERCINGÉTORIXDe fait, c’est moins l’appréciation de la réalité de la victoire de César qu’une affection croissante pour Vercingétorix qui, imperceptiblement, modifia l’image d’Alésia dans la conscience historique des Français. Les propos de l’abbé Sieyès ont dû faire péniblement leur chemin au cours d’une période de passion pour l’Antiquité gréco-romaine, bien illustrée par les œuvres du peintre Jacques-Louis David. L’avènement du romantisme aurait naturellement dû changer la donne pour les Gaulois, vus comme les derniers peuples vivant encore en harmonie avec la nature. Mais la profonde méconnaissance qu’on avait d’eux à cette époque privait de matière écrivains et peintres. Il n’est donc guère étonnant que ce soit l’un des rares historiens romantiques, Amédée Thierry, le frère d’Augustin, qui se soit emparé de ces territoires d’étude encore vierges. Le premier, il fait de Vercingétorix un véritable héros Il y avait chez les Arvernes un jeune chef d’antique et puissante famille […]; sa grâce, son courage, le rendirent l’idole du peuple.» Sous sa plume, la geste du jeune chef gaulois, souvent malheureuse, devenue glorieuse à Gergovie, prend fin à Alésia, théâtre d’un véritable drame romantique où ne manquent ni les rebondissements ni les coups du sort. Aux derniers moments de la vie du héros, Amédée Thierry donne une dimension quasi christique Vercingétorix pensa que sa mort suffirait peut-être aux vengeances publique et privée, et que ses malheureux compagnons pourraient obtenir merci.» Le moment de la reddition, inspiré du récit qu’en fait Plutarque, présente ainsi tous les caractères d’un rituel religieux. Aussi n’est-il guère étonnant que, dans les années qui suivirent, les peintres y trouvèrent enfin l’inspiration; les plus célèbres toiles sont celles de Lionel-Noël Royer et d’Henri-Paul était devenu un héros de l’histoire de France, en même temps que les Gaulois avaient pris place parmi les ancêtres des Français. Le nationalisme et les sentiments antigermaniques, on le sait, y étaient pour beaucoup en se réclamant de Vercingétorix et des Gaulois, la France pouvait se prétendre une nation plus ancienne que l’Allemagne, qui se voyait descendante d’Arminius et des Germains. Pour cette bonne cause, on oubliait la rivalité entre Vercingétorix et Clovis pour le titre de fondateur de la France. Dès lors, Alésia prit une autre signification. La défaite des Gaulois était oubliée. Ne demeurait que l’exploit du jeune Arverne avoir réussi à rassembler autour de sa personne les deux tiers des cités gauloises et avoir constitué, en quelques semaines seulement, la plus grande armée qu’on ait vue en Gaule. Alésia était moins le signe de l’essoufflement de peuples définitivement conquis que l’illustration emblématique d’une résistance toujours III, qui voulait écrire une histoire de Jules César et ajouter ses propres commentaires à ceux de La Guerre des Gaules, bien que son intention fût d’y honorer son illustre modèle antique, ne résista pas à ce mouvement. En partant à la découverte de la matérialité des faits de guerre du général romain, c’est le roi des Gaulois» qu’il découvrit. À Alésia particulièrement. Les fouilles qu’il fit réaliser autour du mont Auxois, parce qu’elles révélaient le gigantisme des installations de siège, mettaient, du même coup, en évidence la puissance des armées gauloises et de celui qui les avait commandées. Admirons l’ardent et sincère amour de ce chef gaulois pour l’indépendance de son pays, mais n’oublions pas que c’est au triomphe des armées romaines qu’est due notre civilisation», écrit-il. Aussi se crut-il obligé de rendre hommage au vaincu par la monumentale statue qu’il fit édifier à l’extrémité occidentale du mont Auxois en 1865. On reconnut immédiatement dans l’œuvre du sculpteur, Aimé Millet, les traits de l’empereur. Étrange destin de ce monarque, admirateur de César et qui prête sa physionomie à l’ennemi vaincu par ce dernier, tandis que se profile le désastre de du livre d’Isabelle Davion et Béatrice Heuser, Batailles, Une histoire de grands mythes nationaux », publié aux éditions vers la boutique cliquez ICI et ICIMots-ClésCésar, guerre, histoire, conflit, défaite, bataille, victoire, siège, Napoléon III, Histoire de France, Gaulois, Vercingétorix, guerre des Gaules, Gaule, Gergovie, Alésia, Empire romain, historiens, centurions , Mont AuxoisThématiques
Retrouvezles 18 critiques et avis pour le film Jules César, réalisé par Uli Edel avec Jeremy Sisto, Richard Harris, Christopher Walken. La solution à ce puzzle est constituéè de 3 lettres et commence par la lettre R Les solutions ✅ pour ALEXANDRE OU CÉSAR DANS LA BATAILLE de mots fléchés et mots croisés. Découvrez les bonnes réponses, synonymes et autres types d'aide pour résoudre chaque puzzle Voici Les Solutions de Mots Croisés pour "ALEXANDRE OU CÉSAR DANS LA BATAILLE" 0 0 Partagez cette question et demandez de l'aide à vos amis! Recommander une réponse ? Connaissez-vous la réponse? profiter de l'occasion pour donner votre contribution! Similaires
Labataille d’Alésia. Après l’assemblée de Bibracte Vercingétorix engage un combat de cavalerie contre les légions romaines en fuite vers la Province. Les Gaulois sont défaits et Vercingétorix se replie dans la ville d’Alésia. « Après cette déroute de toute sa cavalerie, Vercingétorix qui avait disposé ses troupes en avant de son camp, les mit en retraite incontinent, et
La solution à ce puzzle est constituéè de 9 lettres et commence par la lettre A Les solutions ✅ pour AUSSI FORT QUE CESAR DANS LA BATAILLE de mots fléchés et mots croisés. Découvrez les bonnes réponses, synonymes et autres types d'aide pour résoudre chaque puzzle Voici Les Solutions de Mots Croisés pour "AUSSI FORT QUE CESAR DANS LA BATAILLE" 0 0 Partagez cette question et demandez de l'aide à vos amis! Recommander une réponse ? Connaissez-vous la réponse? profiter de l'occasion pour donner votre contribution! Similaires
1 Inimitié de césar et de Sylla.- II. César pris par des corsaires les traite avec beaucoup de fierté et les fait pendre ensuite. - III. Son grand talent pour l'éloquence. - IV. Sa faveur auprès du peuple. - V. Il fait l'oraison funèbre de sa femme, et épouse ensuite Pompéia. - VI. Il place dans le Capitole les tableaux de Marius et de ses victoires. - VII. Il est nommé
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